Un cas sans précédent

Denitza Bantcheva (écrivain et spécialiste 
du cinéma européen des années 1960-1980)

Dans l’histoire du cinéma français, Alain Delon est un cas sans précédent, jouissant d’une notoriété internationale qui s’étend déjà sur six décennies, et qui n’est pas près de décroître. Elle a commencé par Plein Soleil (1960), l’un des chefs-d’œuvre de René Clément le plus souvent montrés à travers le monde jusqu’à ce jour, et elle s’est prolongée à travers une kyrielle de grands rôles sous la direction de Visconti, Antonioni, Melville, Losey et de nombreux autres cinéastes remarquables. En 2014, l’acteur jouait toujours au théâtre, avec un succès lié notamment à sa capacité de réinventer son personnage. En 2019, à l’occasion de la Palme d’or pour l’ensemble de sa carrière, il donnait à Cannes une masterclass mémorable. En 2021, La Piscine, ressorti en version restaurée aux États-Unis, est resté quatre mois à l’affiche, à New York, faisant salle comble à la plupart des séances. En 2022, Le Professeur est projeté au MoMA.

Si ses films continuent de susciter un intérêt dont témoignent des restaurations et des rééditions fréquentes, en France comme à l’étranger, une part importante de leur attrait provient du style de jeu de Delon, assez riche et subtil pour paraître intemporel. Parmi ses caractéristiques, on peut évoquer une manière de dire ses répliques qui les charge d’un double sens ou qui revient à démentir les propos tenus, comme c’est le cas dans maintes scènes de Plein Soleil, du Samouraï ou de L’Assassinat de Trotsky, mais aussi le potentiel du silence (peu d’acteurs savent se taire de façon aussi expressive), la mimique minimale, la gestuelle précise et éloquente. La célèbre séquence du Cercle rouge où Delon et Gian Maria Volontè se font face au milieu d’un champ permet de bien observer ces procédés. En outre, sa palette est très large: il est aussi à l’aise dans les situations qui exigent un jeu très dynamique que dans les scènes contemplatives, comme on peut le voir dans la séquence de la Bourse et la fin de journée au bureau dans L’Éclipse. S’il a une présence forte et une aura frappante, il n’en est pas moins capable de se muer en créature faible ou médiocre, en homme raté ou déchu (chez Losey, Zurlini ou Bertrand Blier). À ce propos, il faut noter que la plupart de ses meilleurs rôles impliquent des ambivalences, des transformations ou des dédoublements, qui font ressortir son art d’incarner l’être humain sous toutes ses facettes.

Les débuts de Delon remontent à 1957, où il est choisi par Yves Allégret pour un second rôle dans Quand la femme s’en mêle. Si le film et le personnage n’ont rien d’exceptionnel, le jeu du néophyte est éclatant de justesse et de naturel. Les propositions ne vont pas tarder à se multiplier. Parmi les films de cette période, il y a des titres oubliables, mais aussi des accomplissements méconnus, comme Le Chemin des écoliers de Michel Boisrond, où il interprète un fils de famille petite-bourgeoise, qui tâte du marché noir et se fait passer pour un résistant. Dans le rôle de son père, Bourvil est confronté à sa finesse de jeu maintes années avant qu’ils ne se retrouvent dans Le Cercle rouge de Melville, rencontre au sommet de deux acteurs au génie dissemblable. Pour revenir aux années 1950, Christine de Pierre Gaspard-Huit laissera aux amateurs d’histoires qui font rêver le souvenir du couple formé à l’écran par un garçon «sorti de nulle part» et une célébrité, qui s’avoueront amoureux avant la fin du tournage. (Pour l’époque, les fiançailles d’Alain Delon et de Romy Schneider étaient propres à choquer: non seulement le jeune couple ne tenait pas à se marier sous peu, mais il unissait symboliquement deux pays qui n’étaient pas encore vraiment réconciliés). Bientôt, ils joueront ensemble au théâtre, sous la direction de Visconti, dans Dommage qu’elle soit une putain de John Ford. Quelque temps après leur séparation, Delon fera revenir Schneider au cinéma, dans La Piscine, lançant ainsi le nouveau départ de la carrière de l’actrice.

Les années 1960 seront, pour lui, celles de l’exploration de son potentiel artistique, doublée d’une montée fulgurante vers le statut de star internationale. Ses rôles sont très variés: il passe du personnage machiavélique de Tom Ripley dans Plein Soleil, au paysan angélique contraint de se muer en champion de boxe dans Rocco et ses frères, incarne un agent de change qui s’entiche d’une intellectuelle dans L’Éclipse d’Antonioni, un aristocrate du xixesiècle dans Le Guépard, et fait preuve d’un brio comique inattendu dans Quelle joie de vivre. En 1964, il débute en tant que producteur avec L’Insoumis d’Alain Cavalier, l’un des rares films de l’époque à évoquer la guerre d’Algérie, où il joue un légionnaire déserteur. En 1967, il crée l’un de ses personnages emblématiques dans Le Samouraï de Melville, le film français qui jouit à ce jour de l’influence la plus durable, ayant inspiré depuis sa sortie une kyrielle de cinéastes et d’acteurs de tous les continents. Les autres volets de la «trilogie Delon», Le Cercle rouge et Un flic, vaudront respectivement à Melville son plus grand succès public et un échec relatif. Cependant, la dernière œuvre du cinéaste a été largement réévaluée depuis, et sa popularité ne fait que croître.

