Visions fugitives dans une épaisse forêt

Max Tessier

Nous savons depuis longtemps que trois grands arbres vénérables, qui ont nom Mizo-guchi, Ozu et Kurosawa (en y ajoutant deux pousses de bambou plus jeunes : Oshima et Imamura) cachent à nos yeux l’immense forêt du cinéma japonais. Peu à peu défri-chée — et déchiffrée —, cette forêt recèle des variétés peu exportées ou inconnues dans nos contrées. Certes, de temps à autre, au hasard des distributions, sort un film pour nous rap-peler que dans l’ombre du passé se cachent encore bien des noms parfois connus par un film ou deux (Shindo et son Ile nue, Kobayashi et La Condition de l’homme, Harakiri et Kwaidan, Ichikawa et ses Feux dans la plaine et L’Etrange Obsession, Imai et ses Ombres en plein jour, Satsuo Yama-moto et son Quartier sans soleil, pour ne citer que quelques classiques des années cin-quante/soixante). Il existe bien sûr une poi-gnée de nippocinéphiles parisiens qui a pu profiter de l’avantage de suivre depuis plus d’un an la méga-rétrospective japonaise de plus de cinq cents films, pas encore termi-née, et ceux qui découvrent à la télévision les éternels classiques (Contes de la lune vague, Rashômon, Les Sept Samouraï, Vivre ou Voyage à Tokyo) usés jusqu’à la corde. Mais qu’en est-il de la « face cachée » de cette lune vague ? Voici en tout cas l’occasion de (re)découvrir quelques films signés de noms plus ou moins connus et dont presque tous sont inédits en France (d’où la rareté des copies sous-titrées en français, la langue véhiculaire des films japonais à l’étranger, étant automatiquement l’anglais). Surgis des temps fastes du Muet, et du pre-mier « âge d’or » des images électriques nip-pones, Heinosuke Gosho, Daisuke Ito et Shiro Toyoda (tous disparus aujourd’hui) ont encore tourné des oeuvres marquantes dans le second âge d’or des années cinquante, époque où qualité et quantité faisaient encore bon ménage face à une télévision déjà bour-geonnante. L’un des plus beaux films de Gosho (auteur de deux classiques un peu oubliés : Là d’où l’on voit les quatre chemi-nées en 1953 et L’Auberge d’Osaka en 1954) est aussi l’un des plus négligés : peu d’années après ce chef-d’oeuvre qu’est Croissance (1955), Gosho adaptait Les Lucioles (Hota-rubi, 1958), un roman de Sakunosuke Oda, tournant autour du personnage historique de Ryoma Sakamoto, l’un des partisans de l’Empereur alors opposé aux forces conser-vatrices du Shogunat, avant 1868. Pourtant, avec infiniment de délicatesse et de lyrisme, le cinéaste a recentré son film sur la patronne de l’auberge où s’est réfugié Sakamoto avec ses partisans, et sur sa fille adoptive (l’ado-rable Ayako Wakao) qui, amoureuse du héros, l’aidera à fuir les sbires du shogun dans le clair-obscur magnifique d’un dépôt de bois. On appréciera le talent avec lequel Gosho traite cette anecdote d’un fait histo-rique, sur un ton élégiaque proche de certains films de Mizoguchi, et le sens de sa direction d’acteurs(-trices). Une véritable perle du
Japon à découvrir. Totalement ignoré en France, Daisuke Ito (1898-1981) a eu une carrière prolifique, pro-che de celle de Kinugasa (La Porte de l’enfer) par la quantité impressionnante de films pro-duits (plus de cent) et par son attachement particulier au genre « jidai-geki » (film d’époque). Parmi les multiples versions du classique de Tanizaki, Okoto et Sasuke (une histoire d’amour sublimé entre une jeune fille aveugle et son élève de musique), celle de Ito, intitulé L’Histoire de Shunkin (1954) est sans doute la plus belle, non seulement par son sens de la narration et sa beauté plastique, mais aussi parce que les interprètes de ce mélodrame-type parviennent à nous émou-voir jusqu’aux larmes. Un des grands films de la période classique de la Daiei, à l’épo-que où Mizoguchi y tournait ses derniers films, et d’où se détache singulièrement la beauté de la célèbre Machiko Kyo. La littérature nationale était alors une source inépuisable