Les oeuvres littéraires et artistiques, en tant que formes idéologiques sont les produits du reflet dans le cerveau humain de la vie d’une société donnée.
(Mao Zedong)
Pour renverser un pouvoir politique, il est toujours nécessaire, avant tout, de créer une opinion publique, de travailler dans le domaine idéologique.
(Mao Zedong)
[Citations proposées par Régis Bergeron dans son livre Le Cinéma chinois 1905-1949 éd. Alfred Eibel, 1977.]
Il convient d’être modeste. Pour les « Occi-dentaux », le cinéma chinois est une terre inconnue. En France les spécialistes se comptent sur les doigts d’une seule main. Des manifestations comme celle qui eut lieu en juin 1982 à la Pagode à Paris, des festi-vals comme celui de La Rochelle qui hono-rent des artistes comme Zhao Dan, Xie Tian et cette année Xie Tieli et Xie Fang, ouvrent la voie et sont les signes avant-coureurs d’une offensive culturelle chinoise dont l’apothéose devrait se situer à la fin 1984, au Centre Pompidou où se prépare une très importante rétrospective générale du cinéma chinois.
Pourquoi Xie Tieli ? La question mérite d’être posée. Nous souhaitions inviter cette année le plus connu des réalisateurs chinois Xie Jin, coqueluche du journal Libération et des Cahiers du Cinéma. Xie Jin n’était pas libre en juillet. Les Chinois ont proposé Xie Tieli. Méfiants, nous avons visionné tous les films disponibles de ce cinéaste de 58 ans dont nous ne connaissions que ce Printemps précoce accueilli à Cannes il y a peu comme un film nouveau et qui datait en fait de 1963. Film adoré par les spectateurs chinois, critiqué par le système, victime de choix de la Révolution culturelle puis réha-bilité, sitôt consommée la chute de la « bande des Quatre ». A la vision des oeuvres de Xie Tieli, un constat s’imposa tout de suite : sa carrière nous parut exemplaire dans la mesure où elle reflétait parfaitement les vicissitudes idéologiques et politiques de son pays. Xie Tieli est probablement le baromètre le plus fidèle de la Chine cinématographique de ces 25 dernières années. Voir un film chinois c’est pratiquer une gymnastique intellectuelle à laquelle nous ne sommes guère préparés. Il faut faire le vide, abandonner toute référence esthéti-que, oublier les arabesques de la forme et suivre pas à pas l’adéquation cinéma = scé-nario = idéologie du moment. bifficile dans ce cas de dire si un film est bon ou mauvais. La référence ne se situe pas par rapport à Welles, Eisenstein ou Godard. Elle se situe par rapport à la ligne du Parti. Par rapport à la parole du Grand Timonnier. Par rapport aussi au flux et au reflux des influences politiciennes qui n’ont cessé de faire tanguer le navire de la Chine Nouvelle. Il faut donc surveiller de près la date de tournage des films de Xie Tieli, la date de leur présentation au public. Se reporter au climat politique très précis qui régnait alors. Et très probablement en conclure qu’en Chine du moins le cinéma est un miroir social et politique impitoyable. Etrange carrière que celle de Xie Tieli. Si nous trouvons que ses deux premiers films L’Ouragan et Printemps précoce ont plus de vertus que les autres, c’est peut-être parce que nous avons la vue déformée à force de chausser des jumelles « occidenta-les ». L’art des nuances existe dans L’Oura-gan, il nous semble avoir disparu dans Haixia. La beauté d’une photo en noir et blanc est-elle la cause de notre plaisir ? Pourquoi refusons-nous l’art « chromo » malgré les joies pernicieuses de la mode kitsch ? Toujours est-il que L’Ouragan nous semble une oeuvre de haut niveau alors que Haixia nous paraît relever du cinéma de propagande pur et simple. Sans doute Prin-temps précoce témoigne en faveur de l’amour, d’une passion individuelle et par là même nous semble positif et sympathique. Mais quand nous apprenons que ce film a été honni par les tenants de la Révolution culturelle, nous nous demandons sincère-ment si nous sommes capables ou non de juger des qualités intrinsèques d’un film chinois. Quand on apprend que Haixia a été violemment critiqué par les dirigeants chi-nois en 1975, on reste confondu car on pen-sait au contraire qu’un tel film servait les intérêts du régime en magnifiant la menta-lité d’une héroïne totalement positive. Erreur : le film par son réalisme absolu était en contradiction avec le nihilisme de Jiang Qing (Madame Mao) et tournait le dos aux « trois mises en relief » de la Bande des Quatre. Haixia qu’on aurait eu tendance à considérer comme un avatar du cinéma jdanovien apparaît tout à coup comme un film de résistance au pouvoir en place. Chaque film de Xie Tieli est l’enjeu d’une bataille politique. L’Ouragan est le film d’une espérance idéologique, Printemps précoce celui d’une espérance sentimentale. Haixia est le film d’une certitude et, en un certain sens, le film de la négation de l’indi-vidu — l’individu homme ou femme est nié dès qu’il n’est pas dépendant de sa foi révo-lutionnaire. Alors que l’étau de la Révolu-tion culturelle se desserre, nous pouvions attendre un point de vue plus libéral d’un auteur qui, comme beaucoup d’autres, avait connu la répression. Mais nous nous apercevons que nous fonctionnons selon des schémas européanisés, que nous subis-sons nous aussi les effets d’une intoxication idéologique. Quand Le Grand Fleuve coule toujours (qui nous donne à voir Mao et Zhou Enlai, le temps d’une séquence) paraît en Chine sur les écrans, on imagine que cette superproduction a été un succès com-mercial sans précédent. Nouvelle erreur. Le public chinois rejette le film, allant même jusqu’à envoyer tickets d’entrée et missives incendiaires aux dirigeants du cinéma. Du coup on réduit le film de près de 4 heures à un peu moins de 2 heures. En 1978, le public semble refuser le didactisme un peu laborieux et ces portraits « d’une seule pièce » tels qu’on les peignait à une époque de totale austérité idéologique. Les Etoiles brillent ce soir n’échappèrent pas à la polé-mique. Et il est sûr que Amis intimes, qui nous apparaît à nous comme un brillant feuilleton historico-social, a dû susciter des mouvements divers. Fascinant témoignage de cinéma en prise directe avec l’actualité, l’oeuvre de Xie Tieli se lit comme un document fascinant sur la Chine du xxe siècle. La cinéphilie galopante n’a plus cours : place à la représentation de l’ Histoire. Cet autre aspect du cinéma, avouons-le, ne manque pas non plus d’attraits.