L’enfance-cinéma dans les années 1920

Alain Bergala

Dans le dernier plan du Kid, la porte de la maison des riches se referme sur le Vagabond et le Kid, son modèle réduit. Happy end ? Pas si sûr. En 2002, j’étais allé filmer Kiarostami chez lui, à Téhéran, pour parler du Kid qu’il n’avait pas revu depuis ses 14 ans. Dans notre échange, la question qui l’avait le plus touché était celle-ci : « Que va devenir Charlot dans cette maison bourgeoise ? N’était-il pas plus heureux, seul avec le Kid, dans sa mansarde ? Faut-il quitter son inconfort matériel relatif pour une situation sociale meilleure ? » On peut se poser la même question à la fin du très beau Pierrot, Pierrette de Louis Feuillade où le happy end ne va pas de soi non plus. Le grand-père, ancien directeur de cirque, rêverait plutôt de retourner vivre dans sa caravane avec ses deux petits-enfants, mais il finira par accepter, pour leur avenir, l’invitation de la femme riche qui les avait séparés au nom de l’hygiène sociale. C’est grâce à une autre femme riche qui l’accueillera chez elle que le petit garçon de Children of No Importance échappera lui aussi à la dureté de son père qui l’avait abandonné et qui vient de le récupérer pour exploiter sa force de travail.

La question du mal a toujours été la question centrale qui clive le cinéma de l’enfance. Il y a les films « angéliques », de pur divertissement, qui isolent l’enfance dans un bulle artificielle, et les films où les cinéastes choisissent d’exposer les enfants au réel et au mal.

Ces films des années 1920 sont tout sauf angéliques. L’enfant y est exposé à la violence, à la misère, à l’alcoolisme des pauvres qui les élèvent, et souvent à un travail d’adulte (Children of No Importance, Pierrot Pierrette). Le mal y est avant tout social, engendré par le fossé qui sépare les riches et les très-pauvres, et les personnages qui en sont les agents n’en sont souvent que de pathétiques symptômes.
Parfois, dans certains de ces scénarios, il arrive aussi que le mal participe de l’essence psychologique même de certains personnages. La mère, dans Poil de carotte, est une mauvaise mère et une mauvaise femme, sans alibi social. Le père lui-même, qui avait été jusque-là plutôt lâche, finira par en prendre conscience lorsque son fils lui avouera : « Papa, je veux mourir car je n’aime pas ma mère. » Le mal, dans ces scénarios, découle le plus souvent d’un déficit parental. Les enfants de Children of No Importance sont des « bâtards » placés chez des Thénardier sordides qui laisseront mourir une petite fille par manque de soin et par avarice. Dans Visages d’enfants, c’est la mort de la mère adorée qui déclenche le remariage du père avec une voisine qui va vite prendre en grippe les enfants de la première épouse et défendre bec et ongles sa propre fille.

Pierrot et Pierrette, dans le film de Louis Feuillade, sont orphelins et le grandpère qui les a recueillis dans sa caravane est bienveillant mais impotent. Quand il sera envoyé dans un asile de vieillards, les deux enfants tombent entre les mains d’un quincaillier ambulant qui les met au travail, les maltraite et les exploite sans ménagement. Le Kid, lui, a été abandonné par sa mère – dont la seule faute, nous dit Chaplin, est d’être une fille-mère, séduite et abandonnée –, avant d’être recueilli par un vagabond qui devient à la fois son père, sa mère et même son fils à certains moments délicieux où la relation entre eux s’inverse.

Contre le mal qui naît de ce déficit de parents aimants, la figure majeure de la survie et de la résistance à l’adversité est celle de la fratrie. Pierrot protège Pierrette. Le grand frère de Visages d’enfants protège sa petite sœur. Dans le mélodramatique L’Enfant de Paris, la petite Marie-Paule, fille d’un officier de l’armée française, devenue orpheline, est placée dans une pension où elle est malheureuse. Elle s’en évade et tombe entre les mains d’un malfrat qui la place chez un savetier alcoolique et violent. Mais un jeune apprenti, qui l’adore, va devenir un grand frère de substitution et la sauver de cette situation.
Dans ces alliances fraternelles comme machines de guerre contre toutes les misères, la formule standard est celle de la petite fille fragile et du grand frère protecteur.

