Sous le ciel des réalisatrices

Charles Tesson (délégué général de la Semaine de la Critique)

La Semaine de la Critique est heureuse de célébrer sa 60e édition et d’inaugurer les différents hommages et programmations liés à cet événement au Festival La Rochelle Cinéma, quelques jours avant que ne se tienne, une fois n’est pas coutume, la Semaine de la Critique en juillet au Festival de Cannes. La Semaine de la Critique, telle qu’on la connaît aujourd’hui à travers la compétition – une semaine, 7 jours, 1 film par jour – est née en 1962 en proposant uniquement des 1ers et 2es films venus du monde entier. Cette règle d’or, inchangée, qui constitue notre esprit – la recherche de nouveaux talents – a vu le jour lors de la première édition, en 1962, baptisée « Semaine de la Critique » par Nelly Kaplan.

Car cette 60e édition de la Semaine de la Critique est aussi, indirectement, un hommage à cette décennie, celles des années 1960, qui a vu naître à travers le monde entier, sans nécessairement attendre mai 68, des nouveaux cinémas que nous avons su accueillir très tôt : en France, avec la Nouvelle Vague et le sillon qu’elle a contribué à creuser, en Italie, en Allemagne, au Japon, au Brésil, au Canada, du côté des pays de l’Est, avec la Pologne, la République tchèque et la Yougoslavie. Sans oublier les pays qui sont nés au cinéma à l’issue des indépendances : le Sénégal, la Côte-d’Ivoire et le Niger.

On ignore parfois que cette première édition de la Semaine de la Critique en 1962, composée de plusieurs films, avec toutes les conséquences qu’elle a eues, n’aurait pas existé sans un coup d’essai, en 1961, qui fut un coup de maître, avec un seul film. Roger Régent, président de l’Association Française des Critiques de Cinéma, propose à Robert Favre Le Bret, délégué général du Festival de Cannes, de présenter un 1er film indépendant américain, The Connection, adaptation d’une pièce créée pour le Living Theatre par Jack Gelber dont il a écrit le scénario et réalisé par Shirley Clarke. Le Festival de Cannes accepte cette proposition et le film est montré le 15 mai 1961[1] dans la salle Cocteau de l’ancien palais des Festivals, où se tiendront pendant de nombreuses années les éditions de la Semaine de la Critique[2].

Shirley Clarke, née en 1919 à New York, débute comme danseuse avant de se tourner vers le cinéma en 1952, signant de nombreux films courts avant son passage au premier long métrage, sans oublier l’art de la scène, la danse : Dance Tests (1953), Dance in the Sun (1953), se liant à l’époque avec la danseuse et réalisatrice Maya Deren. The Connection, par son sujet, ne laisse pas insensible. En effet, la réalisatrice observe dans un appartement un cinéaste et son caméraman filmant des musiciens de jazz toxicos qui attendent d’être livrés par leur contact. On les voit jouer, faire de la musique, le deal étant qu’ils acceptent d’être filmés par les documentaristes au sein du film en échange du paiement de la livraison. Il ne laisse pas insensible par son style, croisement entre le huis-clos théâtral en studio et le cinéma-vérité (filmer la musique), ce dernier mis en scène au sein d’un dispositif qui en révèle et en accentue les rouages. Avec ce principe du film dans le film, Shirley Clarke se situe au croisement de tous les mouvements de l’Avant-Garde new-yorkaise dont The Connection est un peu la synthèse. Un vrai film indépendant, tourné en 19 jours, financé par souscription avec un petit budget (moins de 200 000$) géré par un débutant, Lewis Allen, producteur de théâtre (il produira ensuite Sa Majesté des mouches de Peter Brook, 1963, et Fahrenheit 451 de François Truffaut, 1966) et photographié par Arthur J. Ornitz, par la suite chef opérateur de Sidney Lumet (Serpico, 1973, Le Gang Anderson, 1971) et de Michael Winner (Un justicier dans la ville, 1974). En raison de l’accueil réservé au film, fort, tout en divisant et en faisant beaucoup parler de lui, Robert Favre Le Bret demande à l’Association Française des Critiques de Cinéma de revenir l’année suivante en 1962. Non pas avec un film mais plusieurs.

