Spectateur insatiable depuis l’enfance, René Clément décide très tôt de faire du cinéma, et réalise dès 1931 le dessin animé César chez les Gaulois. S’ensuivront une kyrielle de courts et de moyens métrages où il travaille comme opérateur et réalisateur, dont L’Arabie interdite (1938) tourné au Yémen en caméra cachée et en couleur, et Ceux du rail (1942-1943) qui lui vaut de se voir confier son premier long métrage, Bataille du rail (1946), récompensé par le Prix de la Mise en scène et le Prix international du Jury au Festival de Cannes.
Entre ce brillant début et Au-delà des grilles (1949, Oscar du Meilleur Film étranger en 1951), René Clément atteint, aux yeux de la critique internationale et des professionnels du cinéma, un statut enviable : celui d’un cinéaste novateur doublé d’un virtuose. L’aspect innovant de son travail est non seulement évident pour les spectateurs et les commentateurs, mais aussi parfaitement conscient, revendiqué par Clément lui-même. C’est ce qui ressort de ses déclarations : « Finie la fiction de carton-pâte. Il faut revenir au réalisme du documentaire, aux décors naturels » ou « Nous sommes en plein chambardement, en plein changement de style. Des films comme Brève Rencontre ou Rome, ville ouverte montrent un tournant aussi certain dans l’évolution du cinéma que celui […] du cubisme vis-à-vis du modern style quand on a eu assez des artichauts et de la guimauve 1900 »[1]. Pendant cette période, Clément se sent proche du néoréalisme, et il est souvent présenté dans la presse italienne comme « le Rossellini français ».
En quoi consiste sa modernité ? D’une part, elle tient au choix des sujets : Bataille du rail, Les Maudits et Au-delà des grilles sont tirés de l’actualité socio-politique récente, et contrastent radicalement avec la dominante du cinéma français des années de l’Occupation, tout en se distinguant de la tradition du « réalisme poétique » des années 1930. Ils témoignent du souci d’innover en combinant des procédés spectaculaires et un aspect quasi documentaire, particulièrement frappant dans le premier film cité qui a longtemps été présenté comme un « docudrame ». Par ailleurs, Bataille du rail et Au-delà des grilles contiennent aussi des références à l’histoire du cinéma, soigneusement choisies pour faire comprendre que Clément se démarque par rapport aux maîtres qu’il admire ; ces références confèrent à sa mise en scène un aspect postmoderne avant la lettre. Ainsi, dans Au-delà des grilles, Clément se sert de l’imago de ses vedettes – Jean Gabin et Isa Miranda – pour mettre en valeur ce qui distingue son film à la fois du cinéma français des années 1930 et du néoréalisme italien, d’une manière qui introduit dans cette œuvre une critique implicite de ses sources d’inspiration et de ses repères stylistiques. Cette façon de jouer avec les références en les soulignant pour s’en écarter est sans doute l’apport le plus original du cinéaste à la tendance néoréaliste.
Jeux interdits (1952, Oscar du Meilleur Film étranger) témoigne également du souci d’innover de son réalisateur : c’est le premier film français qui donne une image réaliste de la défaite de 1940 ; ses dialogues sont véristes à un degré exceptionnel pour l’époque (d’une crudité susceptible de choquer) ; son imagerie se rapproche par moments du surréalisme. L’originalité d’ensemble du film est telle qu’il a engendré une longue lignée d’œuvres où, sous son influence, le thème de l’enfance est traité avec un mélange de noirceur et d’onirisme – citons à titre d’exemples L’Enfance d’Ivan d’Andreï Tarkovski, L’Esprit de la ruche de Victor Erice, Cria cuervos de Carlos Saura, Le Labyrinthe de Pan de Guillermo Del Toro, Les Égarés d’André Téchiné, Ils mourront tous sauf moi [Vse umrut a ja ostanus] de Valeria Gaïa Guermanika…
Monsieur Ripois (1954) marque une nouvelle étape : ici, il ne s’agit plus d’exploiter un contexte historique, mais de créer un antihéros, à la fois risible et épatant, antipathique et charmant, objectivement minable mais fascinant, pour observer son comportement comme « sur le vif », en combinant des séquences tournées avec une caméra cachée dans les rues de Londres avec des épisodes dont la mise en scène est des plus sophistiquées. Ce grand écart stylistique fait partie des procédés qui caractérisent le mieux l’écriture filmique de Clément : il révèle en même temps l’étendue des moyens d’expression du cinéaste, son art de l’éclectisme où des choix théoriquement incompatibles se combinent en produisant un effet d’unisson, et son don d’anticipation des nouvelles tendances du cinéma. De fait, Monsieur Ripois est un film précurseur, un démenti flagrant de l’idée que le maître ferait partie du « cinéma de papa ». Le protagoniste joué par Gérard Philipe apparaît, du point de vue actuel, comme le premier cas d’un personnage qu’on verra décliné sous divers aspects chez les représentants de la Nouvelle Vague (dont François Truffaut lui-même), très attachés aux antihéros. L’influence de ce film s’étend jusqu’à Aki Kaurismäki qui a avoué s’en être inspiré pour J’ai engagé un tueur.
