Roberto Gavaldón et le mélodrame noir mexicain

Carlos Bonfil (écrivain)

Roberto Gavaldón est l’un des réalisateurs les plus polémiques et difficiles à classifier dans l’âge d’or du cinéma mexicain, une période très prolifique située entre 1935 et 1955, pendant laquelle sont tournées des œuvres aussi emblématiques que Vámonos con Pancho Villa (Fernando de Fuentes, 1935), Ahí está el detalle (Juan Bustillo Oro, 1940), Enamorada (Emilio Fernandez, 1946) et Los Olvidados (Luis Buñuel, 1950). Il convient de souligner l’originalité de la formation artistique du cinéaste qui, à l’âge de 17 ans, en 1926, fut envoyé à Los Angeles pour y étudier l’architecture, un intérêt qu’il oublia assez vite pour s’intéresser à un métier cinématographique qu’il cherche à maîtriser au sein de l’époque du cinéma muet à Hollywood. Il travaille d’abord comme figurant, puis comme technicien, et finalement en tant qu’assistant de grands réalisateurs de l’envergure d’un Raoul Walsh. De cette époque d’apprentissage artisanal, de convivialité quotidienne avec comédiens, scénaristes, cameramen, ingénieurs du son et scénographes, procède ce que sera, dans son travail au Mexique des années plus tard, un modèle de travail communautaire et un goût prononcé pour l’excellence technique. Au début des années trente, à son retour au Mexique, le jeune Gavaldón – né à Ciudad Jimenez, Chihuahua, en 1909, une année avant le début de la révolution – découvre un climat social fortement marqué par le nationalisme culturel. Une bonne partie du cinéma alors produit au Mexique évoque, dans un élan didactique, les luttes révolutionnaires récentes. À cette thématique sociale, le cinéaste formé à Hollywood consacre des œuvres aussi remarquables que Rosauro Castro (1950) ou El Rebozo de Soledad (1952), de solides récits qui se déroulent en milieu rural. Cependant, le genre qui, avec le temps, sera considéré comme la marque distinctive de son originalité artistique, est le mélodrame urbain, une approche qui, dans le cas de Gavaldón, possède de fortes influences du film noir américain. Quand le réalisateur adapte ce genre au contexte national, en en récupérant les atmosphères policières et le pessimisme moral, il opère un retournement radical du mélodrame, véhicule principal au Mexique d’une idéologie proche des valeurs de la religion et de la famille. Dans les films Double Destinée (La Otra, 1946), La Déesse agenouillée (La Diosa arrodillada, 1947), Mains criminelles (En la palma de tu mano, 1950) et La nuit avance (La noche avanza, 1951), des thrillers très efficaces marqués par l’ironie et par une critique acerbe de la morale double des classes privilégiées, on découvre les meilleurs exemples d’un sous-genre novateur que le metteur en scène maîtrise de manière impeccable : le mélodrame noir.

Pour Double Destinée, une des grandes réussites de ce mélodrame noir, Gavaldón fait appel pour le rôle principal à Dolores Del Río, une actrice formée, comme lui, dans le Hollywood de l’époque du muet. La mise en scène montre dans son argument des ressemblances étonnantes avec deux films américains tournés eux aussi la même année : Double Énigme (The Dark Mirror, Robert Siodmak, 1946) interprété par Olivia de Havilland, et La Voleuse (A Stolen Life, Curtis Bernhardt, 1946) avec Bette Davis dans le rôle principal. Il s’agit ici d’un drame de suspense, avec un crime passionnel, auquel participent des sœurs jumelles jouées par la même comédienne. La trame narrative, tirée d’un récit court de l’écrivain américain Rian James, est adaptée pour le grand écran par le romancier et militant politique de gauche José Revueltas. Dans un double rôle, Dolores Del Río incarne Magdalena Montes de Oca, une femme riche et arrogante qui constamment humilie sa sœur socialement démunie, María Mendez. Rongée par l’ambition, la rancune et l’envie, María l’assassine puis décide de prendre son identité afin de triompher dans la société. Une spirale de revers et d’ironies cruelles complique la réussite de ses projets. Dans ce film, photographié de manière magistrale par Alex Phillips, qui saisit avec bonheur la perversité glamour dans le visage de la double protagoniste, Gavaldón se situe à contre-courant des trames routinières et des dénouements optimistes du mélodrame traditionnel.