Logique par conséquent que cet hommage proposé par le Festival de La Rochelle à six réalisatrices révélées par la Semaine de la Critique débute par The Connection, premier film d’une réalisatrice qui a donné naissance à la Semaine de la Critique tout en donnant le ton sur le cinéma américain à venir, dès l’année suivante, avec Richard Leacock en coréalisateur de Football, suivi par Robert Kramer (The Edge, 1968, The Ice, 1970), et en fixant implicitement un cap, pour avoir choisi son film à elle, d’entrée, quant aux directions à prendre. En revanche, les cinq autres réalisatrices de cet hommage appartiennent au xxie siècle. Dans l’esprit également de cette 60e édition. Se retourner vers la période récente pour mieux envisager le cinéma à venir, au fil de ce nouveau siècle du cinéma.
Soit l’occasion de revoir le beau et émouvant premier film de Julie Bertuccelli, Depuis qu’Otar est parti (2003), à la simplicité attachante et dont le titre est un clin d’œil à un réalisateur qu’elle connaît bien, Otar Iosseliani, dont elle a été l’assistante sur Brigands, chapitre VII (1996), cinéaste qui a eu les honneurs de la Semaine de la Critique en 1968 avec La Chute des feuilles. Jolie histoire, sur fond d’exil – l’ailleurs, l’absence, la perte – interprétée par la merveilleuse Esther Gorintin (bouleversante dans Voyages d’Emmanuel Finkiel, 1999), entourée de Dinara Drukarova, découverte dans Bouge pas, meurs, ressuscite (Vitali Kanevski, 1990).

Mon trésor, premier long métrage de Keren Yedaya, récompensé de la Caméra d’or en 2004, révèle une comédienne, Ronit Elkabetz, disparue trop tôt, en 2016, et cinéaste : son second film, Les 7 Jours, fera l’ouverture de la Semaine en 2008. C’est aussi un film qui, en décrivant les relations entre une jeune mère qui se prostitue et sa fille lycéenne qui cumule les petits boulots, nous fait voir autrement la réalité d’un pays et d’une ville, Tel Aviv, tout en nous ouvrant à une cinématographie riche de nombreux cinéastes, à une période où elle était surtout connue à travers les films d’Amos Gitaï. Trois réalisatrices, Julia Ducournau, Hafsia Herzi et Chloé Mazlo, dont les premiers films ont été montrés ces dix dernières années, déploient un joli spectre des possibles. Grave (2016) pulvérise et ridiculise la malheureuse expression si réductrice de « film de genre à la française ». Ce que le film n’est pas. Il ne se pose pas la question du genre – le renouveler, transgresser les codes, se jouer d’eux, parodie, etc – mais la question des personnages : leurs pulsions, leurs désirs, leurs phobies. Du coup, en suivant cela, en se mettant sur ce registre, cette seule musique, sur le plan des sentiments et de ce qui agite les corps physiquement et organiquement, la question du genre – la scène à faire, la scène attendue – ne se pose même plus. Énorme libération que confirme Titane, fort et malaisant. Avec Hafsia Herzi, réalisatrice et interprète de Tu mérites un amour (2019), c’est une tout autre musique. Celle d’un cinéma où la qualité du regard sur les êtres et les personnages prime sur l’exhibition d’un savoir-faire. Tant de films obsédés par la maîtrise, la démonstration de beauté, son passage en force, qui ne connaissent rien au genre humain ou sont insensibles ou imperméables à la nature humaine. Belle simplicité – si rare de voir des films qui permettent au spectateur, dans l’espace que le film leur réserve, de respirer et de vivre avec les personnages – qui illumine son superbe second film, Bonne Mère.

Avec Sous le ciel d’Alice de Chloé Mazlo (2020), pure merveille, il y a ce plaisir cinématographique de l’enchantement en inventant un monde, en le créant de toutes pièces, en y mêlant l’animation à la prise de vues réelles. On se joue du langage, des mots et des images – prendre racine, couper ses racines – en filmant cela au sens propre pour mieux figurer ce sentiment qui prend racine en vous, ressenti par le spectateur à travers ce personnage de jeune femme – sublime Alba Rohrwacher – exilée à Beyrouth et mariée à un scientifique obsédé par l’idée d’envoyer le premier homme libanais sur la Lune. Au sein d’une maison filmée comme un théâtre de poupées, Chloé Mazlo fait entrer l’histoire du Liban et de la première guerre, tout en faisant en sorte que le film batte au rythme du cœur de son héroïne. Le cinéma, le cinéma français en particulier, grâce à ces trois réalisatrices, a de beaux ciels devant lui.

[1] Voir le texte de Gérard Camy, « Aux premiers jours de la Semaine… » dans 50 ans de premières fois, éd. Semaine de la Critique, 2011
[2] C’est dans cette salle Jean-Cocteau, en tant que jeune critique aux Cahiers du cinéma, que j’ai pu découvrir Mourir à 30 ans de Romain Goupil à la Semaine de la Critique en 1982.