Gabriel Yared, compositeur voyageur

Stéphane Lerouge (restaurateur de bandes originales de films)

Il y a dans la position de Gabriel Yared une intégrité, une rectitude qui amène au constat suivant : c’est un compositeur qui n’écrit pas par fonction mais par conviction. Pour apporter son éclairage musical, sa lumière à un film, il lui faut un minimum d’affinités avec le metteur en scène, avec le sujet et son traitement. D’où plusieurs partitions fracassantes, fruits d’une vraie chimie humaine et esthétique (avec Beineix, Minghella, Annaud, Dembo, Rappeneau, Ocelot, Dolan…). À sa manière, Gabriel Yared ressemble à certains dieux hindous, multiformes. On pourrait presque dire qu’il y a autant de Yared que de films mis en musique par Yared. Cela tient aussi à sa trajectoire personnelle : né à Beyrouth en 1949, il abandonne rapidement ses études de droit pour suivre en auditeur libre les cours d’Henri Dutilleux et Maurice Ohana à l’École Normale de Paris. C’est à Rio qu’il va ensuite séjourner pendant un an et demi, collaborant notamment avec Ivan Lins, ambassadeur de la bossa moderne. La musique brésilienne l’entraîne dans un torrent de voluptés façon sucré-salé, comme un étrange mariage de soleil et de larmes, rejoignant l’une de ses préoccupations : une ligne de chant claire, qui parle au cœur, aux sentiments, mais troublée par une harmonisation et un contrepoint savants. À son retour à Paris, en 1973, la chanson le happe : il devient l’un des couturiers vedettes de la variété de l’époque, écrivant les arrangements et dirigeant les séances de Michel Jonasz, Johnny Hallyday, Charles Aznavour, Françoise Hardy. Pour Gabriel Yared, l’homme providentiel va s’appeler Jacques Dutronc : le chanteur de J’aime les filles le recommande aux metteurs en scène de deux films dans lesquels il fait l’acteur, Jean-Luc Godard pour Sauve qui peut (la vie) et Christian de Chalonge pour Malevil. Voilà la carrière cinématographique de Yared lancée. Mais, à vrai dire, c’est comme s’il avait déjà vécu plusieurs vies. À travers le cinéma, il va simplement trouver le moyen de faire la synthèse entre ses différentes cultures. Car tel est le paradoxe de Gabriel Yared : branchez-le sur Alban Berg, il vous parlera de Marvin Gaye ; évoquez Bobby McFerrin, il vous répondra sur L’Enfant et les sortilèges.

En l’espace de quelques années, Gabriel Yared impose sa signature à l’échelle mondiale, multipliant les collaborations avec Maroun Bagdadi (Les Petites Guerres), Bruno Nuytten (Camille Claudel), Robert Altman (Beyond Therapy, Vincent & Theo), Costa-Gavras (Hanna K.), Youssef Chahine (Adieu Bonaparte), Étienne Chatiliez (Tatie Danielle), Jean-Jacques Annaud (L’Amant), Michel Ocelot (Azur et Asmar, Dilili à Paris) et même le tumultueux Jean-Pierre Mocky. Accro à la partition de 37°2, le Britannique Anthony Minghella le contacte en 1996 pour Le Patient anglais, fresque d’influence leanienne, qui vaudra un Oscar à son compositeur. À l’instar de Maurice Jarre, c’est via l’Angleterre que Gabriel Yared va conquérir les États-Unis, lié désormais à une fraternité inconditionnelle avec Minghella, incluant Le Talentueux Mr Ripley. « Pendant dix ans, souligne Gabriel, Anthony a été le cinéaste qui a su le mieux puiser au fond de moi des ressources nouvelles. Aucune de nos aventures partagées ne souffre du syndrome de répétition. C’est une leçon que je garde de lui : briser les habitudes, les automatismes, car se répéter, c’est mourir. »

Depuis plusieurs années, Gabriel Yared se fait plus rare, plus sélectif et semble se régénérer auprès d’une nouvelle génération d’auteurs : Cédric Kahn, Maïwenn, Jan Kounen, Jimmy Keyrouz, Xavier Dolan. Ses rêves semblent toujours le porter vers la musique de ballet et les concerts de ses compositions pour l’image, comme en janvier 2021 avec l’Orchestre philharmonique de Radio France. Aujourd’hui, après quatre décennies prodigieuses de mariage avec le cinéma, Gabriel Yared est plus que jamais un compositeur voyageur, ouvert au monde, un créateur d’une sensibilité à fleur de peau, dont plusieurs bandes très originales font déjà partie de la mémoire collective. Sa venue à La Rochelle sera l’occasion d’évoquer librement son rapport à l’image, avec sa part d’interrogation mais aussi son lot de réussites, de convictions. Une occasion unique d’explorer un maximum de territoires du continent Yared.