Sigourney Weaver, amazone

Adrien Dénouette (critique)

Rares sont les actrices dont la renommée repose sur une saga. Encore plus rares sont les sagas dont le destin tient entre les mains d’une actrice. C’est le cas de la franchise Alien, née d’un chef d’œuvre réalisé par Ridley Scott en 1979, et qui en quatre films aura donné naissance à deux monstres de cinéma : l’alien, donc, mais surtout Sigourney Weaver, devenue au fil des épisodes le vrai sujet de cette Odyssée aux frontières de l’humain, et l’une des figures les plus cultes de la SF. Souvenez-vous. Tout avait commencé pour eux dans l’habitacle d’une capsule spatiale, au terme d’une chasse à l’homme dont elle se croyait l’unique survivante alors que le parasite se tenait tout près, camouflé dans les parois du vaisseau. Vêtu d’une culotte minuscule, symbole de sa vulnérabilité, Helen Ripley parvenait à expulser de la navette le redoutable agresseur, auteur du massacre de sept âmes dont quatre hommes et un androïde. Ainsi la mise à mort du monstre signait-elle l’acte de naissance d’un autre : une héroïne, à qui faire appel quand les mâles ont montré leurs limites.

Gagnant en épaisseur à chacune des suites, Ripley ne dérogera plus du programme badass de cet épilogue. Au point de rabaisser les hommes à de fragiles figurants, au même titre que le prédateur, comparé dès le deuxième volet à un gros insecte soumis à l’autorité d’une reine, et de ce fait dépouillé de son mystère. En vérité, plus la saga progresse, plus le mythe devient Sigourney Weaver, dont le corps d’abord virilisé (Aliens, 1986), puis inséminé contre son gré (Alien 3, 1992), enfin cloné et mutant (Alien, résurrection, 1997), semble voué à traverser les épreuves les plus extrêmes jusqu’au dérèglement des sexes et du genre humain. Lors des dernières secondes du quatrième et dernier épisode, on la voit fouler pour la première fois la Terre, désolée par l’Apocalypse. Elle confesse alors à son amante androïde : « I’m a stranger here myself » – mais elle aurait très bien pu dire : « I’m an alien. »

Choisie à l’origine pour un autre rôle, sauvée in extremis d’une version du scénario qui ne l’épargnait pas (le final fut imposé à Scott par la Fox, soucieuse de conserver un personnage en cas de succès), peu s’en est fallu que Sigourney Weaver soit tuée sans avoir affronté le croquemitaine. Et qu’elle manque de ce fait le destin monstre que lui promettait son propre corps. À 11 ans, en effet, celle qui mesurait déjà 1m79 fut surnommée « l’araignée » par son professeur de théâtre. C’est la première référence à cette beauté défiant les normes, qui loin de l’handicaper fera de Weaver un corps d’exception dans le cinéma des années 1980. Dans Ghostbusters (1984), qui lui vaut un deuxième succès commercial, elle incarne une célibataire exigeante de Manhattan vivant au dernier étage d’une tour, que Bill Murray connaîtra toutes les peines à gravir. Par sa taille et la dimension du bâtiment, qui est le prolongement métaphorique de son altitude, Ghostbusters s’amuse à faire d’elle une figure inaccessible autour de qui gravitent des mâles trop petits, à l’image de ce voisin minuscule interprété par Rick Moranis. Avec son finish au sommet du building, coiffé de Weaver dansant lascivement sous l’emprise d’un démon, le film s’apparente ainsi à une conquête impossible, tenant à la fois de l’exorcisme et de l’alpinisme, comme si la femme active, ce monstre d’exigence, ordonnait à l’homme moyen qu’incarne Bill Murray de se montrer « à la hauteur ».

New York, des tours encore. Dans Working Girl de Mike Nichols (1988), elles sont l’échelle à gravir, le symbole d’une hiérarchie professionnelle au sommet de laquelle trône à nouveau Sigourney Weaver en Amazone. Ou plutôt : en araignée tissant sa toile, usant de son sourire pour manipuler les hommes, chassant de son territoire toute concurrence féminine. Au moment de choisir le visage de Katharine Parker, puissant personnage dont le nom évoque deux des femmes les plus intimidantes du siècle (« Katharine » Hepburn et Dorothy « Parker »), l’image de Weaver s’est imposée à Nichols comme une évidence. Quoi de mieux que ce corps outrageusement militarisé dans Aliens (où, affutée et coiffée à la garçonne, elle détruit la reine des extraterrestres armée d’un exo-squelette métallique) pour incarner une femelle alpha ? À la différence de Melanie Griffith, dont l’incorporation au jeu du business se fait au prix d’un travestissement, l’élégance virile de Sigourney Weaver semble naturellement faite pour ce sport d’hommes, qu’elle pratique à la manière d’un stratège androgyne, assortissant son rimmel à des épaulettes bossy et l’agressivité d’une compétition sans foi ni loi à une maîtrise parfaite de l’accent « mid-Atlantic » – inflexion chic ramenée des comédies sophistiquées de Katharine Hepburn, dont Working Girl transplante l’héritage au milieu de la culture yuppie.

Ainsi avance la carrière de Sigourney Weaver qui, à chaque nouvel opus d’Alien, semble chercher une âme sœur pour Ripley. Dans la foulée du troisième volet d’Alien, particulièrement claustrophobe et parano, Weaver tourne La Jeune Fille et la mort (1994) sous la direction de Roman Polanski. Un huis clos dans lequel son personnage torture un médecin, en représailles d’un épisode de séquestration survenu quinze ans plus tôt, du temps d’une dictature militaire. Incrédule, lucide, et plus habile aux maniements des armes que son époux dépassé par les événements, Weaver accorde les instincts surdéveloppés de son héroïne à cette militante issue d’un milieu éduqué, au fond plus proche d’elle que son alter ego de SF. La comédienne, de fait, a étudié dans sa jeunesse la littérature et le théâtre à Stanford, avant de tenter sa chance sur le tard. Devenue célèbre, Weaver tiendra à faire trait d’union entre les univers. Contrairement à ses homologues Jamie Lee Curtis et Linda Hamilton, captives de leur saga (Halloween pour l’une, Terminator pour l’autre), Sigourney Weaver a connu le succès du grand spectacle hollywoodien à La Croisette cannoise.

Mais le plus fort est ailleurs : dans ce feuilleté de films très différents, l’actrice a su garder un cap. Celui de s’affranchir des limites et des genres, aussi bien du cinéma que de la société des hommes. Et ce, toujours de la même manière : en prenant de la hauteur, au risque de quitter les rivages de l’espèce, comme en témoigne Ice Storm de Ang Lee, sorti la même année que le dernier Alien (1997). Weaver y interprète une épouse désabusée, consommant les amants et les rejetant sans état d’âme, dans un récit choral au bout duquel son fils succombera à un accident. Or, tandis que le drame réunit les personnages principaux, le film prend soin de la tenir éloignée des pleurs, comme si l’émotion des autres ne la concernait plus. Comment cette figure qui avait tout perdu – sa fille, sa vie, son humanité – pourrait-elle se chagriner d’un événement si banal ? Rappelez-vous : « I’m a stranger here myself » dit-elle en mettant pied à terre. Pour ne pas dire : « Enfin, j’ai quitté le genre humain. »