L’écran et le pinceau

Norman McLaren

« J’étais peintre avant de devenir cinéaste. J’essaie de le rester : voilà toute ma philosophie. Promener le pinceau de la palette à la toile c’est là le plaisir du peintre, un plaisir qui prend fin dès l’ceuvre faite. Quand je peins ou quand je regarde peindre, j’ai l’impression, peut-être par déformation professionnelle, que les métamorpho-ses successives subies par la toile, depuis son état vierge jusqu’à sa fin qui n’est dans mon propre cas au moins, que barbouillage et torture, ont cent fois plus d’intérêt que l’oeuvre finie. Point de vue d’artiste, peut-être, mais ce fut là, néanmoins, le point de départ de l’un de mes procédés. Disons d’abord que la technique des films que j’ai réalisés à l’Office National du Film diffère radicalement des procédés cou-rants d’animation. D’ailleurs, cette technique englobe en réalité plusieurs méthodes variées. Le dénominateur commun, c’est le fait que le visuel est toujours, d’un bout à l’autre, l’oeuvre d’un seul homme. L’artiste reste seul avec son film comme avec sa toile ; il reste penché de longues heures durant, sur sa table de travail comme sur son chevalet. A première vue, si l’on songe à la complexité du cinéma, on est incrédule. L’idée, pourtant n’est pas de moi. Alexeieff, par exem-ple, a dessiné seul sa célèbre « Nuit sur le Mont Chauve ». Bartosh en France, Len Lye en Angleterre et Reiniger en Allemagne ont eux aussi réalisé, seuls, des dessins animés. N’est-ce pas là le meilleur moyen d’assurer l’originalité et la spontanéité de l’oeuvre ? L’animateur qu’on soumet aux exigences de procédés et d’appareils qui ne sont qu’une surenchère de compli-cations, l’animateur qu’on noie dans une équipe de cent dessinateurs et qui doit endosser la camisole de force d’un style convenu, et partant, hostile à l’originalité, cet animateur n’aura pas de contact plus étroit avec son oeuvre que l’engrenage avec la pièce fabriquée en série. Ses aspirations artistiques sont inassouvies, son art est embrigadé. Qu’on ne se méprenne pas : je ne rejette pas en vrac la production des grands studios d’animation, je me place, tout simplement, du point de vue de l’art et de l’artiste. La première de mes techniques, chronologiquement, est née dans les premières années de la guerre. On avait demandé à l’O.N.F. (Office National du Film du Canada) une série de dessins animés publicitaires sur les emprunts de guerre. « Hen Hop » qui a eu l’heur de ne pas passer inaperçu au Festival de Knokke, est le plus typique de cette série. Le procédé utilisé ici fait complètement fi de la caméra, des prises de vue et de la révélation en chambre noire. En une seule opéra-tion, l’artiste grave ses conceptions sur une pellicule qui corres-pond dès lors au négatif révélé. Cette opération, d’une simplicité déconcertante, consiste à dessiner à l’encre de Chine, avec une plume ordinaire, directement sur une pellicule de 35 mm. Une ligne mal tracée ? Un trait de trop ? L’artiste efface l’image à l’aide d’un linge humide, il recommence et voilà tout !
Dans ses détails, le procédé comprend neuf étapes :
1. On enregistre la musique et, s’il y a lieu, le commentaire ;
2. On marque au crayon gras, sur la bande musicale, chaque note et chaque mesure. Pour ce faire, on se sert de la moviolo, appareil dont l’apparence rappelle à la fois, celle d’un linotype ou d’une machine à coudre, et qui, muni de dispositifs à pédales et d’un système de loupes, permet d’examiner les images d’un film soit mobile, soit en mouvement. La moviola sonore permet en outre d’examiner la bande sonore.
3. On engage la pellicule dans un compteur d’images et l’on numérote celles-ci, ce qui permet d’établir à combien d’images correspond chaque note et chaque phrase.
4. Sur une partition musicale simplifiée, on transcrit les notes et les mesures d’images ; on inscrit en outre, en regard de chaque note, sa durée en termes d’images.
5. On engage dans une embobineuse la bande musicale marquée au crayon gras, doublée d’une pellicule vierge, ce qui permet de copier sur celle-ci, à l’encre de Chine, les notes et les indications de durée.
6. Il s’agit maintenant de tracer les dessins en suivant la musique. A cette fin, on engage la pellicule annotée à l’encre de Chine, dou-blée d’une nouvelle pellicule vierge, dans un dispositif que j’ai mis au point moi-même. Il s’agit d’une fenêtre de caméra munie de ses griffes, à laquelle j’ai ajouté un système de lentilles et de miroirs. Ce groupe optique reflète l’image qu’on vient de dessiner dans le cadre de l’image à dessiner. L’appareil, bien entendu, sert égale-ment à tenir le film en place et à le faire avancer d’image en image. L’artiste peut donc dessiner chaque image à la précédente, avec les seuls changements voulus par le mouvement du scénario.
7. Une plume, de l’encre, la partition qu’on vient d’écrire, voilà tout ce qu’il faut, une fois les deux pellicules engagées dans l’appareil, pour tracer les dessins définitifs. Leur ordre n’est pas renversé : l’artiste commence par le dessin qui apparaîtra le premier dans le film, et finit par le dernier. Paradoxalement, rien, dans le cinéma ne pourrait être plus inusité que cet ordre non renversé.
8. On envoie la bande dessinée au laboratoire, où on en tire deux copies, une pour vérifier la synchronisation des images et de la bande sonore, l’autre comme matrice pour le tirage des copies destinées à la distribution.
