Pierre Richard

Jérémie Imbert, biographe de Pierre Richard et fondateur de CineComedies

Dans l’histoire de la Comédie à la française, qui démarre officiellement le 28décembre 1895 avec la projection à Paris de L’Arroseur arrosé des frères Lumière, Pierre Richard occupe une place à part : il est le dernier descendant d’une lignée unique, celle des grands burlesques à la fois acteurs, auteurs, réalisateurs et créateurs d’un personnage inoubliable.

Dans la lignée de Georges Méliès, premier magicien du cinéma ayant réalisé 600 films entre1896 et1913, de Max Linder, première star internationale dans les années 1910, et de Jacques Tati et son célèbre monsieur Hulot, un grand blond aux yeux bleus à la silhouette élancée débarque sur les écrans de l’Hexagone en 1970. Dans Le Distrait, Pierre Richard crée un personnage atypique, synthèse improbable du muet et du parlant, héritier de Buster Keaton pour la gestuelle et l’expression du corps, et de Groucho Marx pour les jeux de mots et le burlesque verbal.

Mais qui se cache derrière cet énergumène qui, deux ans après mai1968, apporte un souffle nouveau sur le cinéma comique français ? Qui est donc Pierre-Richard Maurice Léopold Defays, né le 16août 1934 à Valenciennes ?

Élevé entre une famille d’immigrés italiens et de riches industriels du Nord, le petit-fils Defays au prénom composé passe une partie de sa jeunesse à Valenciennes dans le château de son grand-père paternel, aristocrate polytechnicien autoritaire. Encouragé par sa mère qui l’incite à apprendre la tirade du nez de Cyrano de Bergerac, le petit blond au regard turquoise s’exécute en costume devant la famille et les amis de passage.

À l’adolescence, alors qu’il assiste à la projection de la comédie Un fou s’en va-t-en guerre au cinéma le Novéac de Valenciennes, il est frappé d’un coup de foudre pour Danny Kaye, acteur-chanteur-danseur américain, et par ailleurs sa copie conforme physiquement. Ainsi naît sa vocation d’acteur.

Après un passage dans les cours d’art dramatique de Charles Dullin puis de Jean Vilar, des premiers pas au théâtre sous la direction d’Antoine Bourseiller ou de Jean Bouchaud, un duo au cabaret avec son compère Victor Lanoux, et de nombreuses participations à des émissions télévisées de variétés devant les caméras de Jean-Christophe Averty, Pierre Koralnik ou Jacques Rozier, Pierre Richard fait la connaissance de celui qui va lui mettre le pied à l’étrier, Yves Robert.

Partenaires dans deux pièces du dramaturge polonais Sławomir Mrożek, les deux hommes s’entendent si bien que le cinéaste de La Guerre des boutons lui écrit un petit rôle sur mesure pour son prochain film. Dans Alexandre le bienheureux, Pierre Richard se distingue par sa gestuelle à la fois élastique et élégante.

Dans ses mémoires intitulés Je sais rien, mais je dirai tout (Flammarion, 2015), Pierre Richard raconte : «Un beau jour, pendant le tournage d’Alexandre le bienheureux, le long d’une voie de chemin de fer, Yves Robert m’a dit : “Tu n’as aucune place dans le cinéma français. Tu n’es pas un comédien, tu es un personnage. Tu n’es pas un jeune premier comme Alain Delon, tu n’es pas une rondeur comme Bernard Blier, tu n’es rien de tout ça. C’est ton atout. Tout t’est permis. Invente-toi. Fais ton cinéma.” C’est le plus beau conseil qu’il m’ait donné.»

Le comédien poursuit alors son travail d’écriture entamé avec Victor Lanoux sur leurs sketches pour le cabaret. Médecin et écrivain de science-fiction et de polar, André Ruellan l’incite à relire le portrait de Ménalque dans les Caractères de Jean de La Bruyère. Les deux coscénaristes brodent un canevas idéal qui mettra en valeur les talents gestuels et verbaux de Pierre Richard. À quelques semaines du premier tour de manivelle, le comédien devenu scénariste ne sait pourtant pas encore qui va réaliser Le Distrait :

«Quand le film a été décidé de manière concrète, j’ai demandé à Yves Robert :

– Mais alors qui va le mettre en scène ?

