Joanna Hogg : Naissance d’une cinéaste

Judith Revault d’Allonnes (chargée de programmation cinéma au Centre Pompidou)

En février dernier, sortait en salle le diptyque The Souvenir – Part I et The Souvenir – Part II (2019 et 2020), sélectionné et primé dans de nombreux festivals à travers le monde. Avec lui, le public français découvrait une cinéaste dont la singularité d’approche et la maîtrise impressionnante de ses moyens frappaient: tout un parcours, un continent devait avoir échappé jusque-là, qui l’avait menée à une telle maturité. Avec l’hommage que le Fema consacre à Joanna Hogg pour sa 50e édition, après avoir montré The Souvenir – Part I en 2019, ce n’est pas un continent mais un archipel aux fleurs rares, comptant seulement cinq longs métrages à ce jour, qui apparaît aux spectateurs rochelais. C’est que la cinéaste elle-même a pris son temps, réalisant son premier film pour le grand écran, Unrelated (2007), à quarante-sept ans. Joanna Hogg n’a cependant pas découvert le cinéma sur le tard, elle l’a apprivoisé, jusqu’à se sentir suffisamment maîtresse de l’instrument qu’elle avait en main pour oser en jouer devant une salle: la délicatesse et l’exigence fondent son cinéma.

Née en 1960 à Londres, elle pratique la photographie avant de s’intéresser aux images en mouvement. Derek Jarman, à qui elle demande de travailler sur l’un de ses films, l’encourage plutôt à faire les siens et lui prête une caméra Super-8. Elle réalise plusieurs courts métrages expérimentaux et entre, en 1981, à la National Film and Television School. Après son film de fin d’études, Caprice (1986), un court hommage aux comédies musicales hollywoodiennes et à la pop culture dont elle confie le rôle à une amie de longue date, une certaine Tilda Swinton encore inconnue, Joanna Hogg tourne plusieurs clips pour des artistes et travaille pendant de longues années à la télévision où elle se forge une solide expérience – elle y réalise des épisodes de Casualty, London’s Burning, EastEnders. La mort de son père, en 2003, fait bouger toutes les lignes. Le temps est venu pour elle de s’exprimer et de créer personnellement.

Sinon l’élan et le désir que l’on sent dans tous les plans, Unrelated n’a rien d’un premier film. La direction d’acteurs, la conduite du récit et la mise en scène des dynamiques de groupe sont vertigineusement maîtrisées. Ici, pas d’effets de manche, pas d’emphase, mais une attention et une précision de chaque instant. D’élan et de désir, il en est justement beaucoup question. Anna (Kathryn Worth), une femme dans la quarantaine, sans enfant et dont le mariage vacille, passe ses vacances d’été dans la famille d’une ancienne camarade de classe, en Toscane. Assez réservée, issue d’un milieu plus modeste que celui de ses hôtes bourgeois, Anna découvre une vie qu’elle n’a pas vécue. Peinant à trouver sa place, elle se rapproche du fringant Oakley (Tom Hiddleston, formidable dans son premier rôle au cinéma), bien plus jeune qu’elle. Des attirances frémissent, jusqu’à ce que les tensions ne s’aiguisent dans la bande, laissant Anna seule face à son trouble intérieur et à sa tristesse.

Ce que pose Unrelated – l’observation fine des rapports familiaux et sociaux au sein d’un groupe à travers une étrangère à ce milieu, les variations des envies et des humeurs dans le temps relâché des vacances, l’ensemble filmé en plans longs et larges pour mieux en saisir les circulations –, Archipelago (2010), deuxième long métrage de la cinéaste, le poursuit. Edward (Tom Hiddleston, encore), un fils de bonne famille que tout destine à faire carrière à la City, a décidé de partir pour un an de volontariat en Afrique. Sa mère (Kate Fahy) et sa sœur (Lydia Leonard) organisent des vacances en famille à Tresco, une île isolée de l’archipel des Scilly, pour lui dire au revoir. La présence de la cuisinière (Amy Lloyd) et du professeur de peinture (Christopher Baker), que la famille a recrutés pour son confort et sa récréation et dont Edward recherche l’amitié, accentue les angoisses. Lorsque le père, retardé, ne peut les rejoindre, la peur de l’absence et de la perte fait remonter à la surface les tensions réprimées et la colère enfouie. Dans ce portrait de famille, Joanna Hogg créé de nouveau les conditions pour l’affleurement des non-dits et de l’impensé par l’introduction d’étrangers au groupe – qui plus est deux non-acteurs, véritablement cuisinière et peintre, pris au naturel parmi des rôles de composition tenus par des comédiens expérimentés.

