Le décor au cinéma et ses fonctions

Jean-Pierre Berthomé, auteur de l’ouvrage Le Décor de film – De D.W. Griffith à Bong Joon-ho (Éd. Capricci, avril 2023)

Le décor d’un film partage avec son scénario la particularité de donner une forme à ce qui n’est à ce stade que le désir d’une œuvre encore à inventer. Le scénario bouclé, c’est au décorateur qu’il appartient d’imaginer les espaces réclamés par le projet et surtout de proposer les moyens d’en rendre possible l’usage. Ce peut être en recourant à des lieux existants qui devront alors, inévitablement, être aménagés pour répondre aux contraintes exigées par le tournage. Ce peut être aussi en construisant ex nihilo, dans les volumes vides d’un studio de cinéma, les espaces – extérieurs aussi bien qu’intérieurs – demandés par le scénario. Ou même, de plus en plus fréquemment, en déterminant ce qui, plutôt que d’être véritablement construit, devra être confié aux créateurs d’images numériques.

Le décor, à ce stade de l’entreprise, c’est bien souvent la variable d’ajustement qui fait qu’un projet pourra ou non se concrétiser. Mais il est aussi la dynamique qui, très en amont du tournage, rend possible l’échange autour de propositions dramatiques en recherche de leur expression plastique. Passé cette étape cruciale d’un accord sur les modalités et les coûts des décors du film, la production peut s’engager. Mais cette période de concertation est celle aussi où la tonalité visuelle de la production aura été déterminée et les choix esthétiques validés. Ensuite seulement peut être lancée la production effective du film.

L’apport du décor

L’apport du décor à un film n’est pas toujours facile à identifier. D’abord, parce que sa contribution doit idéalement fusionner avec d’autres tout aussi essentielles qui font que le résultat final tient à une addition de concours dont aucun n’est séparable des autres. Cette interdépendance est spécialement évidente entre le décorateur qui crée les espaces de la fiction et le chef opérateur qui s’en empare pour les transformer en images qui n’auront de réelle existence que dans la lumière de la projection sur l’écran. Elle est tout aussi vraie avec les créateurs de costumes ou avec les monteurs qui devront raccorder entre eux les espaces. Tout cela dans le respect d’un projet global déterminé par le metteur en scène et validé par la production.

L’art du décor n’est pas facile à cerner, non plus, parce que la meilleure preuve de son succès tient bien souvent dans son invisibilité. Combien avons-nous vu de ces décors si parfaitement réalistes qu’ils nous faisaient oublier qu’il avait fallu les choisir, les aménager, les construire peut-être, organiser, pour tout dire, un monde de fiction qui se donne à voir pour la simple reproduction du réel ? On sait bien que les palmarès ne récompensent que les efforts qui se voient, au détriment de beaucoup d’autres productions, plus rouées parfois, où le génie du décor est de faire croire qu’il n’a pas eu besoin de décorateur.

On n’en voudra pour exemple que Où est la maison de mon ami ? (1987), le film d’Abbas Kiarostami dont tous les spectateurs, au moment de sa sortie, ont cru qu’il montrait ses décors ingrats de la campagne iranienne de manière quasi documentaire. Comment deviner alors que le raidillon en zigzag gravi par le jeune héros était une création du cinéaste, tracée tout exprès pour le film au flanc de la colline ; une brillante métaphore de l’effort à fournir pour atteindre son but, promise à devenir image emblématique de l’univers de Kiarostami. Comment aussi, sachant aujourd’hui l’intervention de la production sur le paysage, déterminer ce qui en revient de responsabilité au décorateur officiel du film, jamais crédité dans les génériques de ses versions exportées, ou au réalisateur lui-même, dont le décorateur ne serait plus qu’un exécutant sans réelle initiative.

Quel regard sur le décor ?

On peut envisager le décor de film de bien des façons. En adoptant par exemple un point de vue d’historien pour comprendre ses évolutions techniques et esthétiques, selon les époques et les pays, depuis ses origines. Ou bien en interrogeant sa place dans l’économie du cinéma, où il représente presque toujours la dépense technique la plus considérable. Ou encore en observant les transformations des matériaux et des techniques mis en œuvre jusqu’aux actuelles images numériques. On peut également, comme cela se fait aussi avec le scénario, emprunter les outils de l’analyse génétique pour comprendre ses transformations depuis les premières esquisses jetées sur une feuille jusqu’à l’aboutissement du décor «prêt à tourner». Rien n’interdit enfin d’adopter un point de vue auteuriste, pour situer le décor dans l’ensemble de la production soit d’un décorateur (les meilleurs ont toujours des idiosyncrasies vite repérables) soit même du réalisateur puisqu’il en est de nombreux qui impriment leur marque aux décors de leurs films, quels qu’en soient les décorateurs crédités.

Les fonctions du décor

La conférence sur le décor proposée par le Fema privilégiera une autre approche encore, qui interroge les diverses fonctions du décor de film. Au plus élémentaire, le rôle de celui-ci se réduit à indiquer le temps et le lieu d’une action, en même temps que la nature du regard porté sur elle. Sa deuxième fonction est de faciliter la mise en scène qui s’y inscrira, qu’il s’agisse de varier les axes de prises de vues ou de répondre aux exigences techniques imposées par le découpage. D’autres fonctions du décor relèvent davantage de la dramaturgie. Celles par exemple de l’expressivité qui lui permet de dépasser l’énonciation factuelle des circonstances de l’action, et celle de la métaphorisation qui autorise le décor à dire au spectateur autre chose que ce qu’il prétend exprimer au premier degré. Au-delà de ces fonctions banalisées par l’usage, le décor peut même voir se dilater son importance jusqu’à devenir lui-même le spectacle réclamé par les spectateurs. Ultimement, il est même susceptible à l’occasion de changer de statut narratif pour se comporter comme un personnage à part entière, capable d’interagir avec les autres.