– Écoute, si tu prends un metteur en scène, il va le tourner à sa façon, forcément, et il va te trahir. Je préfère que tu le fasses toi-même.

– Mais je n’ai jamais fait de film. Je n’ai même pas fait de court métrage.

– Ne t’inquiète pas. Je vais te donner un premier assistant qui connaît bien la technique, tu vas lui expliquer ce que tu veux, et lui le traduira au cadreur. Si tu confies le film à un autre, tu vas perdre quelque chose de ton univers à toi.»

Sorti le 9décembre 1970, Le Distrait apporte un vent de fraîcheur sur la comédie. La poésie des dialogues, la science des déplacements du personnage dans le cadre, et la satire de l’envahissement de l’espace public par la publicité, font de cette œuvre un tournant dans le cinéma comique français. Le burlesque dénonciateur du film, qui fait écho aux œuvres des grands maîtres de la comédie américaine, séduit un million et demi de spectateurs à travers toute la France.

Cette première réussite artistique et commerciale incite Yves Robert et Alain Poiré à produire un autre film. Un an plus tard, Pierre Richard retrouve André Ruellan et tourne d’après une idée originale de Roland Topor Les Malheurs d’Alfred. Cette fois, ils prennent pour cible les jeux télévisés, qu’ils soupçonnent fortement d’abrutir la population. Avec la complicité de son ami et collaborateur artistique Marco Pico, Pierre Richard affine encore son sens du cadre, et multiplie les entrées et sorties de champ afin d’accroître la puissance des gags. Sorti le 8mars 1972, le succès du film permet à Pierre Richard de devenir une valeur sûre du cinéma français.

En 1972, son statut bascule avec Le Grand Blond avec une chaussure noire, qui s’exporte dans le monde entier. Écrite et dialoguée par Francis Veber d’après une idée originale d’Yves Robert, la comédie d’espionnage au casting cinq étoiles devient l’une des dix plus grosses recettes de l’année et fait de Pierre Richard une star internationale.

Les portes lui étant définitivement ouvertes, Pierre Richard peut faire ce qu’il veut. Ainsi, il réalise un troisième film, Je sais rien mais je dirai tout, qu’il coécrit avec son ami Didier Kaminka, et dans lequel il fustige les marchands d’armes. Il met ensuite sa silhouette au service des autres, tournant ainsi avec les plus grands réalisateurs de comédie de l’époque : Claude Zidi (La Moutarde me monte au nez et La Course à l’échalote aux côtés de Jane Birkin), Francis Veber (Le Jouet – qu’il coproduit – puis la trilogie La Chèvre / Les Compères / Les Fugitifs en duo avec Gérard Depardieu), Gérard Oury (La Carapate et Le Coup du parapluie).

Au milieu des années 1970, Pierre Richard monte sa boîte de production, Fidéline Films, permettant notamment à Alain Cavalier et Alain Resnais de boucler le budget de leurs films (Le Plein de super et La vie est un roman). Parallèlement à ses gros succès, il tente de casser son image de gentil rêveur. Aux côtés de Philippe Noiret dans Un nuage entre les dents, le premier long métrage de Marco Pico, Pierre Richard mal rasé semble sortir tout droit d’une comédie italienne de Dino Risi ou Ettore Scola. Malgré des critiques excellentes à sa sortie, le public n’adhère pas à la tonalité grinçante de cette comédie à contre-courant de la production de l’époque.

