La Tunisie au miroir de ses réalisatrices

Élisabeth Lequeret, journaliste et critique à Radio France Internationale et aux Cahiers du cinéma

À l’aube des années 2010, en Tunisie, éclot sur les cendres de la révolution une génération de cinéastes. Parmi elles et eux, beaucoup de jeunes femmes, de nouveaux visages qui, en quelques années, redessinent les contours du cinéma tunisien tel qu’on le connaît depuis les années 1960. Nouvelle Vague ? Ce serait exagérer l’ampleur d’un phénomène qui se résume pour l’instant à une petite vingtaine de longs métrages. Mais leur éclat, collectif et individuel, dessine les contours d’un continent d’aspirations et de désirs, d’appétit à raconter des destins individuels, en exprimant la sensualité de corps souvent féminins. Consacrés dans les plus grands festivals et célébrés par la critique, leurs films captent la modernité d’un pays en plein bouleversement, traçant le portrait de personnages tiraillés entre soif de liberté et poids de la tradition et des normes de genre.

Le millésime cannois 2023, qui voit pour la première fois une réalisatrice tunisienne entrer dans la course à la Palme d’or (Kaouther Ben Hania, avec Les Filles d’Olfa) semble confirmer les promesses de 2022. Avait alors été largement saluée la présence de trois films tunisiens dans les sections parallèles du festival, notamment le très beau et surprenant Sous les figues d’Erige Sehiri.

L’enthousiasme et l’énergie du soulèvement populaire ont-ils réveillé le cinéma tunisien de décennies de torpeur ? Ces réalisatrices ont en tout cas repris le flambeau, et su faire fructifier l’héritage de leurs aînées, Moufida Tlatli, Nadia El Fani, ou encore Selma Baccar.

Première réalisatrice tunisienne, celle-ci suit dans Fatma 75 une étudiante en droit qui prépare un exposé sur le féminisme, échelonnant son travail sur trois générations. Trame de fiction qui permet à la cinéaste, alors âgée de 30 ans, de présenter de nombreuses archives, rendant hommage à ceux qui, le président Habib Bourguiba le premier, ont permis la mise en place du Code du statut personnel qui permit aux femmes tunisiennes, à partir de 1956, de bénéficier d’acquis féministes inégalés dans le monde arabe. Aujourd’hui considéré comme un classique, Fatma 75 a été censuré jusqu’en 2006 en Tunisie, tout en faisant le tour du monde dans les années 1970 grâce à l’envoi d’une copie clandestine à l’étranger.

En 1987, la destitution de Bourguiba et l’arrivée au pouvoir de Zine el-Abidine Ben Ali marquent un changement de régime qui n’épargne pas le cinéma. À la représentation critique de réalités sociales mises sous tension se substituent d’autres formes, d’autres écritures, d’autres registres de représentation d’un réel muselé par la censure et le régime policier. Ce cinéma du désenchantement se réfugie dans des espaces clos, qu’il dénonce les violences (Les Sabots en or de Nouri Bouzid) ou s’emploie à ranimer les lointaines douceurs d’une enfance protégée (Halfaouine de Férid Boughedir).

Cinéma reclus, souvent cérébral et abstrait, auquel Moufida Tlatli apporte en 1994 le plus vibrant contrepoint. Issue du sérail (elle a collaboré en tant que monteuse à de nombreux films majeurs, dont Les Baliseurs du désert et Halfaouine), elle dresse dans son premier film, avec une exquise finesse, le portrait d’Alia, une jeune fille qui a grandi dans le palais d’un bey tunisien au début des années 1960, auprès d’une mère qui lui a toujours tu le nom de son géniteur. « Ce qu’a subi ta mère peut te rendre folle toi aussi » : cet avertissement va conduire Alia au pays du souvenir. Conte cruel et sensuel, Les Silences du palais obtient une Mention spéciale du Jury de la Caméra d’or, donnant à sa réalisatrice une aura internationale. « Je fais du cinéma pour tenter de dire l’indicible, montrer l’invisible, toucher l’irrationnel, faire vibrer les cœurs. Je crois en la force des images et de la musique pour émouvoir, Interpeller, aider à comprendre le monde », déclarait au moment de sa sortie la réalisatrice, disparue en 2021, dix-sept ans après son troisième et dernier long métrage (Nadia et Sarra, 2004)