d’inspiration pour les cinéastes japonais, et, un peu plus tard, Shiro Toyoda (1906-1977) adaptait un des romans majeurs de Yasunari Kawabata, Pays de neige (Yuki-guni, paru en français), une de ces innom-brables histoires d’amour contrarié entre une geisha et un artiste qu’affectionne le public japonais traditionnel. Dans le décor classi-que d’une station thermale, lieu favori des conflits amoureux, la geisha Komako (Keiko Kishi, alors Mme Yves Ciampi) aime le pein-tre Shimamura (Ryo Ikebe) qu’elle refusera pourtant de suivre à Tokyo, pour se consa-crer à sa soeur accidentée. Paysages de neige magnifiquement photographiés et lyrisme intense font de ce film un classique du genre, malheureusement gâché en partie par une musique envahissante. Présenté à Cannes en 1957, le film ne fut pourtant jamais exploité en France : encore une lacune à combler. De la génération suivante, celle qui com-mença à filmer juste avant, pendant ou après la guerre, se détachent entre autres Keisuke Kinoshita (né en 1912, contemporain de Kurosawa), Tadashi Imai (1912) et Kon Ichi-kawa (1915) ; chacun à leur manière, ils mar-quèrent de leur personnalité un cinéma en pleine mutation dans les années cinquante. Kinoshita, qui avait révélé des dons de sati-riste dès son premier film (Le Port en fleurs, 1943) devait par la suite alterner comédies et mélodrames sentimentaux, dont nous par-vint par exemple Comme une fleur des champs (1955). Une de ses oeuvres les plus marquantes de cette époque est La Tragédie du japon (Nikon no higeki, 1953), où il mon-tre le destin tragique d’une mère, Haruko (l’actrice Yuko Mochozuki, spécialiste de ce genre de rôles) aux prises avec ses enfants « ingrats » dans un Japon socialement et politiquement bouleversé : le portrait de ces personnages populaires s’inscrit d’ailleurs dans un arrière-plan composé de documents d’actualités contemporains de l’action. La fin, où Haruko se suicide est un grand moment d’émotion, et le mélange subtil entre sentiments et poids du destin font du film une oeuvre maîtresse de Kinoshita. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il a été aussi un expé-rimentateur technique et artistique, et que
dans plusieurs de ses oeuvres, Kinoshita (qui était un des piliers de la Shochiku avec le scribe Ozu) a innové et cherché des moyens d’expression artistique non-conformistes. C’est dans la première version de La Ballade de Narayama (1958) qu’il alla sans doute le plus loin, en théâtralisant complètement le roman de Fukazawa que devait adapter 25 ans plus tard Imamura, de façon totale-ment différente. Utilisant toutes les ressour-ces du studio et les techniques du Kabuki, Kinoshita, jouant des éclairages et des chan-gements de décor à vue, a donné sa version de l’oeuvre dans le style classique du Joruri. La qualité de l’interprétation (Kinuyo Tanaka en tête) contribue à faire de ce film l’un de ses plus accomplis et bouleversants : encore un chef-d’oeuvre inédit en France ! Kon Ichikawa, le plus inventif des satiristes japonais avec Kinoshita, n’est pourtant connu ici que par ses drames : Feux dans la plaine, La Harpe de Birmanie (qu’il vient de refaire trente ans après !) ou L’Etrange obsession. Depuis l’après-guerre, il avait pourtant tourné un nombre appréciable de comédies écrites avec son épouse Natto Wada, comme Mr. Lucky, Mr. Pou, Un milliardaire, ou ce film stupéfiant qu’est Le Train bondé (Man’in densha, 1957), une métaphore ahurissante de la société japo-naise : dans un style d’une irrésistible drô-lerie, et bourré d’idées de mise en scène, Le Train bondé conte avec un humour noir la dégradation d’un jeune diplômé d’université, qui descendra jusqu’aux derniers degrés de l’échelle sociale, pour finir concierge : une des charges les plus mordantes du « système » japonais, comme personne n’en fait plus aujourd’hui. Sympathisant du PCJ, Tadashi Imai offre une production indépendante à fort contenu social, de Nous sommes vivants ! (1951) jusqu’au fameux Ombres en plein jour (1956), basé sur une affaire judiciaire en cours pendant le tournage du film. Dans Kiku et Isamu (1959), il montre le sort d’un frère et d’une soeur métis, « souvenirs » lais-sés par les GI’s noirs américains pendant l’Occupation. Les réactions des villageois et leurs préjugés envers ces enfants nés d’un croisement impensable jusqu’en 1945, et l’attitude de leur grand-mère (Tanie Kita-bayashi, l’une des « mémés » les plus popu-laires du cinéma nippon) font l’objet d’une description solide par le cinéaste, qui s’inté-ressait à tous les cas sociaux particuliers : le film s’inscrit dans le courant du néo-réalisme japonais né de la défaite. De Masaki Kobayashi (né en 1916), nous ne verrons pas l’un des classiques, mais une oeuvre récente de la maturité, Kaseki (litt. Fossiles), tourné en 1975, et qui reprend plus ou moins le thème du Vivre de Kurosawa, dans un autre contexte : le périple d’un homme riche (Shin Saburi), qui se sait con-damné par le cancer, est l’occasion d’une réflexion sur la mort. Ce film, condensé d’une version pour la télévision, est la der-nière oeuvre marquante de l’auteur de La Condition de l’homme, avant son imposant documentaire Jugement à Tokyo (1983) sur les procès des criminels de guerre après 1945, qui vient d’être primé à Berlin. Enfin, il nous semblait qu’il fallait montrer au moins un film d’un des auteurs de ladite « nouvelle vague » japonaise issue des com-pagnies à la fin des années cinquante, et moins connu en France qu’Oshima ou Ima-mura. Réalisateur inégal mais très personnel, Yasuzo Masumura (né en 1924), qui fit ses classes au Centro Sperimentale Cinematogra-fico de Rome, avant d’être assistant de Mizo-guchi et d’Ichikawa, imposa un ton neuf dès ses premiers films (Un baiser, Courant chaud, de 1957, ou surtout Géants et jouets, 1958), en peignant notamment avec force et crudité des personnages de femmes moder-nes, dont les rapports avec les hommes rele-vaient plus ou moins de la lutte des sexes. Femme marquée, et marquante, par excel-lence, l’infirmière Sakura (Ayako Wakao, actrice-fétiche de Masumura) devient un Ange rouge, puisque en pleine guerre sino-japonaise, tous les hommes qu’elle connaît finiront par mourir : le cinéaste y développe une thématique sado-masochiste dans un scope noir et blanc superbe, avec un sens du réalisme parfois insoutenable : l’ange du bizarre habite aussi cet Ange rouge (Akai tenshi, 1966). Le film fut distribué en France en 1969, ainsi que La Chatte japonaise du même Masumura (tiré de L’Amour d’un fou de Tanizaki). Au-delà des disparités de cette sélection assez éclectique (dont les choix furent dictés autant par la disponibilité de copies souvent diffi-ciles à obtenir que par des goûts excessive-ment personnels), on entreverra des aspects encore mal connus du cinéma japonais ins-crit en caractères sang et or dans la société qui l’a sécrété. C’était avant la décadence et les derniers feux de « l’industrie du soleil couchant », selon les dires des Japonais eux-mêmes…

Bibliographie élémentaire En français :
— Pour un observateur lointain, Formes et signi-fications dans le cinéma japonais, par Noël Burch (Ed. Cahiers du cinéma/Gallimard).
— Ecrits 1956-1978, Dissolution et jaillissement, par Nagisa Oshima (Ed. Cahiers du cinéma/Gal-limard, 1980).
— Images du cinéma japonais, par Max Tessier (Henri Veyrier, 1981).
— Le cinéma japonais au présent (ouvrage col-lectif sous la direction de Max Tessier), Me édi-tion Lherminier, 1984.
— Le cinéma japonais de ses origines à nos jours, par Hiroko Govaers (deux catalogues parus, 1984/1985).
En anglais :
— The Japanese film, art and industry, par Joseph Anderson et Donald Richie (réédition, Princeton, 1982).
— Currents in Japanese cinema, par Tadao Sato (Ed. Kodansha International, Tokyo/New York, 1982).
— Japanese film directors (sur dix cinéastes japo-nais), par Audie Bock (Ed. Kodansha International, 1978).