Une épopée intime

Eugénie Zvonkine, professeur en cinéma à l’université Paris 8, codirectrice du laboratoire Estca, membre junior de l’Institut Universitaire de France

Né en 1957 dans le village de Kountouou, non loin de Bichkek, à l’époque la capitale de la Kirghizie soviétique, aujourd’hui celle du Kirghizstan indépendant, Aktan Abdykalykov (plus tard appelé Aktan Arym Kubat) ne pense pas au cinéma dès son jeune âge. Il y viendra par la peinture. Après des études à l’institut d’Art du Kirghizstan entre 1976 et 1980, il se fait embaucher comme décorateur dans le studio de cinéma local, Kirghizfilm. Après un documentaire (Un chien courait, 1990), primé au festival international de Bakou (Azerbaïdjan), il se décide à réaliser un film de commande, encouragé par un maître du cinéma kirghize, Tolomouch Okeev, Où est ta maison, l’escargot ? (1992). S’il ne reconnaît pas ce long métrage comme une œuvre personnelle, cette expérience lui permet de faire ses armes.

Le jeune réalisateur finit par véritablement trouver sa voix avec le moyen métrage La Balançoire (Selkinchek, 1993) qui sera le premier film de sa trilogie autobiographique. Plusieurs ingrédients apparaissent déjà dans ce film poétique en noir et blanc qui seront caractéristiques de sa filmographie. Cette œuvre de 45 minutes raconte l’histoire d’un jeune garçon qui voit une jeune fille qui participait volontiers à ses jeux enfantins (la balançoire) s’éloigner, appelée à d’autres engouements par un beau marin venu de loin. Le cinéaste s’y attarde avec tendresse et délicatesse sur les visages des acteurs non professionnels. C’est un véritable parti pris pour le réalisateur qui va tout au long de sa carrière filmer majoritairement des non professionnels et faire jouer ses proches dans ses films. En particulier, son fils Mirlan Abdykalykov, devient son véritable alter ego. Il a 9 ans au moment du tournage de La Balançoire dont il campe le vaillant garçonnet qui tente de défendre le territoire de son enfance, 14 au moment du Fils adoptif (Bechkempir, 1998), puis 17 lors du tournage du Singe (Maimyl, 2001).

Dans cette première trilogie autobiographique qu’il intitule « Je me souviens et j’ai mal », le cinéaste place son alter ego dans un contexte intemporel où se mêlent le quotidien immuable d’un aïl (village kirghize) et des éléments du passé soviétique comme les films indiens montrés par un projectionniste ambulant dans Le Fils adoptif ou le service militaire suspendu au-dessus de la tête du héros comme une épée de Damoclès dans Le Singe.

Tous les films seront ainsi rythmés par les gestes du labeur quotidien : faire le pain, réparer l’électricité, préparer et verser le thé, fabriquer des briques, battre le feutre, faire sécher des crêpes en bouse pour en faire du chauffage pour l’hiver. Le cinéaste les observe avec d’autant plus de justesse qu’il vit toujours dans l’aïl où il est né malgré la célébrité mondiale acquise au fil des années(La Balançoire a obtenu le Grand Prix à Locarno, Le Singe et Svet-ake ont été projeté à Cannes, Centaure à Berlin).

Les jeux plus ou moins innocents et l’éveil de la sensualité de ses jeunes personnages de la première trilogie sont hantés par des épreuves familiales et le grand monde au loin : le marin et son coquillage, à la fois objet de fascination et de répulsion dans La Balançoire, la découverte par Azate qu’il est un enfant adopté dans Le Fils adoptif, le père alcoolique dont il faut s’occuper et le service militaire dans Le Singe.

Enfant adopté comme son héros, le cinéaste décide, après avoir clôturé sa première trilogie, de se donner un nom composé à partir des prénoms de ses deux pères, le biologique et l’adoptif. En 2003, il devient Aktan Arym Kubat. Dans sa trilogie suivante, « Je vis et j’ai mal » – Le Voleur de lumière (Svet-ake, 2010), Centaure (Kentavr, 2016) et Esimde (This Is What I Remember, 2022) – il prendra la place de son fils et jouera le rôle principal de chacun des films.

Dès le moyen métrage, la mise en scène d’Arym Kubat est très empreinte de sa première formation, la confiance étant accordée avant tout à l’image en mouvement et au son, non aux dialogues. Nombre de plans ont d’ailleurs une composition picturale grâce à leur construction symétrique. Cette précision quasi mathématique se retrouve dans plusieurs aspects de l’œuvre : si l’on décortique les films, leur narration, qui semble pourtant couler naturellement, apparaît comme une construction symétrique d’une extrême rigueur. C’est ainsi également que le cinéaste érige son œuvre personnelle à travers deux trilogies consécutives dont les films riment entre eux et se répondent.