Au début des années 1990, une autre cinéaste, Nadia El Fani, parvient aussi à s’imposer dans un paysage presque entièrement masculin. Cette militante laïque et féministe poursuit sans démériter une œuvre alternant documentaires et fictions, avec un courage qui force le respect. En 2011, en pleine ascension du parti islamiste Ennahda, elle est devenue la cible de violentes agressions après la diffusion de son documentaire Laïcité, inch’Allah !

« Aujourd’hui, qu’on prenne le temps de vivre », chantait Alia dans Les Silences du palais. Huit ans plus tard, c’est la danse qui offre un exutoire de rêve à l’héroïne de Satin rouge (2002). Lilia, veuve, réfugiée dans un quotidien sinistre de taches ménagères et de mélodrames télévisés pénètre un soir dans un cabaret, lieu a priori interdit aux femmes « honnêtes ». Raja Amari filme dans son premier long métrage l’éveil (aux sens autant qu’au pouvoir de son corps) de son héroïne. Partagée entre deux pôles, le jour et la nuit, la maison et la scène, Lilia va conquérir son indépendance au prix fort, quitte à voir son aliénation se reconfigurer sous d’autres formes. Le désir, la sexualité féminine sont au cœur de ce film qui a été violemment attaqué en Tunisie à sa sortie. Comme l’expliqua avec lucidité la réalisatrice en 2003 au quotidien suisse Le Temps : « Je ne punis pas Lilia pour ce qu’elle fait. Elle ne pleure pas assez. »

Treize ans après Satin rouge, 31 ans après Les Silences du palais, ce sont encore la danse et la musique, en l’espèce le rock, qui galvanisent l’héroïne d’À peine j’ouvre les yeux. Enfant de la balle (elle est la fille du grand Nouri Bouzid) Leyla Bouzid est la première à tracer sa voie dans la Tunisie post Ben Ali. Situé à la veille des printemps arabes, son film livre le portrait de Farah (Baya Medhaffar), issue de la bourgeoisie tunisoise, et chanteuse dans un groupe de folk rock au grand dam de sa mère. À travers ce récit d’affrontement intergénérationnel, la réalisatrice de 31 ans dessine le portrait d’un pays en plein bouillonnement, raconté du point de vue de personnages féminins qui renversent le male gaze et portent un regard plein d’appétit sur les jeunes hommes – ce sera le sujet, six ans plus tard, d’Une histoire d’amour et de désir.

À la fin des années 2010, les femmes du cinéma tunisien sont souriantes ou butées, de tous âges et classes sociales, mais elles ont en commun le désir bien arrêté de ne pas se laisser dicter leur avenir par les hommes. Le droit au bonheur est la grande affaire de Noura rêve (Hinde Boujemaa, 2019), beau titre pour raconter le combat d’une femme qui se bat pour obtenir le divorce et vivre avec son amant. Un divan à Tunis (Manele Labidi, 2019) joue la carte de la comédie à l’italienne. Psychanalyste, son héroïne (Golshifteh Farahani) quitte Paris pour installer son cabinet à Tunis, offrant à la réalisatrice l’occasion de dessiner l’inconscient à ciel ouvert du pays, via une truculente galerie de portraits. Très loin de Tunis, dans le nord-ouest du pays, Sous les figues reconduit les fragments du discours amoureux sous la verte canopée d’un verger de figuiers, en filmant le travail d’ouvriers et – surtout – d’ouvrières agricoles. Fine observatrice, Erige Sehiri filme en caméra portée et en gros plan le visage des jeunes filles, et déjoue les clichés en donnant toute sa place à l’individuation charnelle de la parole, exprimée par des comédiens dont on entend – chose rare – l’accent typique de la région.