Dans La Déesse agenouillée (La Diosa arrodillada, 1947), le metteur en scène revient à sa prédilection pour le récit noir. Cette fois, il s’agit d’un conte du Hongrois Ladislas Fodor, adapté par José Revueltas, dans lequel la belle Raquel (María Félix), chanteuse et modèle, reprend contact avec un ancien amant, le riche chimiste Antonio Ituarte (Arturo De Córdova) désormais marié, pour le séduire à nouveau et faire fléchir sa volonté, mettant alors en péril la stabilité de son couple. Ce qui est intéressant dans cette trame est la minutieuse construction de l’archétype de la femme fatale, déjà présent dans le cinéma allemand des années vingt (L’Ange bleu, Joseph von Sternberg, 1929) comme dans le cinéma américain (Assurance sur la mort, Billy Wilder, 1944). Dans sa version mexicaine, cet archétype met en scène une femme très dominatrice, démunie de scrupules, tiraillée entre la passion amoureuse qu’elle éprouve pour Antonio et son goût immodéré pour le luxe et l’argent. Le thème de la fatalité domine dans tout le film. Dans un tour narratif surprenant traitant du sujet de la femme dévoreuse d’hommes, Gavaldón met sur un même plan de dégradation morale le mari égaré dans un désir coupable et son bourreau, une femme à la fois belle et implacable. Les deux personnages deviennent aussi corrompus l’un que l’autre et organisent un crime dont le dénouement est incertain. Une fois de plus, l’ironie et l’humour noir démontent les mécanismes traditionnels du mélodrame mexicain. María Félix renforce dans ce film le type de personnage qui lui sera désormais indissociable : la femme tyrannique et capricieuse qui défait et discipline à son goût la vanité masculine qui l’entoure. À cet égard, il suffit de considérer la nature même de plusieurs titres emblématiques de son personnage : La Mujer sin alma, La Devoradora, Doña Diabla, Doña Bárbara. Roberto Gavaldón a bien compris la persistance et la prospérité de ce grand mythe féminin.

D’un film à l’autre, la collaboration de Gavaldón avec son scénariste José Revueltas imagine et tisse des trames de suspense chaque fois plus complexes, voire carrément rocambolesques. Dans l’écriture de Mains criminelles, participe aussi Luis Spota, un chroniqueur urbain remarquable qui pointe les convoitises et les vices de la bourgeoisie mexicaine des années quarante. L’argument montre un triangle amoureux où l’on retrouve une femme ambitieuse et froide, Ada Cisneros (Leticia Palma), qui avec l’aide d’un jeune amant (Ramón Gay) assassine son mari encombrant afin de toucher un héritage, dans le style d’un film noir très populaire de l’époque, Le facteur sonne toujours deux fois (Tay Garnett, 1946). Avec l’intention de doter la trame narrative d’un surcroît de perversité, les scénaristes imaginent le personnage d’un homme mûr et élégant, le professeur Karín (Arturo De Córdova), adepte de pratiques ésotériques et arnaqueur professionnel de vieilles dames naïves, pour le faire tomber dans le piège du chantage d’Ada, qui le séduit et l’utilise comme instrument de ses propres desseins criminels. Après quelques retournements narratifs, à la fois ironiques et complexes, Ada et Karín semblent voués à partager un même sort tragique, tous les deux croyant, de manière naïve, être chacun le bourreau de l’autre. Mains criminelles est un bon exemple de la maîtrise narrative du cinéaste. Au lieu de la simple et vieille formule qui montre une femme fatale écrasant moralement un homme harcelé et vulnérable, on assiste ici à deux mentalités aussi perverses l’une que l’autre, qui font semblant de partager le même désir charnel dans le seul but de réaliser, en toute impunité, le crime parfait. Roberto Gavaldón est le réalisateur mexicain qui a le mieux construit un personnage féminin à partir d’un registre varié d’émotions, et le capital inépuisable de glamour scénique dont font preuve des actrices aussi magistrales que Dolores Del Río et María Félix.

Dans La nuit avance, son meilleur film noir, le rôle principal revient à une figure masculine remarquable, un Pedro Armendáriz éloigné du décor rural qui lui était habituel (Maria Candelaria, Emilio Fernández, 1943), et qui maintenant s’installe dans une ville de Mexico abandonnée à la corruption et à la violence. Dans ce film, il incarne avec brio le personnage de Marcos Arizmendi, un homme sportif devenu un arnaqueur vantard et détestable, qui séduit les femmes, les maltraite et les abandonne sans le moindre scrupule. Son personnage est le miroir grossissant de la corruption morale qui gangrène une ville de Mexico, pareille à d’autres capitales du monde, décors des meilleurs films noirs.
Roberto Gavaldón, cinéaste d’une modernité surprenante pour son époque, est aujourd’hui l’objet d’une revalorisation critique incontournable.

(Traduction libre par l’auteur, à partir du texte original en espagnol)