Il se laisse également tenter par l’aventure que lui propose Jacques Rozier, le meilleur metteur en scène de la Nouvelle Vague selon Jean-Luc Godard et Pascal Thomas. Dans Les Naufragés de l’île de la Tortue, Pierre Richard s’abandonne à la méthode de travail singulière du cinéaste : «Avec lui, je ne savais plus trop si je jouais ou si j’étais. Nous étions un peu perdus, et c’est ça que j’aimais !». Malgré un nouvel échec commercial, la collaboration avec Rozier lui apporte une respectabilité de la part de ses anciens détracteurs.

Après Le Retour du Grand Blond et un passage chez Georges Lautner dans l’irrésistible On aura tout vu, tous deux écrits par Francis Veber, Pierre Richard revient à la mise en scène. En 1978, il embarque Aldo Maccione dans le cultissime Je suis timide mais je me soigne, signant au passage son plus gros succès de réalisateur. Il remet en scène ce même duo deux ans plus tard dans C’est pas moi c’est lui, qui fait à nouveau un tabac auprès du grand public.

Le comédien assume des choix radicaux. Mécontent du scénario et de son personnage, il décline L’Aile ou la Cuisse de Claude Zidi (il regrettera par la suite d’avoir raté cette occasion de tourner avec Louis de Funès). Parmi les projets lui tenant particulièrement à cœur, ses collaborations avec Jerry Lewis, Mel Brooks et Gene Wilder ne verront malheureusement jamais le jour.

Peu après la sortie des Fugitifs, Francis Veber part faire carrière aux États-Unis. «Je ne sais pas ce qui s’est passé entre nous, explique Pierre Richard. Fâcherie ? Non. Blessure ? Non. Quoi ? Rien. Et c’est ce “rien” que je ne m’explique pas. J’aurais aimé connaître un jour les raisons de cette distanciation. Je ne les trouve pas, notre collaboration était excellente. Il était amical au possible. Et que des succès en commun. Je me dis que c’est ça la vie : on fait un parcours ensemble, et puis plus rien… Il a coupé l’interrupteur, comme ça, machinalement, comme on éteint la lumière avant de sortir.»

Depuis les années 1990, Pierre Richard laisse apparaître sur son visage une barbe grisonnante qui l’éloigne peu à peu de son emploi initial. Cette maturité assumée lui permet de faire évoluer son personnage vers plus de gravité, sans pour autant perdre son regard d’enfant. Il partage sa vie entre la scène – où il a notamment délivré trois «seul-en-scène» écrits avec Christophe Duthuron – et le cinéma où il alterne premiers, seconds rôles et participations exceptionnelles dans, entre autres, Les Mille et Une Recettes du cuisinier amoureux de Nana Djordjadze, En attendant le déluge de Damien Odoul, Essaye-moi de PEF, Victor de Thomas Gilou et Et si on vivait tous ensemble ? de Stéphane Robelin. Récemment, il s’est fait remarquer dans Les Vieux Fourneaux de Christophe Duthuron, Paris pieds nus d’Abel & Gordon La Plus Belle pour aller danser de Victoria Bedos et Jeanne du Barry de Maïwenn.

Véritable créateur de formes, acteur inventif dont les effets burlesques ne sont jamais altérés par le temps, Pierre Richard a traversé les années1970 et1980 avec un succès considérable, devenant l’un des rois du box-office hexagonal avec près de cinquante millions d’entrées en quinze ans. Élevé au rang de mythe dans les pays de l’ex-bloc soviétique, où sa fantaisie permettait de supporter la rudesse du régime communiste, célèbre dans certains pays asiatiques – en Thaïlande, les gens l’appellent Piem qui signifie «celui à qui tout arrive» – ou en Argentine, le personnage de Pierre Richard est doté d’une force universelle dépassant les frontières du langage.

Pierre Richard : «Être comédien, c’est quoi ? Donner vie à des personnages que vous n’êtes pas, avec le plus de réalisme possible, de vérité surtout. Et paradoxalement, c’est toujours moi qu’on retrouve derrière ces personnages et non le contraire. C’est peut-être pourquoi j’ai toujours douté d’être un comédien. C’était toujours moi, confronté à des situations comiques : distrait, inadapté, malchanceux, timide.»