Le cinéma de Pier Paolo Pasolini

Roberto Chiesi (Centre d’études-Archives Pier Paolo Pasolini de la fondation Cineteca di Bologna)

La passion qu’a Pier Paolo Pasolini pour le cinéma commence dès l’enfance et est immédiatement liée à sa dimension onirique et pulsionnelle: à l’âge de sept ans, il est impressionné par une illustration du film Terre de volupté (Wild Orchids, 1929) de Sidney Franklin, qui «représente un homme couché entre les pattes d’un tigre. De son corps, on ne voyait que la tête et le dos. […] Le jeune aventurier, par ailleurs, semblait encore en vie, mais conscient d’être à demi-dévoré par ce tigre impressionnant». Dans l’imaginaire de Pasolini, le cinéma prend précocement la forme d’une rêverie érotique. À l’âge de douze ans, en 1934, il voit La Cieca di Sorrento (1934) de Nunzio Malasomma – dans lequel la protagoniste (Dria Paola) est traumatisée par la disparition tragique de sa mère – et, en 1946, il évoque ce film dans un poème.

Pendant ses années de formation à Bologne (1936-1942), l’étudiant Pasolini découvre les classiques du cinéma muet – Dreyer, les films soviétiques, Murnau et le cinéma français des années 1930  – mais, contrairement à d’autres cinéastes de sa génération, il n’a jamais été cinéphile et rares sont les cinéastes dont il a continué à voir les films de façon assidue (Mizoguchi, Rossellini, Bergman, Fellini, Godard et Paul Vecchiali).

À l’université, il est profondément marqué par les conférences sur Masaccio et Masolino données par un grand historien de l’art, Roberto Longhi, et il commence à imaginer une vision «picturale» du cinéma, alimentée par les arts figuratifs. Lorsqu’il s’installe à Rome en 1950, parmi diverses activités, il débute au cinéma en tant que scénariste, pour des réalisateurs tels que Mario Soldati, Mauro Bolognini, Federico Fellini, Florestano Vancini et bien d’autres. Il s’impose comme écrivain en publiant l’un des plus importants recueils de poésie des années 1950, Le Ceneri di Gramsci (1957) et des romans à succès comme Ragazzi di vita (1955) et Una vita volenta (1959), où il découvre le monde des marginaux [les borgate], un univers «préhistorique» dont l’innocence barbare s’oppose à celle de la bourgeoisie italienne.

Pasolini fait ses débuts de réalisateur en 1961 avec Accattone, dans lequel il raconte, avec un langage cru et une photographie violemment contrastée, la parabole d’un «exploiteur» de la gent féminine, un «dernier homme» qui vit une rédemption inconsciente. Ses premiers films – Accattone, Mamma Roma (1962) – poursuivent la thématique d’un milieu défavorisé du sous-prolétariat, tandis que dans la première partie de La Rage (1963), il expérimente un nouveau genre, un poème filmique autour de l’histoire récente, au travers du montage et de l’utilisation poétique des images d’archives. Dans le court et détonant La Ricotta, l’écrivain-réalisateur met en parallèle la vie ingrate des classes défavorisées (le personnage de Stracci qui souffre de la faim) et le monde des privilégiés (l’équipe d’un film consacré au Christ), accomplissant dans un même temps une sorte d’exorcisme contre le cinéma esthétisant qu’il refuse de faire et qui est incarné dans le film par un personnage de réalisateur joué par Orson Welles.

Avec Enquête sur la sexualité (1964), Pasolini s’attaque au film-enquête, parcourant l’Italie du Nord au Sud dans une recherche anthropologique, une enquête sur la sexualité mettant à nu les répressions et les préjugés au plus fort du boom économique.

L’Évangile selon saint Matthieu (1964) – inspiré des textes sacrés et précédé d’un film de repérages (toutefois finalisé plus tard), Repérages en Palestine pour «L’Évangile selon saint Matthieu» (1964) – constitue son premier film inspiré de textes de la littérature. L’auteur-réalisateur s’identifie à la figure du Christ, soulignant son caractère révolutionnaire contre l’hypocrisie des Pharisiens. C’est le premier succès international de sa carrière et l’affirmation d’un style figuratif qui puise dans la tradition picturale du xivesiècle et exalte la beauté paradoxale de paysages d’une humilité et d’une misère extrêmes.

