Brad Pitt, la revanche d’un blond

Adrien Dénouette (critique de cinéma)

Fin d’été 2019. Dans les salles obscures, trois millions de cinéphiles retiennent leur souffle. Sur le toit de son patron, dont il répare l’antenne télé, Cliff Booth, le cascadeur au chômage incarné par Brad Pitt, s’apprête à tomber la chemise pour faciliter ses manœuvres. Depuis trente ans, c’est un classique: à un moment ou à un autre, Brad Pitt finit torse nu. À l’évidence, Quentin Tarantino n’a pas l’intention de nous priver de ce plaisir, ici, dans Once Upon a Time in… Hollywood. Mais justement, se demandent nos cinéphiles: à bientôt 57 ans, l’effeuillage est-il bien raisonnable? L’acteur iconique de Seven, Fight Club et Troie, la superstar vendue d’un bout à l’autre de la planète pour sa plastique d’Apollon, a-t-il toujours de quoi nous faire rêver? Et pourquoi un enjeu si frivole nous donne-t-il des sueurs froides, d’abord? Pourquoi l’oxydation du corps d’homme le plus glamour de sa génération nous inquiète-t-elle autant?

Pour élucider ce mystère, il faut remonter à la naissance de Brad Pitt. Non pas celle de 1963, dans un Midwest bucolique dont l’acteur n’a jamais eu grand-chose à dire – sinon qu’il y avait passé une enfance heureuse, dans une famille normale –, mais sa naissance à l’écran, dans Thelma & Louise, en 1991. Le film, un road-trip féministe à l’issue tragique, avait alors fait couler beaucoup d’encre. On y pointait le traitement caricatural des hommes, tous logés selon certains à la même goujaterie. Un reproche d’autant plus tordu que le film assumait ses stéréotypes, et ce pour la bonne raison qu’il les inversait. Prenez par exemple cet autostoppeur, moulé dans son blue jean, l’un des personnages secondaires. À première vue, il s’agissait bien d’un salaud, volant Thelma en endormant sa vigilance. Mais à y regarder de près, et même de très près comme Ridley Scott nous incite à le faire dans une belle scène d’amour, que nous montrait-on vraiment de lui? Son corps de fantasme, inspecté sous toutes les coutures, au point de disputer à Geena Davis la place d’objet de désir que la tradition assigne au personnage féminin. L’autostoppeur n’était pas un cliché d’homme mais une pure tentation, l’équivalent masculin d’une femme fatale filmé d’ailleurs comme tel, aspergé de spray Évian, éclairé avec soin, pour que ressortent ses qualités sculpturales dans les yeux de sa partenaire, évidemment conquise. Trente ans plus tard, personne ne se souvient plus des débats ridicules autour de Thelma & Louise, rangé à juste titre parmi les bons Ridley-Scott. Brad Pitt, en revanche, n’a jamais été oublié.

Cette image de sex symbol, à laquelle il doit son succès, l’acteur connaîtra toutes les peines à la nuancer – on ne trahit aucun secret en disant qu’il n’a jamais tout à fait réussi. Thelma & Louise, en effet, semblait avoir tout dit. Rarement un acteur aura à ce point été figé dans l’instantané de sa découverte, et ce malgré trois décennies à jongler entre le glamour de ses débuts, et les contre-emplois les plus masochistes. Seven, à ce titre, fut la première tentative sérieuse de rompre le charme. Sorti après cinq ans de rôles angéliques, à jouer les beautés virginales dans Et au milieu coule une rivière, Légendes d’automne ou Entretien avec un vampire, le film de David Fincher est une première rébellion. Celle d’un acteur pressé de salir sa gueule d’ange, dans la noirceur d’un polar torturé et malsain dont il voudrait que la démence apporte à son portrait les fissures qui lui manquent. Preuve de son sérieux, il bondit la même année sur l’occasion de collaborer avec Terry Gilliam, qui lui propose d’interpréter un illuminé dans L’Armée des douze singes. Récompensée d’un Golden Globe du Meilleur Acteur dans un second rôle, sa performance ne passe pas inaperçue, de même que le virage amorcé par Seven. Mais il en faudra plus au playboy de Thelma & Louise, pour ternir son sex-appeal. Beaucoup plus que deux rôles d’éraflés pour écorner l’image d’un acteur élu, cette même année 1995, «Sexiest Man Alive».