Une autre façon de faire fondre le poids du discours consiste à effacer les frontières entre réalité et fiction. Dans son premier long métrage, Kaouther Ben Hania se lance sur la piste du Challat de Tunis (2013), un motard qui sillonne les rues de la ville, armé d’un cutter avec lequel il taillade les fesses des femmes, pour la plupart vêtues à l’occidentale. Le challat (« le balafreur ») est-il un mythe urbain ou une réalité ? Existe-t-il un challat, dix, cent ? La réalisatrice l’utilise comme un macGuffin pour sillonner les ruelles mal famées de la cité Ezzouhour, l’un des quartiers populaires de Tunis, et s’introduire dans des espaces dont l’accès lui est a priori interdit, bars, cafés et même une salle d’arcades où un nerd malin a créé un jeu vidéo permettant à tout un chacun de devenir le balafreur.

Inspiré par un fait divers, le film fait feu de tout bois et danse sur la ligne de front entre fiction et documentaire, déployant une folle inventivité scénaristique et visuelle que reconduit deux ans plus tard Zaineb n’aime pas la neige, en lui imprimant la forme tendre du portrait enfantin. La réalisatrice y suit pendant plusieurs années Zaineb, orpheline de père, et dont la mère s’apprête à refaire sa vie avec un homme qui vit au Canada. Littéralement, la gamine est une enfant de la révolution, elle qui est née juste avant la chute de Ben Ali, à Sidi Bouzid (ville natale de la réalisatrice), soit l’épicentre de la révolution. C’est là en effet que le 17 décembre 2010 l’immolation par le feu du jeune Mohamed Bouazizi, un vendeur ambulant, avait provoqué les émeutes à l’origine des Printemps arabes.

Aux antipodes de ce récit de formation plein de charme, La Belle et la Meute suit le calvaire d’une jeune femme qui, violée par des policiers, tente de faire valoir ses droits. S’inspirant de Coupable d’avoir été violée, livre autobiographique de Meriem Ben Mohamed, Kaouther Ben Hania y livre un portrait glaçant de son pays. Film à thèse, donc, La Belle et la Meute n’est pas dépourvu de ce mélange d’humour noir et d’ironie mâtinée d’absurde, qui est devenu la marque de fabrique de la cinéaste, et sera le sujet du film suivant. Premier film tunisien jamais sélectionné aux Oscars, L’Homme qui a vendu sa peau (2020) évoque en effet le pacte faustien noué entre un réfugié et un artiste contemporain inspiré de Wim Delvoye.

Les quatre premiers longs métrages de Kaouther Ben Hania révélaient une observatrice brillante et ironique, parfois mordante, toujours virtuose dans le maniement des fausses pistes. Dans Les Filles d’Olfa, présenté en Compétition en mai au Festival de Cannes, elle porte ces qualités à leur plus haut point d’incandescence en organisant le dialogue entre réalité et fiction à partir d’un fait divers. En 2016, une mère de famille tunisienne voit ses deux filles aînées, Ghofrane et Rahma, se radicaliser, puis partir en Libye servir le Califat. Comment affronter l’indicible, confronter les récits, en un mot raconter une histoire en plongeant au cœur du plus intime ? En introduisant trois actrices sur le plateau (Hend Sabri joue la mère, et Nour Karoui et Ichraq Matar, les deux filles aînées) et en les confrontant aux vraies protagonistes, la réalisatrice joue avec brio d’une matière hautement inflammable. Car il ne s’agit pas seulement de sonder la douleur des victimes à la manière d’un reportage télévisé, mais d’utiliser la fiction pour interroger le réel, l’augmenter, parfois le déconstruire.

Loin de livrer les tenants et les aboutissants d’une radicalisation (ce qu’il fait aussi par ailleurs, et brillamment), Les Filles d’Olfa dessine un portrait au scalpel du patriarcat et de ses ravages sur deux générations de femmes. Chacune l’intériorisant différemment, chacune y répondant avec une égale violence, monstre auto-dévorant, ainsi que finit par l’exprimer Olfa : « On raconte qu’une chatte a parfois si peur pour ses petits qu’elle les mange. »