Chantal Akerman en trois mouvements

Cyril Béghin, directeur du recueil de textes Chantal Akerman. Œuvre écrite et parlée , Éd. L’Arachnéen, mars 2024

Chantal Akerman fait son entrée en cinéma par la petite porte d’une cuisine bruxelloise. Là, avec une série de gestes déréglés, elle vient mettre le désordre face à la caméra : vaisselle, torchons, vêtements, Saute ma ville envoie tout valser à huis clos. La puissance d’un corps est sa capacité à ne pas faire ce qu’on attend de lui, il n’y a pas d’autre histoire à raconter, et pas seulement lorsqu’on est une jeune femme de 18 ans en 1968. Chez Akerman, même parfaitement immobile, il y a d’immenses mouvements qui grondent. N’est-ce pas aussi une définition du spectateur de cinéma ? Voyages en intensité : de son deuxième court métrage, La Chambre, en 1972 – qui combine la vision d’un personnage couché, elle-même encore, avec un mouvement de caméra circulaire répétitif – à l’installation Now en 2015 – des travellings latéraux à vive allure dans le désert –, de Jeanne Dielman à La Folie Almayer, à travers l’inépuisable diversité des formats, des genres et des sujets qu’elle a abordés, à toutes les échelles de la grande Histoire et des petites histoires, Akerman ne cesse de mettre en scène cette profonde tension. Fuir, rester. S’exiler, attendre. Danser peut-être.

« Déménager » est le premier mouvement : s’en aller, changer de lieu, aussi bien que défaire le ménage, insinuer de l’inquiétude dans ce qui relève du ménager, de l’intime ou du familial. Par exemple déconstruire, au sens propre, le couple, par éloignement, espacement, impossibilité à se conjoindre, sur le mode comique (Un divan à New York) ou somptueusement tragique (La Captive). Faire un cinéma à la première personne du singulier qui s’en va aussi filmer les autres, des foules et des déserts. « Ne pas appartenir », comme Akerman le formulait autrement. Parfois les deux se confondent. Au début de son premier long métrage, Je tu il elle (1974), on ne sait trop si la jeune femme qu’elle incarne vient d’emménager, s’apprête à déménager, ou si elle n’est pas simplement en train de faire place nette pour habiter quelque part en étant débarrassée de toute domesticité. Plus de trente ans plus tard, dans l’essai documentaire Là-bas (2006), Akerman enfermée dans un appartement de Tel-Aviv tourne autour de sa difficulté à faire un film sur Israël en même temps qu’elle avoue, en voix off, que les gestes les plus héroïques pour elle sont ceux du quotidien. L’immigration de sa famille juive polonaise en Belgique peu avant la Seconde Guerre mondiale, la déportation de sa mère au camp de concentration d’Auschwitz où sont assassinés trois de ses parents, hantent l’œuvre sous formes de résonances plus ou moins explicites, mais tout finit encore dans une cuisine, celle où la cinéaste écoute sa propre mère lui raconter ses souvenirs d’exilée dans le bien nommé No Home Movie (2015). Histoires d’Amérique (1988) en tisse admirablement l’entrelacs : chacun de ses récits d’immigrés juifs installés à New York au début du xxe siècle est aussi celui d’un drame conjugal, d’une impasse domestique racontés par des acteurs immobiles devant la caméra, bouillonnant de gestes fatals et de vastes déplacements. Même lorsqu’on a « la vocation de l’exil » au-delà des contingences historiques, comme Akerman l’expliquait du personnage-titre des Rendez-vous d’Anna (1978), « déménager », échapper au ménager, est une lutte de tous les instants – féministe, mais pas seulement.

On pourrait élire en second un mouvement plus mystérieux : « marcher à côté de ses lacets », disait drôlement Akerman, qui y voyait l’une des expressions de son rapport contrarié au comique. Non pas « à côté de ses pompes » mais « de ses lacets », parce que ceux-ci désignent à la fois le déséquilibre qui menace et les tortuosités d’un trajet. « Ça tiraille dans tous les sens », écrivait-elle dans un essai autobiographique de 2004 Le frigidaire est vide. On peut le remplir, inclus dans le volume Autoportrait en cinéaste. « Marcher à côté de ses lacets », c’est n’être jamais là où la bonne logique voudrait que l’on soit, comme lorsqu’elle réalise une comédie musicale pop et bariolée, Golden Eighties (1986) ou crée une ambitieuse installation vidéo, D’Est, au bord de la fiction (1995) à partir de son essai documentaire D’Est (1993). C’est surtout ne pas tenir compte des hiérarchies, refuser la maîtrise, déjouer le surplomb des genres et des sujets. Il n’y a pas de grands et de petits films, tous participent avec la même force de l’art de leur auteur. Il y a ce qu’on pourrait nommer un ton, un style, jamais une méthode ou un dispositif qui se reproduirait de film en film, d’installation en installation ou de texte en texte. Il y a une tension vers des genres ou des catégories (« drame psychologique », « comédie », « expérimental », « essai documentaire », etc.) ou vers de vastes sujets (l’homosexualité, la judéité, le racisme, etc.) qui ne résume en rien ce que les œuvres font : en quoi elles sont toutes, selon une formule de la cinéaste, des « aventures de la perception ».