Une nouvelle étape est franchie grâce au travail avec Joseph Losey. «Il était ma rencontre la plus importante des années 1970, c’est l’un des maîtres extraordinaires que j’ai connus, et l’un des rares qui ont marqué plusieurs décennies de l’histoire du cinéma», disait Delon en conclusion d’un témoignage sur le cinéaste. L’Assassinat de Trotsky fait partie des chefs-d’œuvre méconnus de Losey. Monsieur Klein, reconnu depuis longtemps à sa juste valeur en France, et plus récemment aux États-Unis, était pour commencer un scénario qui ne trouvait pas preneur. Il n’aurait sans doute pas été réalisé si Delon n’avait pas décidé de le coproduire et de le proposer à Losey. La reconstitution historique (très stylisée) s’y combine avec la quête d’identité d’un «je» qui se découvre «autre» à une époque où cela peut lui coûter la vie. Parmi les films qui traitent de l’Occupation, c’est certainement le plus original et le plus profond.

Parmi les plus belles œuvres produites par Delon, on peut citer aussi Le Professeur de Zurlini, où il joue un intellectuel déchu et désabusé, tenté par une histoire d’amour difficile. En Italie, ce fut le plus grand succès de 1972, et le film reste mythique cinquante ans après sa sortie. À ce sujet, Maurizio Porro écrivait: «Existe-t-il une catégorie d’acteurs à double nationalité, au double passeport artistique? Par exemple, italo-français? Si c’est le cas, Alain Delon a été, parmi eux, un précurseur et un modèle en matière de variété des genres.»

De fait, conscient d’avoir déjà joué dans plusieurs films voués à devenir des classiques, Delon a aussi été attentif, à partir de Mélodie en sous-sol (1963), aux projets promettant de toucher le grand public. Il est l’une des rares stars européennes à avoir su alterner l’art-et-essai et le cinéma populaire, avec une exigence de qualité dans le second domaine, d’où résultent entre autres Le Clan des Siciliens, Borsalino, La Veuve Couderc, Traitement de choc, Flic Story, Les Granges brûlées… Autant de films qui restent dans la mémoire collective, et que de jeunes spectateurs peuvent découvrir avec plaisir de nos jours. À ce propos, il faut noter que Delon n’a jamais hésité à partager l’affiche avec des acteurs de premier plan. C’est lui qui souhaite avoir pour partenaire Belmondo, son seul rival français digne de ce nom (Borsalino), et il est ravi de se mesurer à Richard Burton (L’Assassinat de Trotsky) comme à Burt Lancaster (Le Guépard, Scorpio), sans parler de ses duos avec Jean Gabin ou Lino Ventura, empreints d’affection et d’estime réciproques. Parmi ses partenaires de prédilection, nul n’ignore l’importance de Romy Schneider et de Mireille Darc, ainsi que celle de Claudia Cardinale et d’Annie Girardot. On se rappelle aussi sa complicité avec des actrices d’autres générations: les aînées Edwige Feuillère – sa «marraine» dans le métier –, Michèle Morgan et Simone Signoret, ou les cadettes Ornella Muti, Nathalie Baye, Anne Parillaud, Vanessa Paradis.

Dans les années 1980-1990, Alain Delon joue des rôles exigeants sous la direction de Volker Schlöndorff (Un amour de Swann), Bertrand Blier (Notre histoire, qui lui vaudra le César du Meilleur Acteur en 1984, Les Acteurs) et Jean-Luc Godard (Nouvelle Vague). Il est aussi passé à la réalisation, avec Pour la peau d’un flic et Le Battant, faisant preuve de maîtrise dans le domaine du film policier, l’un des genres qu’il fréquente volontiers. S’il s’éloigne du grand écran vers la fin du siècle, il revient au théâtre à partir de 1996, avec Variations énigmatiques d’Éric-Emmanuel Schmitt, un immense succès qui sera de nouveau à l’affiche en 1998. Delon remontera sur les planches pour des périodes plus ou moins longues, dans quatre autres pièces, dont Love Letters d’A.R. Gurney qu’il met en scène en 2008, et Une journée ordinaire (2011, 2013, 2014) avec sa fille Anouchka. Ceux qui ont vu ces spectacles peuvent témoigner de l’aisance avec laquelle il est capable de changer de registre, et de l’étendue de sa gamme de jeu. En outre, à la télévision, Fabio Montale, Frank Riva et Le Lion lui valent des succès considérables. Les deux séries seront montrées dans de nombreux pays et éditées en DVD aux États-Unis.

Dans un article-bilan, Samuel Blumenfeld présentait Delon comme «le plus grand acteur français de l’après-guerre», et nous sommes nombreux à l’évaluer ainsi. Parmi les Européens, seul Mastroianni a pu jouir, dans les années 1960-1990, d’une notoriété internationale comparable, que ce soit auprès des spécialistes de cinéma ou du public le plus large. On ne compte plus les confrères qui ont eu Delon pour modèle, tels Richard Gere (American Gigolo de Paul Schrader), Antonio Banderas (La Piel que habito d’Almodóvar), Chow Yun-Fat et Forest Whitaker qui avait étudié ses films à l’université, avant de jouer dans Ghost Dog de Jim Jarmusch, inspiré du Samouraï. Bruce Willis et Mickey Rourke sont aussi de ses admirateurs.

Évoquant les rôles mythiques de Delon, Lisa Nesselson écrivait que sa «beauté surnaturelle et le talent qui allait de concert avec elle étaient des cadeaux pour les spectateurs du monde entier». C’est là une phrase qu’on peut mettre au présent en (re)découvrant sa carrière au fil de cet hommage.