Oxymore… mais bien vivace !

Fabrice Revault d'Allonnes

Dans sa notice biographique (vraie ou fausse, peu importe), Monteiro déclare trois choses. Que son père souhaitait qu’il embrasse la carrière ecclésiastique. Ensuite, que dès l’adolescence il se sentit des faiblesses pour la chair. Enfin, qu’il devint cinéaste.

Dans Souvenirs de la maison jaune, on le voit porter atteinte à la pudeur d’une appétissante jeune femme, être jeté dans un asile, puis en sortir avec la charge d’une mission vengeresse mais sacrée (« Va, et donne leur du fil à retordre! »).

Dans Que Dieu me vienne en aide (texte paru dans « Trafic » n°1), son personnage qui porte une attention soutenue à la pilosité intime d’une jeune fille, est envoyé à l’hôpital psychiatrique, puis en ressort auréolé du titre de saint.

On peut conclure de ces trois éléments que, pour Monteiro, le sexe n’est pas un péché, quoique la société le punisse comme tel, que c’est au contraire une grâce. Ce qui est appréciable.

Mais il y a plus : souvenons-nous que Monteiro est cinéaste ; intégrons un nouvel élément, d’importance…

Il existe une religion du réel et du cinéma, énoncée par André Bazin et initiée par Roberto Rossellini. Monteiro la connaît bien, ses films et ses écrits en témoignent. Mais, trop malin pour épouser telle quelle cette religion, Monteiro comprend très vite qu’il faut à la fois la respecter et la transgresser, ou, si l’on préfère, que c’est en la bousculant qu’il lui rendra le plus beau des hommages (voir ci-dessus, quant à la gente féminine).

On peut énoncer ceci autrement : Pour Monteiro, l’acte de filmer est à la fois une célébration et une profanation du réel (tout comme l’acte sexuel est à la fois célébration et profanation du corps).

Ceci va constituer le savoureux, le sublime paradoxe de son cinéma.

Dés son premier moyen métrage, Qui court après les souliers d’un mort, meurt nu-pieds, il signe un film qui d’un côté a tout d’un constat objectif, d’une confession vériste, mais qui cependant est subverti, manipulé, hanté par le montage.

Veredas (Chemins de traverse) s’offre comme un mélange de documentaire sur la paysannerie portugaise et de récit picaresque, finissant sur une cérémonie religieuse quoique païenne façon antiquité grecque : Un film à l’ambivalence pasolinienne, conjuguant réalité et simulacre, un peu comme Oedipe roi.

Silvestre est un conte médiéval irréaliste, presque fantastique, jouant d’artifices et de travestissements, mais traité avec une sobriété de l’image, une frontalité de la caméra et une littéralité du regard quasi rohmériennes, un peu comme Perceval le Gallois.

A Flor do Mar se présente sous les apparences classiques d’un huis clos féminin, traversé par un thriller masculin, avec une histoire d’amour sans lendemain à la clé, mais c’est en même temps et au fond une ode à la nature quasi rossellinienne et une éclipse d’êtres quasi antonionienne.

Enfin, Souvenirs de la maison jaune, commence comme un film moderne au regard clinique sur la réalité quotidienne triviale, et se termine du côté de Murnau ou de Stroheim.

Cela dit, je me maudis d’évoquer tel ou tel cinéaste pour parler de celui-ci, Monteiro ne devant rien à personne, comme il ne ressemble à personne : ça m’apprendra à gloser sur une oeuvre et sur un être inouï.

Voici en effet une oeuvre qui transgresse et transcende les catégories de modernité ou de classicisme, qui chante le réel en l’enchantant, qui fait l’amour à la réalité en retroussant ses dessous, en la subvertissant. Une oeuvre à la fois innocente et perverse, respectueuse et ludique ; ou encore laconique et lyrique, tragique et comique, tout cela va de pair.

Voici en effet un doux effacé au regard perçant comme l’acier, mais encore qui fait de sa fragilié une force créatrice, mais enfin un génie modeste.

Il y a décidément du paradoxal, de l’oxymorique chez Monteiro, et c’est bien sûr ce qui fait son intérêt, sa richesse.

Cela dit, j’ai honte de l’encenser, ses films suffisant à sa canonisation. D’autant que l’auteur a dernièrement franchi le pas, dans Souvenirs de la maison jaune, en devenant aussi acteur, pour mieux signer une oeuvre à la première personne du singulier, personnelle et singulière, centrée précisément sur l’impossible réconciliation du Moi avec lui-même (exorcisée par la création).

Bref, si Monteiro et ses films n’existaient pas, il faudrait les inventer. Dieu ou Diable, ou plus probablement les deux ensemble, ayant fait qu’ils existent, il serait humain de les montrer, et pas seulement dans un festival. Encore que Monteiro, en digne oxymore monté sur pattes, préfère sans doute demeurer un célèbre inconnu. Mais tant pis pour lui : il a sauté en filmant, il mérite donc d’être puni d’une sanctification par le public!

Il serait temps en effet que Monteiro soit reconnu, du moins par les siens (on n’en demande pas plus). Car il y a quand même trente ans qu’il sévit dans le cinéma, depuis ses premiers pas à l’aube des années soixante comme étudiant-réalisateur et comme réalisateur, suivis par la découverte déterminante des films de Paulo Rocha et de Fernando Lopes en 1965, avant de se lancer dans la réalisation en 1968… non sans difficultés pendant la décennie qui suivit, durant laquelle il réalise malgré tout diverses ?uvres et écrit moult scénarii. Les choses iront mieux ensuite, à partir de 1978, année marquée par trois courts métrages et ouvrant la voie à trois longs métrages en dix ans.

Mais Monteiro reste un marginal assez mal aimé au Portugal même : selon les bien-pensants, il donnerait une « mauvaise image » du pays avec des films jugés « vulgaires ». Et il est encore trop mal connu en France, même s’il y est déjà vivement apprécié par ceux qui ont pu et su voir ne serait-ce que le fracassant Souvenirs de la maison jaune.

Si bien que notre homme se sent aujourd’hui un peu moins isolé en France, auprès des « enfants de Langlois », qu’au Portugal (de même qu’Oliveira sans doute), se vit de plus en plus comme « lusitano-français » – toujours le paradoxe.

D’ailleurs, son prochain long métrage, dont tout laisse à entendre qu’il sera loin d’être triste, qu’il détonnera (voire déconnera) joyeusement, se tournera et se situera à Paris, dans son pays et son milieu d’élection, qui s’honoreraient de devenir son pays et son milieu d’adoption.

(Ce texte hanté par l’oxymoron est terminé : j’en ai fini de lui faire violence pour lui dire que je l’aime).