Selon une idée reçue, l’œuvre de René Clément manquerait de lignes directrices ; il est pourtant facile de déceler ses constantes thématiques : l’enfermement (lié à un contexte politique ou relevant de la sphère sociale ou privée), l’altérité, les faux-semblants, le jeu… Ces thèmes sont développés, le plus souvent, autour de personnages en devenir des enfants ou des jeunes gens – qui cherchent à s’en sortir et qui découvrent à la fois les contraintes du réel et leurs propres limites. Clément les met en scène avec la volonté de s’éloigner le plus possible des images préconçues, d’atteindre le plus haut degré de complexité psychologique et de maintenir un certain recul qui évite la complaisance. Grâce à cela, ses protagonistes les plus caractéristiques sont non seulement novateurs dans le contexte du cinéma de leur temps, mais aussi parfaitement vivants et « vrais » pour le spectateur d’aujourd’hui. Tel est le cas des personnages de Plein Soleil (1960), le chef-d’œuvre qui reste jusqu’à présent le plus largement diffusé parmi les films de Clément. Le scénario (adaptation d’un roman de Patricia Highsmith) est coécrit par Paul Gégauff, auteur emblématique de la Nouvelle Vague ; cependant, c’est un film proprement clémentien, dont le protagoniste, Tom Ripley (Alain Delon dans son premier grand rôle), prolonge une ligne qui remonte à loin dans l’œuvre du cinéaste. De fait, il rappelle par divers traits les personnages de Willy (Michel Auclair dans Les Maudits), d’André Ripois et de Joseph Dufresne (Anthony Perkins dans Barrage contre le Pacifique). Tous les thèmes préférés de Clément sont présents dans ce film qui les combine avec un bonheur d’expression unique en son genre, associant la beauté visuelle, la limpidité narrative et la complexité sous jacente. Ses séquences les plus célèbres – celle où Ripley finit par s’installer au gouvernail, la scène du meurtre suivi par une tempête, la promenade de Ripley au marché aux poissons, l’assassinat de Freddy – sont autant d’exemples de l’écriture personnelle syncrétique de René Clément, dont l’une des figures de style consiste à mettre en contraste l’ancien et le moderne, l’humain et l’animal, ou des images emblématiques d’univers sociaux et culturels incompatibles, pour suggérer au spectateur non pas une lecture univoque de ce qu’il voit, mais plusieurs points de vue simultanés et plusieurs pistes de réflexion possibles.
Les meilleurs films suivants de René Clément ont pour caractéristiques la recherche formelle, la propension au baroque et (toujours) l’aspect postmoderne avant la lettre. C’est le cas de Quelle joie de vivre [Che gioia vivere], chef-d’œuvre méconnu dont l’extravagance dépasse tout ce que le cinéaste a fait auparavant : une fable sur l’avènement du fascisme, inspirée de Candide, filmée à grand renfort de citations détournées (du burlesque muet, de l’expressionnisme allemand et d’Eisenstein, mais aussi de l’opéra et de la comédie à l’italienne) et portant un discours sans précédent pour l’époque sur les limites des idéologies.
Les Félins (1964) – où Clément joue avec le code du cinéma à suspense d’une manière parodique, insolite et raffinée – inaugure ce qu’on peut appeler sa
« dernière manière », à une époque où il est souvent présenté dans les médias américains comme « le Hitchcock français ». Le Passager de la pluie associe le code du même genre au conte et à l’onirisme (sous le signe de Lewis Carroll), une démarche inédite au début des années 1970.
L’ensemble de la carrière de René Clément représente un cas rare dans l’histoire du cinéma français, celui d’un réalisateur qui se sera distingué dans les genres les plus divers – passant de l’épique à l’intimiste, du « docu-drame » au film d’époque, de la comédie au suspense – en faisant un apport original et fertile à chacun d’entre eux.
[1] Citations extraites respectivement de l’enquête « Le cinéma français devant une alternative : peindre la réalité ou lui tourner le dos ? », L’Écran français, n° 120, et de l’entretien avec Anne Masson, intitulé « Le cinéma change de style, nous dit René Clément, nous sommes en plein virage », Concorde (Lyon), 6 février 1947