En plus du bonheur de découvrir des films magnifiques, il y a dans la rétrospective quasi intégrale consacrée à Edward Yang un sentiment de justice enfin rendue. L’arrivée de ses films sur les écrans du Fema, avant la sortie en salle de trois longs métrages dont deux restés absurdement inédits, participe en effet du rétablissement d’une place méritée, et si longtemps déniée, pour l’œuvre d’un des grands cinéastes de la fin du XXe siècle. Cette œuvre s’inscrit dans plusieurs ensembles passionnants, tout en concernant une personnalité à bien des égards uniques.
Lorsqu’Edward Yang revient à Taipei en 1980, Taïwan est encore une dictature sous le contrôle d’un parti unique, même si la poigne de fer qui a régné sur le pays depuis 1949 et la retraite des nationalistes sur l’île après avoir été vaincus par les communistes a commencé de perdre de sa dureté. L’homme de 33 ans qui arrive alors est un ingénieur informaticien formé aux États-Unis, où il a été un pionnier de l’adaptation des ordinateurs à la langue chinoise, mais aussi un passionné des cinémas modernes européens, et de musiques alternatives de la côte Ouest américaine. Il rentre dans son pays avec un but : faire du cinéma. Sa maison devient bientôt le centre d’un groupe de jeunes réalisateurs, scénaristes, producteurs, critiques décidés à faire vivre de nouvelles manières de filmer, en lien direct avec l’essor du mouvement démocratique qui finira par aboutir à la levée de la loi martiale, en 1987. Ce mouvement, qu’on appelle la Nouvelle Vague taïwanaise ou le New Taiwanese Cinema, se manifeste d’abord par deux films collectifs en 1982 et 1983, In Our Time et Sandwich Man. Dans chacun d’eux, un épisode émerge clairement, signé chacun par l’un des deux cinéastes de première grandeur qui incarneront le New Taiwanese Cinema : Hou Hsiao-hsien pour Sandwich Man, et Edward Yang pour In Our Time. Mentor de sa génération, bien que guère plus âgé, Edward Yang est aussi celui qui polémique le plus volontiers avec les tenants de l’industrie à l’ancienne et des valeurs établies d’un cinéma conformiste, largement dominé par l’idéologie héritée de la terreur blanche des années 1950 et 60.
Le jeune réalisateur a suffisamment attiré l’attention pour que son premier long métrage, That Day on the Beach, en 1983, soit un succès au moins de curiosité. Il s’agit pourtant d’une œuvre exigeante, composée de récits en abyme, et qui évoque à certains égards le cinéma de Michelangelo Antonioni, et notamment L’Avventura, en étant construit autour d’un personnage absent. Formellement très ambitieux, bénéficiant des recherches visuelles d’un chef opérateur débutant, Christopher Doyle, qui deviendra une gloire mondiale pour les images qu’il fera ensuite pour Wong Kar-wai, il affiche aussi d’emblée la place essentielle que le jeune réalisateur consacrera aux personnages féminins, et aux actrices. Mais le vent relativement bienveillant qui a soufflé en faveur de cette Nouvelle Vague est en train de tourner, et le film suivant marque à la fois un sommet pour le New Taiwanese Cinema et, pour Edward Yang, le début d’un long processus hostile à son encontre. C’est un sommet puisque Taipei Story réunit, pour la première et unique fois sur la même affiche, les deux figures de proue du jeune cinéma taïwanais : Edward Yang en est le réalisateur et un des scénaristes, Hou Hsiao-hsien l’interprète principal en même temps que le producteur et le coscénariste, accompagné de sa complice à l’écriture, Chu Tien-wen. Et c’est le début d’une période de difficultés, avec l’échec commercial du film. Pourtant celui-ci a, côté narration comme côté composition visuelle, d’immenses qualités. Il marque aussi le début d’une thématique qui deviendra centrale dans presque toute l’œuvre à venir : hormis A Brighter Summer Day (1991), le seul film de Yang qui ne se passe pas au présent, toutes ses réalisations développeront le thème des évolutions de la ville, comme traduction des évolutions d’une société en cours de transformation ultrarapide.
Si Edward Yang est bien un cinéaste chinois, figure majeure de l’ensemble des bouleversements qui surgissent dans les cinémas de cette partie du monde, et s’il est évidemment un cinéaste taïwanais, il est surtout le cinéaste de Taipei. Après le film où le nom de la ville figure dans le titre, Le Terroriste, Confusion chez Confucius, Mahjong et Yi yi sont autant de réalisations qui font des mutations urbaines les marqueurs des bouleversements d’une société qui passe en quelques années d’une dictature réactionnaire, tournée vers le passé, à un modèle futuriste, économiquement et technologiquement tendu vers un avenir porteur d’autres rapports humains, dans les couples, dans les familles, au travail, entre générations, etc. Concentrées à cette époque dans ce qu’on nomma alors « les trois dragons » (Corée du Sud, Taïwan, Singapour), ces évolutions sur tous les plans préfigurent, parfois de manière caricaturale, burlesque ou effrayante, ce qui se dessine dans l’ensemble des pays développés avec l’entrée dans le XXIe siècle. Un seul cinéaste l’a vu et montré avec lucidité, sens des enjeux sociaux et politiques aussi bien qu’individuels et émotionnels, et a su traduire ce bouleversement en film au moment même où ils se produisaient : Edward Yang. Dramatiques, burlesques, chaque fois singuliers par leurs choix formels jusqu’à la fresque Yi yi qui synthétise et magnifie l’ensemble du cheminement de son auteur, les films composent ainsi une œuvre à la fois cohérente et aux multiples facettes.
Parmi ces réalisations, l’un occupe une place à part, A Brighter Summer Day, qui présente comme le soubassement de ce qui adviendra ensuite et dont les autres films sont des mises en forme narratives et visuelles. Situé au début des années 1960, au moment où le réalisateur était lycéen, il est à la fois drame sentimental de l’adolescence, prise en charge des multiples couches historiques qui font le passé de Taïwan, mise en récit de l’importance de la culture populaire américaine chez la jeunesse d’alors, hommage à la génération des parents, rappel de la dictature et formidable déclaration d’amour au cinéma. Immense projet autoproduit dans des conditions très difficiles, le film aura une existence chaotique avant d’être largement consacré comme un chef-d’œuvre, notamment par Martin Scorsese et sa World Film Fondation. Mais à ce moment-là, Edward Yang sera déjà mort, emporté en 2007 par un cancer sans avoir pu vraiment profiter du début de large reconnaissance que lui avait valu ce qui reste comme son dernier film, l’immense Yi yi. Le prix de la Mise en scène à Cannes en 2000 et un réel succès aux États-Unis et en Europe n’auront pas permis qu’il mène à bien les projets suivants, notamment liés à l’animation et à l’exploration des nouvelles technologies. De la grande exposition que lui a, enfin, consacré son pays en l’accueillant au Musée national en juillet 2023, à la restauration bientôt complète de son œuvre, et des sorties ou ressorties en salle, puis le coffret Blu-ray, orchestrés par le distributeur Carlotta après la présentation de Yi yi en ouverture de Cannes Classics 2025, et avec la reprise de la rétrospective du Fema à La Rochelle par la Cinémathèque française, c’est bien le rétablissement d’une juste place longtemps restée marginalisée qui est en train de s’accomplir.