9. S’il s’agit d’un film en couleurs, on tire de la matrice une pre-mière série de copies qui serviront de négatifs de séparation pour les diverses couleurs.
Comment peut-on parler d’une opération unique, dira-t-on, quand le procédé comprend en réalité neuf étapes. L’opération unique correspond à la septième étape. C’est là que se situent dans le cinéma ordinaire, tout le cortège des prises de vues et des appa-reils de toutes sortes, sans oublier la révélation de la pellicule. Pour protéger le parallèle entre le dessin sur pellicule et la toile du pein-tre, disons que les huit autres étapes que je viens de mentionner correspondent à la pose de la toile sur son cadre, à la préparation de la palette, au vernissage et à l’encadrement. N’oublions pas que le projecteur dévore la pellicule au rythme de vingt-quatre images à la seconde. Un film de cinq minutes repré-sente donc sept mille dessins ; le rendement moyen de l’animateur varie de cinquante à cinq cents images par jour, selon la complexité des dessins. Il s’agit, bien entendu, d’une complexité relative, car dans un cadre de 22 mm sur 16 mm, l’artiste doit se limiter à l’essentiel, ce qui est très très heureux puisque dans le dessin sur pellicule, c’est le mouvement qui compte. On voit ici un trait qui distingue cette technique du dessin animé ordinaire ; dans celui-ci, les passages peu mobiles sont les plus faciles à tourner ; dans celle-là, l’immobilité est très difficile à réaliser. Ceci est si vrai que les apprentis réussissent mal à contenir le mouvement qu’ils don-nent spontanément à leurs premiers essais. Quand on projette ce métrage, l’image subit une orgie de mouvements à faire croire que la magie du cinéma a soudain capté la ronde des pensées dans un cerveau humain !
Le second de mes films primés au Festival de Knokke, « Fiddle-De-Dee », est une réalisation d’après-guerre. Le procédé fondamental est le même que celui de « Hen Hop », mais la technique en est légèrement plus complexe. A l’encre et à la plume, sont venus s’ajouter des teintures et des pinceaux. On applique les couleurs sur une pellicule vierge, souvent sur les deux faces. Afin d’obtenir des textures variées, on a recours aux ressources du coup de pin-ceau, au pointillé, au grattage. On presse contre la peinture fraîche des tissus appropriés ; on applique la peinture au pistolet ; on uti-lise un mélange de deux peintures chimiquement différentes, ce qui produit des effets semblables à ceux qu’obtiendrait le peintre s’il mêlait, sur sa palette, des peintures à l’huile et à l’eau. Bien entendu, on a préalablement annoté sur la pellicule la durée des notes et des phrases musicales. Au moment de peindre la pel-licule, on l’étend sur la table de travail, en longueurs correspon-dant aux phrases musicales, ce qui permet d’appliquer la peinture sur deux ou trois pieds de film à la fois. Cette première pellicule terminée, elle sert de matrice. Pas un pouce de film n’est tourné à la caméra. Le dessin sur pellicule est le dessin animé par excellence. Il sa prê-tait à merveille à la publicité de guerre et s’adapte spontanément aux thèmes musicaux vifs et légers comme celui du « Fiddle-De-Dee ». Mais quand l’Office National du Film a décidé de réaliser des dessins animés sur les chansons du folklore canadien-français, il a fallu mettre au point des techniques nouvelles, plus appropriées à des airs souvent mélancoliques, poétiques et lents. Je n’ai pas pour autant sacrifié l’intimité de mon travail. J’ai dit plus haut que l’évolution de la toile sous le pinceau du pein-tre me semble plus intéressante, dans bien des cas, que l’oeuvre finie. D’où la technique de la « Poulette grise » et de quelques autres films. Cette technique utilise la caméra, mais d’une façon tout à fait spé-ciale. Je me suis d’abord muni d’un carton d’environ 50 centimè-tres sur 70, que j’ai fixé au mur, devant la caméra. Je me mis ensuite à dessiner au pastel, que j’ai choisi de préférence à la pein-ture afin d’éviter les réflexions et les séchages, et afin de pouvoir effacer, au besoin. L’image progressait au gré de mon imagina-tion. A des intervalles d’environ un quart d’heure, je mettais la caméra en mouvement pour quelques instants, après avoir rembo-biné un bout de pellicule, de façon à obtenir une série ininterrom-pue de fondus. Pendant trois semaines, des images de poules se métamorphosaient lentement sur le carton. Le résultat final fut, d’une part, un pastel très ordinaire, et d’autre part, plus de cent mètres de film. Les images de poules évoluaient au rythme de la chanson, dont j’avais préalablement annoté les notes et les phrases sur la pelli-cule. Pour réaliser « C’est l’aviron », il fallut cependant recourir à une technique beaucoup plus compliquée et plus voisine des procédés habituels d’animation. En stylisant les images et en exploitant à fond les possibilités du plongeur qui permet à la caméra d’anima-tion de se déplacer rapidement, on a évité les sentiers battus. Mais celles de mes expériences qu’on peut considérer comme les plus originales portent sur les sons/dessins, c’est-à-dire des sons produits par une bande sonore qu’on n’a pas enregistrée, mais qu’on a dessinée, littéralement, sur la partie de la pellicule réser-vée à cette fin. Veuillez m’en croire, c’est tout un monde, un monde dans lequel nous ne saurions pénétrer sans éterniser un article déjà beaucoup trop long ! »