En 1965, il choisit l’immense acteur napolitain Totò pour un film-conte de fées, Des oiseaux petits et gros, sorti en 1966, un voyage picaresque à travers une Italie en pleine mutation, où le néocapitalisme transforme le tissu culturel du pays. Un père et un fils appartenant au sous-prolétariat, joués par Totò et Ninetto Davoli, sont rejoints par un corbeau hableur qui représente un intellectuel marxiste en crise, un véritable autoportrait de l’auteur. Le changement anthropologique a également investi les classes défavorisées qui ont perdu leurs sentiments ataviques de solidarité et de pitié et finissent par tuer le corbeau et le manger.

La collaboration avec Totò se poursuit avec deux courts métrages, La Terre vue de la Lune (1966) – un épisode des Sorcières – et Che cosa sono le nuvole? (1967) – un épisode de Capriccio all’italiana. Apologie surréaliste aux couleurs vives, le premier atteint son point culminant avec la phrase selon laquelle, pour ceux qui n’ont rien, «être mort ou être vivant, c’est exactement la même chose». Tandis que le second constitue un jeu raffiné entre la fiction représentée par des masques pirandelliens (un théâtre de marionnettes où est joué Othello) et la réalité, qui est toujours celle de la mort.

Plus tard, Pasolini réinvente les tragédies grecques dans Œdipe roi (1967), d’après Sophocle, et Médée (1969), d’après Euripide, deux interprétations visionnaires des tragédies éponymes, dans des costumes somptueux, dessinés respectivement par les grands Danilo Donati et Piero Tosi.

Dans la même période, il expérimente un cinéma-laboratoire, ouvert aux «possibilités» narratives d’une œuvre filmique et réalise deux films «sous forme de notes» [appunti]: pour la télévision, Notes pour un film sur l’Inde (1968), et Carnet de notes pour une Orestie africaine (1970), seuls à avoir été réalisés dans le cadre d’un projet consacré au Tiers-Monde, tout à la fois carnets de voyage, essais anthropologiques, fictions et, dans le cas de l’Orestiade, film musical même (avec une musique de jazz de Gato Barbieri).

À la fin des années 1960, Pasolini réalise des films plus audacieux, plus «libres» sur le plan narratif, comme Théorème (1968), conçu en même temps sous forme de roman, et Porcherie (1969), dans lesquels il met en scène la bourgeoisie: dans le premier, il imagine que la famille d’un industriel reçoit la visite d’un jeune dieu qui, par le sexe, va tout bouleverser. Dans le second, deux épisodes alternent – l’un se déroulant dans le passé, l’autre au présent – constituant autant de représentations métaphoriques du cannibalisme. En 1968, il participe au film collectif Amore e rabbia dans lequel son épisode La Séquence de la fleur de papier (1968) est inspiré par la parabole du figuier stérile des Évangiles.

Grâce à une matrice littéraire toujours largement réinventée, Pasolini évoque dans «La Trilogie de la vie» – Le Décaméron (1971) d’après Boccace, Les Contes de Canterbury (1972) d’après Chaucer, et Les Mille et Une Nuits (1974) inspiré du conte arabe – le monde du passé par opposition à la transformation de masse de celui du présent. Le corps et la sexualité sont exaltés comme les expressions ultimes et authentiques de la réalité. Les trois films connaissent un énorme succès, enchaînant scandales, procès et arrestations. En revanche, le documentaire 12 dicembre (1972), violent réquisitoire contre l’État italien et «sa stratégie de la tension» réalisé avec les militants de Lotta Continua, passe totalement inaperçu.

Son dernier film, Salò ou Les 120 Journées de Sodome (1975) – sorti à titre posthume et poursuivi par la censure – est une réinvention géniale et hallucinée du roman du marquis de Sade, resituée dans les derniers mois du fascisme nazi, où Pasolini fait allusion, sous forme de métaphore, à l’horreur d’un présent qui «chosifie» le corps, le transfigurant en une «vision infernale» d’une violence narrative extrême. Divisé en un Ante-Enfer et trois cercles à la manière de Dante, c’est la représentation d’un cauchemar où chair et sexualité sont réduites à des instruments d’oppression dans une sorte de «villa-lager» où le réalisme glisse vers une dimension onirique au caractère farouchement sarcastique.