Avec Exhibition (2013), la cinéaste se déplace. Si le film est centré, comme Unrelated, sur une femme mûre réservée et incertaine, il est cette fois situé en ville, à Londres, et s’intéresse aux relations de couple. Deux artistes, D.(Viv Albertine, l’ancienne guitariste du groupe punk culte The Slits) et H. (le plasticien Liam Gillick), s’apprêtent à vendre la maison moderniste dans laquelle ils vivent depuis près de vingt ans. Très attachés au lieu, dont l’architecture particulière a modelé leur quotidien, leurs rapports et leur travail, ils doivent apprendre à s’en défaire. Rêves, souvenirs, fantasmes et peurs se mêlent, en même temps que D. prépare une performance. À la campagne toscane, aux sentiers et bords de mer des Scilly succèdent ici les intérieurs géométriques et modulaires d’une maison toute de jeux de lignes et de plans, de perspectives et de transparences, qui est à la fois le havre du couple et son exigeant aiguillon. Le montage du film, épousant les méandres émotionnels de D., abandonne la linéarité pour donner une qualité onirique à ce portrait d’un lieu et de ses habitants tels qu’ils s’interpénètrent.

The Souvenir – Part I reprend et pousse plus loin encore l’approche du montage comme flux de mémoire et variation d’affects. Ancrée à l’orée des années 1980, aux débuts de Joanna Hogg, cette autofiction sur le premier amour chaotique entre Julie, une jeune étudiante en école de cinéma (Honor Swinton Byrne, la fille de Tilda Swinton dans la vie et dans le film, qui trouve là son remarquable premier rôle), et Anthony, un dandy plus âgé, affabulateur aussi fascinant que toxique (Tom Burke), se déroule essentiellement dans l’appartement de Julie, qui reconstitue celui de Joanna Hogg à l’époque en studio, et décline son feuilleté temporel à travers la variété des supports et des textures d’images, photographies et films en Super-8 réalisés alors par la cinéaste, 16 et 35mm, vidéo hi-8 et numérique. Tout y est pourtant organique et fluide, comme un souvenir. Grand Prix au festival de Sundance, il a propulsé Joanna Hogg sur le devant de la scène internationale. The Souvenir – Part II, deuxième volet de ce qui a été pensé d’emblée comme un diptyque et dont les tournages se sont enchaînés, est l’acte de naissance de la cinéaste. Julie y fait le deuil douloureux d’Anthony, mort d’overdose, avec la réalisation de son film de fin d’études qu’elle consacre à leur histoire. Du même mouvement, Joanna Hogg s’offre un double plaisir: elle revisite ses souvenirs les plus fondateurs et tourne, pour la deuxième fois, son premier film, tel qu’elle aurait rêvé le faire alors – ainsi, au passage, que ceux de deux ou trois camarades, s’amusant ainsi à multiplier les genres. The Souvenir – Part II a été dévoilé à la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes 2021.

Il y a décidément un caractère initiatique dans le travail de Joanna Hogg. Ses personnages, pris dans des moments de transition, font un apprentissage dont les films eux-mêmes sont l’expérience. Leur singularité et leur finesse tiennent beaucoup à la méthode de la cinéaste. Forte de ses années de pratique, elle n’écrit pas de scénario mais un texte littéraire assez précis, comme une nouvelle, qu’elle illustre. Elle ne le donne généralement pas à lire aux acteurs, toujours des professionnels et non-professionnels mêlés, qui partagent autant que possible les mêmes lieux de vie pendant le tournage et qu’elle rassemble tous les matins pour leur faire découvrir les scènes à tourner le jour même, les discuter et élaborer les dialogues. On se pincerait en apprenant cela, tant le résultat est abouti et parfaitement structuré. L’expérience accumulée de la direction d’acteurs et de la réalisation, la maîtrise de ce qu’elle recherche, qui lui permet précisément d’accueillir les propositions et l’inattendu, le tournage chronologique des films dans l’ordre du récit y sont essentiels.

Cette méthode est relayée par la mise en scène destinée, elle aussi, à faire toute la place aux lieux, aux personnages et à leurs interactions. Les plans fixes, larges et longs, les jeux avec la profondeur de champ saisissent ce que les corps expriment ou laissent échapper, au-delà des discours. Attractions et répulsions inconscientes, hésitations, tensions: tous les états traversent les corps et les plans, passent par contamination ou par réaction d’un personnage à l’autre. L’empreinte des lieux singuliers et forts dans lesquels la cinéaste inscrit ses récits, paysages, lignes, matières, couleurs, lumières, sons, objets, est sans cesse palpable par ses effets variés, quand bien même à l’insu des personnages, et des acteurs peut-être.

En attendant son prochain long métrage, The Eternal Daughter – dans lequel elle retrouve Tilda Swinton et dont Martin Scorsese est à nouveau le producteur exécutif, après The Souvenir – Part I et The Souvenir – Part 2 –, cet hommage est le prélude à une rétrospective au Centre Pompidou et à la sortie des films en salles par Condor en 2023, pour que le travail de Joanna Hogg soit enfin pleinement révélé ici, tel qu’il le mérite.