«I want you to hit me as hard as you can» («Je veux que tu me frappes aussi fort que tu peux»). Adressée à l’insomniaque chétif qu’interprète Edward Norton, voici par quelle drôle de requête démarre Fight Club de David Fincher. Dans le costume de Tyler Durden, marginal charismatique à l’initiative de combats clandestins, Brad Pitt se fait le porte-parole du film, dont il vient, en une phrase, de nous dévoiler le programme. « I want you to hit me as hard as you can »: on ne peut pas faire plus clair. L’acteur est venu pour se faire détruire le portrait, tabasser «l’Homme le plus sexy du monde» dans une comédie trash et violente telle qu’Hollywood n’en avait jamais produit. Tourné à la fin des années 1990 dans la foulée de films décevants, Fight Club s’était présenté à lui comme une occasion parfaite de brûler, d’un coup, dix ans à prendre la pause pour une industrie dont il fut la plus belle marchandise, dans des films comme Rencontre avec Joe Black ou Sept ans au Tibet – lequel, justement, se retrouve ironiquement cité à l’arrière-plan d’une scène de Fight Club, sur une marquise de cinéma. Le clin d’œil n’est pas innocent: il dit l’humeur massacrante du film, l’essence nihiliste et chambreuse de cette entreprise d’autodémolition, menée par une superstar contre sa propre image et son statut de produit culturel.

Seven était une tentative de l’abîmer, Fight Club est une réussite. Les années 2000 sont alors pour Brad Pitt une renaissance. Libre à lui, désormais, de cultiver l’autodérision dans des rôles à total contre-emploi; libre à lui de pousser jusqu’à l’absurde le cliché du blondinet écervelé dans Burn After Reading, des frères Coen, ou bien sa réputation de péquenaud dans Inglorious Basterds de Quentin Tarantino, où lui sera demandé d’exagérer ce fort accent Midwest dont il n’a jamais su se défaire. En 2007, un film illustre à merveille le virage radical opéré par l’acteur: L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford de Andrew Dominik. Dans le costume d’un Jesse James à son déclin, nerveux et paranoïaque, Brad Pitt achève de déglamouriser son image tout en l’auréolant d’une majesté mortuaire; comme si le film, sublime western crépusculaire doublé d’une réflexion sur le culte de la célébrité, était un embaumement. Passé inaperçu à sa sortie puis peu à peu élevé au rang de culte, L’Assassinat de Jesse James doit énormément à son interprète principal. En effet, le film est le premier projet produit par Plan B, la société de production de Brad Pitt, dont l’influence ne fut pas inutile auprès de la Warner, distributeur alors peu convaincu par le titre, la durée, et globalement tous les aspects d’un projet assuré de récolter un bide – à raison.

Mais Brad Pitt ne produit pas pour la rentabilité, et encore moins pour accroître son contrôle à la manière d’un Tom Cruise, dont les films ne sont plus que des engins dédiés à sa propre gloire. Plan B se porte au service des cinéastes, leur assurant un maximum de liberté. Depuis quinze ans, voici à quel chantier œuvre Brad Pitt en marge d’une industrie où son autorité n’est plus discutée. Twelve Years a Slave (Oscar du Meilleur Film), Moonlight (Oscar du Meilleur Film), The Big Short (Oscar du Meilleur Scénario) offrent un exemple du travail accompli. Même si, avec L’Assassinat de Jesse James, la plus belle réussite de Plan B est sans doute Le Stratège de Bennett Miller; un film de baseball dont l’apparente sobriété cache, en creux, le spectacle sidérant d’une culture en proie à son anéantissement par le chiffre, la froide statistique, au détriment de ce qu’il lui restait de romantique. Un film qui pourrait aussi faire office de documentaire sur Brad Pitt, le producteur, tant son personnage de manager épouse l’idée que l’on se fait d’un homme dévoué à son art, obsédé jusqu’à l’isolement le plus extrême – sentiment dont l’acteur ne fait plus mystère, depuis sa rupture avec Angelina Jolie.

2019. Retour à nos trois millions de cinéphiles et au millimètre de tissu qui les sépare de leur objet de curiosité. Tarantino n’ignore pas la symbolique de cet énième dénudement (dont l’issue, bien sûr, ne sera pas décevante). Il sait que la présence de Brad Pitt à l’écran est toujours une affaire de désir, et donc de regard: celui des cinéastes qui, depuis Ridley Scott, ne demandent qu’à entretenir son culte; celui de ses partenaires, cortège ouvert par les grands yeux de Geena Davis (Brad Pitt, dans les films, est toujours dévoré du regard); celui, enfin, du spectateur, qui se demande ici combien de temps encore durera le spectacle. En exhibant Brad Pitt telle une pièce de collection, c’est précisément ce que Tarantino voulait nous montrer: les derniers feux d’un astre glamour dont l’expiration emportera toute une tradition avec lui. La performance vaudra à Brad Pitt beaucoup de prix, plus qu’il n’en avait reçu dans toute sa carrière, dont l’Oscar. Rien de plus éloquent qu’un corps naturellement fait pour le cinéma. Trente ans après Thelma & Louise, il était temps qu’Hollywood le reconnaisse.