« Je n’avais pas imaginé que Bill fût à ce point un paon, une sorte de dandy vandale. Soudain le personnage m’est apparu sous un autre jour. On peut s’habiller comme on veut, l’homme primitif est toujours visible sous le vêtement. » Daniel Day-Lewis parle ici de Bill le Boucher, le personnage qu’il interprète dans Gangs of New York de Martin Scorsese (2002). Sommet de violence et de monstruosité, Bill le Boucher est un rôle clef pour l’acteur, la synthèse explosive de ses penchants les plus contradictoires. À la tête du gang des « Natifs », colons de souche anglaise, le personnage incarne l’Amérique d’un extrême à l’autre : la sauvagerie du nouveau monde et les civilités du vieux continent, son raffinement de façade et sa brutalité simultanément. Après avoir longtemps pensé à Robert De Niro pour le rôle (le projet date des années 1970), au début des années 2000, Scorsese ne voit plus que Daniel Day-Lewis. Les deux hommes se sont croisés sur Le Temps de l’innocence (1993), dont l’action se situe dans la haute société new-yorkaise quelques décennies après les événements de Gangs of New York. Problème, l’acteur s’est retiré en Italie, loin du cinéma dont il ne veut plus entendre parler. Son dernier film, The Boxer (1997), l’a dégoûté du métier. Usé mentalement par cette méthode dévorante consistant à se glisser dans le personnage toute la durée du tournage, récompensé d’un Oscar à 33 ans, Daniel Day-Lewis a le sentiment d’avoir fait le tour. Indien d’Amérique dans Le Dernier des Mohicans (1992), poète affecté d’un lourd handicap dans My Left Foot (1989), figure de la grande bourgeoisie dans Le Temps de l’innocence, petite frappe et boxeur chez Jim Sheridan, l’acteur a joué tout et son contraire au point de ressentir une certaine lassitude. Il s’est reconverti dans la cordonnerie et le travail du bois, des métiers manuels qui le séduisent par leur simplicité. Mais Martin Scorsese n’a pas dit son dernier mot. Si l’acteur peut se vanter d’avoir tout joué, concède-t-il, une performance manque à son tableau de chasse. Celle du psychopathe qu’il serait dans la vraie vie si le cinéma ne le canalisait pas.
Scorsese a vu le phénomène à l’œuvre. Le Temps de l’innocence contenait une violence qu’il pourrait faire jaillir dans un personnage aux antipodes de Newland Archer, ce jeune avocat piégé par les conventions de son milieu, dont le prestige fait alibi à la bassesse des manigances. Un an plus tôt, il jouait l’exact inverse : la vraie noblesse sous les traits d’un sauvage, dans Le Dernier des Mohicans. Cette faculté pour les extrêmes ne vient pas de nulle part. Elle trouve son origine dans la jeunesse de l’acteur, en Grande-Bretagne. Daniel Day Lewis naît à Londres en 1957, dans une famille d’ascendance irlandaise. Son père est Cecil Day-Lewis, un écrivain nommé en 1967 au poste très convoité de « poète lauréat » de la reine Élizabeth II, équivalant à une fonction de plume officielle. Deuxième enfant d’un foyer qui en comptera cinq, le jeune Daniel évolue dans l’ombre de cette figure intimidante, dont le bureau lui est strictement interdit. Cette noble culture qu’il hérite de son père, cette tradition élitiste typique de la société bri- tannique, Daniel Day-Lewis s’en rapproche par le théâtre, qu’il découvre dans l’école privée du Kent où ses parents l’envoient à l’âge de 11 ans. Cette rencontre avec la scène s’avérera déterminante, mais elle n’est pas sa première expérience d’acteur. Avant cela, le jeune Daniel s’était pris d’amitié pour des camarades peu fréquentables, rencontrés dans l’école du quartier populaire où son père l’avait inscrit afin de l’arracher à son milieu aisé, par conviction socialiste. Pour s’affirmer parmi les voyous du quartier, le fils du poète joue alors au foot, vole, apprend l’argot de la rue qu’il ramène à la maison. C’est son tout premier rôle, une performance de survie. Elle lui vaudra d’être envoyé dans cette école privée du Kent, où ses parents le scolarisent en urgence, de peur qu’il ne tourne mal. Une dizaine d’années plus tard, Daniel Day-Lewis joue professionnellement du Shakespeare sur les scènes de Bristol et de Londres. La crise d’adolescence n’a pas eu lieu. Ou plutôt, pas encore. En 1972, un petit rôle décroché par hasard lui avait fait connaître le cinéma. Le film s’appelait Un dimanche comme les autres, il y interprétait un petit vandale. Quatre ans plus tard, la performance de Robert De Niro dans Taxi Driver le décide à devenir acteur. Le cinéma sera sa révolte. Une passion vulgaire, subalterne, en rupture totale avec le théâtre jugé plus noble par son milieu d’origine.