Le cinéma d’Aktan Arym Kubat est aussi friand de rituel que de sensoriel. La Balançoire est rythmée par les mouvements de caméra, les rires de la jeune fille, la musique du komuz (instrument traditionnel kirghize). Dans ses films suivants, cette présence de la tradition se fera toujours sentir – Le Fils adoptif (1998) s’ouvre sur un rituel d’adoption traditionnel kirghize, dans Centaure (2016) un voleur de chevaux incarné par le cinéaste lui-même semble renouer avec la tradition nomade de son peuple, ne formant qu’un avec le cheval de ses rêves.

La sensorialité, voire la sensualité est présente dans toute l’œuvre du cinéaste. Dans Le Fils adoptif, il frappe nos esprits en incrustant de courts plans saturés de couleur dans le fil d’une narration en noir et blanc – les couleurs viennent surprendre et caresser la rétine pour signaler au spectateur les souvenirs et les instants les plus vifs et les plus puissants du quotidien du jeune adolescent. Ces moments peuvent être aussi anodins que le surgissement d’un bel oiseau à sa fenêtre ou significatifs, comme le jeu des fils qui permettent d’effleurer la main de la jeune fille dont on est amoureux. Aktan Arym Kubat est ainsi toujours le cinéaste de l’amour. Il n’est qu’à penser à la merveilleuse séquence où sa femme (jouée par Taalaïkan Abazova) le baigne dans Svet-ake : la tendresse et la complicité des deux personnages nous restent longtemps en mémoire. Dans Centaure, la vie quotidienne du héros dont la femme est muette et dont le fils ne parle pas, est, elle aussi, remplie d’une tendresse infinie – il n’est qu’à penser à ce petit rituel du « baiser avec les doigts » que lui, sa femme et son fils instaurent à la maison.

Le cinéaste mêle avec précision dans sa narration les observations quasi documentaires du quotidien qui l’entoure et un élan épique. La caméra d’Arym Kubat peut ainsi aussi bien se rapprocher des corps ou des matières (le kurak korpé, tapis en patchwork traditionnel kirghize qui s’agglomère comme les souvenirs précieux des personnages) ou s’éloigner pour montrer leurs trajectoires et leur courage face aux épreuves. Le très long pont suspendu que l’on retrouve dans plusieurs de ses films vaut ainsi le sentier en zigzag des films d’Abbas Kiarostami – chemin de vie aussi bien que décor permettant de suivre les déplacements des corps vaillants qui ne renoncent jamais.

Les héros d’Arym Kubat, souvent fragiles, voire risibles, comme le légèrement alcoolique et le pataud Svet-ake (littéralement Monsieur Lumière) ou l’amnésique Zarlyk d’Esimde vont se hisser à des niveaux d’héroïsme inattendus. Svet-ake est une sorte de Robin des bois local, puisqu’il permet aux villageois de survivre malgré la terrible hausse des prix de l’électricité en faisant tourner les compteurs à l’envers, et un vrai révolutionnaire puisqu’il tente de construire un moulin à vent pour alimenter le village en électricité gratuite. Zarlyk décide de nettoyer les détritus qui jonchent son village qu’il retrouve après vingt ans d’absence. La mort, le drame guettent ainsi les personnages alors que les films peuvent apparaître de prime abord comme des enchaînements de saynètes ludiques.

Si, dans la première trilogie, le récit initiatique et la découverte du monde, la recherche de sa juste place dans le monde sont au centre des enjeux cinématographiques, dans la deuxième trilogie Aktan Arym Kubat se connecte plus directement sur l’époque contemporaine et observe avec clairvoyance les dérives et les difficultés de son pays livré à la misère et à la corruption après la longue domination soviétique. Le cinéaste s’y dresse aussi bien contre la corruption financière et politique, contre la monétisation du corps des femmes que contre une islamisation progressive du pays. Le ton se fait ainsi plus grave de film en film, jusqu’au poignant Esimde, où le cinéaste retrouve son fils, Mirlan (devenu entre-temps réalisateur à son tour) qui joue cette fois non son alter ego, mais son fils. Le héros du film, Zarlyk (joué par le réalisateur), était parti gagner de l’argent en Russie et avait disparu. Il réapparaît vingt ans plus tard, alors que tout le monde le croyait mort. Il est là, mais il a perdu la mémoire. Pourtant le titre du film – littéralement « ce dont je me souviens » – nous laisse entrevoir ce qu’il reste sur les ruines d’un être (ou d’un pays) dévasté. Grand film d’amour, Esimde se fait également fable écologique et, fidèle à sa vision du monde, le cinéaste nous montre que ce sont les petits gestes, d’affection ou de réparation, qui pourraient encore sauver le monde.