La question de la hiérarchie des images est très tôt capitale. Akerman va souvent regarder « à côté » ou « de l’autre côté ». Elle en fait la théorie à partir de Jeanne Dielman : « Un baiser en gros plan, c’est très haut dans la hiérarchie des images, dans le champ commercial. Quelqu’un qui fait la vaisselle, c’est très bas. Je pense qu’en vérité toutes les images ont la même importance. Un baiser et quelqu’un qui fait la vaisselle et un meurtre. » Cette morale, tenue avec force dans la fixité des plans et les actions ordinaires de Jeanne Dielman, parcourt toute la filmographie et surtout les essais documentaires, depuis le fondateur Hôtel Monterey (1972) jusqu’à No Home Movie. Lorsqu’Akerman voyage dans les pays de l’Est au moment de l’effondrement du bloc soviétique, elle ne filme ni des rassemblements politiques, ni des institutions en déshérence, que des passants, des routes, un bal d’anonymes. À Tel-Aviv pour réaliser son film sur Israël, elle ne sort pas de chez elle et filme les voisins d’en face à travers les stores de son appartement : images de rien, images banales que la puissance des cadres, de la durée et du montage peuple de fantômes de la grande Histoire. La même morale vaut pour les textes. Akerman raconte dans Le frigidaire est vide… qu’adolescente, elle ne voulait pas faire du cinéma : « Je voulais écrire à côté de mes lacets. » Elle est l’auteur de tous ses scénarios, publie deux récits d’autofiction (Une famille à Bruxelles, Ma mère rit) ainsi qu’Autoportrait en cinéaste et une pièce de théâtre, Hall de nuit. L’écriture simple, plate, litanique, égalise les actions et les descriptions, fait tourbillonner les identifications. L’absence de hiérarchie y devient parfois vertigineuse et va jusqu’à la contradiction, l’oxymore, le non-choix entre oui et non, toujours et jamais. « Dans ce monde binaire c’est toujours ou ça, ou ça. J’aimerais tant parfois que cela soit, et ça, et ça, et ça. »

S’il fallait choisir un troisième mouvement, ce serait encore un déplacement. Appelons-le « finir à reculons ». On le retrouve dans News From Home, Nuit et Jour, Sud, La Folie Almayer, des films qui s’achèvent par un long travelling arrière, et magnifiquement encore dans l’installation D’Est, au bord de la fiction, dont le dernier écran montre, à l’infini, un mouvement à reculons et au ralenti sur le ciel nocturne de Moscou. Il s’agit de finir en regardant ce que l’on quitte et de poursuivre ainsi une insistance du regard – insistance dans le temps (ça dure) et dans l’espace (ça reste) – qui est l’une des premières marques du cinéma d’Akerman. Continuer de faire face, aussi, tout en prenant congé. Le dernier plan de Jeanne Dielman le faisait sans bouger, mais en 2001, Akerman répète ce plan sur sept moniteurs alignés, avec un léger décalage temporel qui produit un mouvement de propagation, une sorte de calme déflagration à travers l’espace. Dans News From Home, c’est comme si le souffle du film projetait le spectateur en arrière tandis que Manhattan, où le film nous a promenés pendant une heure trente, à présent vu depuis un ferry qui s’en éloigne, rapetisse et disparaît lentement dans la brume à la manière d’un corps plein. Quelque chose se condense à vue.

Les rétrospectives invitent à regarder en arrière, mais depuis des points dans le temps toujours différents. La première rétrospective des films de Chantal Akerman a eu lieu en 1975, à la Mostra de Venise. La cinéaste avait 25 ans, Jeanne Dielman avait été projeté quelques mois auparavant à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes. Elle a réalisé de nombreux films par la suite, auxquels se sont ajoutés les installations et les textes, pour condenser aujourd’hui le corps d’une œuvre qui semble paradoxalement n’en être qu’à ses débuts. « Pour faire du cinéma, il faut se lever ! » disait Akerman allongée dans le court métrage Lettre de cinéaste. Quand on la regarde ainsi en reculant, l’œuvre se lève et ne cesse de grandir.