En préparant Gangs of New York, Martin Scorsese sait exactement à qui il a affaire. « Comme Robert De Niro, dit-il dans un entretien accordé en 2002, Daniel est un acteur implosif. Derrière cette façade de pudeur, je sais qu’il contient beaucoup de rage. » Pour son portrait en creux de l’Amérique en bar- bare endimanché, c’est le cocktail qu’il recherche. Une nature de vandale sous des manières victoriennes, le grand bourgeois du Temps de l’innocence sous lequel frémirait le révolté de My Beautiful Laundrette (1985), l’Irlandais bouillant d’Au nom du père (1993), le poète muré dans son propre corps de My Left Foot. Ce goût pour la violence saupoudrée de culture britannique conduira Day-Lewis à interpréter nombre de personnages d’époque (There Will Be Blood, Lincoln), liés aux origines turbulentes de la démocratie américaine, toujours tiraillée entre la sophistication européenne de sa haute société – dont il maîtrise la langue, les manières – et des restes de sauvagerie. Scorsese garde peut-être en mémoire ce grand écart, au début des années 1990, quand l’acteur était passé sans la moindre difficulté du Temps de l’innocence au Dernier des Mohicans, soit du costume le plus boudinant de sa carrière à l’agilité féline d’un indien d’Amé- rique. Ou bien sa performance de génie en butte contre son propre corps, dans My Left Foot, métaphore de la condition d’artiste, condamné à l’incompréhen- sion du monde. Cette chimère qu’est le créateur, source d’admiration autant que de rejet, Daniel Day-Lewis lui consacrera son dernier film. Portrait de l’artiste en couturier perfectionniste, Phantom Thread (2017) relève à la fois de l’hom- mage et du testament. Testament, d’abord, d’un acteur dont l’intensité et le besoin vital d’isolement trouvent ici un miroir idéal. Hommage, ensuite, à ce père décédé tôt dans sa vie, capable de raideur comme de la plus grande finesse, à l’image de ce couturier ogresque congédiant froidement ses compagnes après leur avoir confectionné le plus beau des poèmes, sous la forme d’une robe. Pour Daniel Day-Lewis, Phantom Thread est un beau point final. Situé dans le Londres des années 1950, celui des succès de son père et de sa propre naissance, le film boucle la boucle.
Si Gangs of New York n’a pas apporté de récompense majeure à Daniel Day- Lewis, le film donne quand même raison à Martin Scorsese. Non, l’acteur de My Left Foot et du Dernier des Mohicans n’avait pas fait le tour de son propre talent. Deux Oscars supplémentaires, remportés pour deux de ses meilleurs films (There Will Be blood et Lincoln), se chargeront de le lui rappeler. S’il ne les doit pas à Scorsese, comment ignorer l’influence du cinéaste sur sa seconde carrière ?
Comment ne pas repérer la signature de ce découvreur hors pair, à l’origine des plus belles performances de Robert De Niro et de Leonardo DiCaprio, sur le retour en grâce de l’acteur le plus récompensé du cinéma ? Bill le Boucher ne lui a pas seulement remis le pied à l’étrier. Le personnage plante une graine d’ambiguïté appelée à germer dans There Will Be Blood, chez cet entrepreneur brutal, dans le Lincoln politicien de Steven Spielberg, et jusqu’au créateur de Phantom Thread dont le raffinement voisine avec une cruelle absence d’empa- thie, une insensibilité digne de ces rôles de déments qui sont aussi, chez Daniel Day-Lewis, les plus criants de vérité. Sa méthode maniaque trahirait-elle une monstruosité bien réelle ? L’acteur, lui, n’en doute pas une seconde. Pourquoi se retirerait-il à l’abri du monde, dans son château en Irlande, sinon pour nous épar- gner sa folie en la jetant dans ses films ? De Taxi Driver à There Will Be Blood, de Paul Muni à Daniel Day-Lewis en passant par Marlon Brando (son idole de jeunesse), n’est-ce pas, depuis toujours, l’ingrédient des plus beaux « dangers publics » de cinéma ?