Le Tour de France par deux enfants semble faire exception. Dans ce film adapté d’un roman édité en 1877 qui servait à la fois de livre d’histoire, de géographie, de morale et d’éducation civique, deux frères devenus orphelins font le tour de toutes les régions de France pour échapper à l’annexion de leur Lorraine natale par l’Allemagne après la défaite de 1871.
Pour une fois, il s’agit de deux garçons mais le romancier précise que le petit Julien est « un joli enfant de 7 ans, frêle et délicat comme une fille ». Godard, dans sa série télévisée France, tour, détour, deux enfants, fera le choix de filmer une fratrie fille-garçon, mais il est vite clair que c’est la fille qui interagit le mieux avec lui. Dans Gosses de Tokyo, plus tardif (1932), les deux frères se constituent en couple de résistance contre l’humiliation auto-consentie de leur père devant son patron.

Deux décennies plus tard, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le suicide d’un enfant incarnera le scandale majeur, pour Rossellini, de ce monde devenu invivable. Edmund, dans Allemagne année zéro, ne peut plus être un enfant après ce qu’il a traversé pendant la guerre, mais ne peut pas non plus être un adulte. Il n’y a plus de place possible pour lui dans ce monde saccagé où son enfance et son innocence lui ont été volées, et il se jette du haut d’un immeuble en ruines en face de chez lui.

Dans ces films de l’après-guerre de 14-18, le suicide des enfants était déjà un symptôme fort du malaise dans la civilisation. Julien Duvivier, dans Poil de carotte, filme de façon pré-rossellinienne l’ascension vers la mort de son personnage, dans la grange où il se pend minutieusement. Dans Visages d’enfants de Jacques Feyder, le garçon qui ne supporte plus la mauvaise mère qui s’est substituée à sa mère morte, se jette dans la rivière tumultueuse. Pourtant c’est cette méchante belle-mère qui finira par le sauver, se convertissant in extremis à l’amour de ces enfants imposés par son remariage.
Dans Children of No Importance de Gerhard Lamprecht, l’enfant se jette à l’eau depuis la péniche où son père l’exploite et l’exténue au travail. Le filmage du sauvetage de ce jeune noyé anticipe étrangement L’Atalante et Boudu.

Bref, ces films des années 1920 ne dressent pas un tableau réjouissant des supposées joyeuses « Années folles ». On n’y trouve trace d’une quelconque euphorie liée à la croissance économique de cette décennie. La société que filment les cinéastes est profondément divisée entre les riches et les pauvres, souvent des miséreux, dont les enfants sont socialement condamnés.

C’est une décennie où le cinéma est parvenu à une sorte de perfection, j’ai envie de dire « grâce » aux contraintes du muet qui régneront jusqu’au début des années 1930. Ces films ont en commun la rigueur du cadre et du découpage, le filmage en axe frontal, l’économie de moyens de la caméra.

Ils sont surtout une preuve éclatante que le cinéma muet « voyait large », avant que l’avènement du parlant ne l’enferme pour quelques temps dans les studios et ne l’appauvrisse en le mettant au service de l’enregistrement de la parole et du dialogue.

Aucun de ces films ne se focalise étroitement sur les seules figures d’enfants au point d’en oublier le monde, autour d’eux, qui détermine leur existence. Le monde social. Le monde géographique, qui est le sujet principal du Tour de France par deux enfants. Pierrot, Pierrette et L’Enfant de Paris (lors de l’épisode du voyage de Bosco à Nice) constituent un précieux document sur la ville de Nice de l’époque. Dans la plupart de ces films, la fiction laisse par moments la place à des séquences documentaires – pas si loin des plans-Lumière – notamment sur le travail que les enfants côtoient ou sont parfois contraints de pratiquer.

Ces films nous donnent à repenser le cliché des films « à hauteur d’enfant ». Le découpage des années 1920 ne cesse de passer des plans sur les enfants à des plans larges sur ce qui les entoure, dans leur vie sociale et dans le paysage. Ces cinéastes ne se limitent jamais à un point de vue étroit et exclusif, qu’il soit masculin, féminin, adulte, enfantin. Le cinéma vaut mieux que ça car il permet de filmer l’humanité, et les enfants, de tous ces points de vue en même temps, y compris d’un point de vue englobant, détaché des petites affaires humaines, celui de la nature. C’est le cas exemplaire d’Ozu, qui filme, en légère contreplongée « sacralisante », les enfants à hauteur d’enfant, les adultes à hauteur d’adulte et les paysages à hauteur de paysage.

Kiarostami, revoyant Le Kid, avait aussi été frappé par le fait, assez généralisable à ces films des années 1920, que le jeu des enfants y est moins daté que celui, forcément plus codé, des acteurs adultes. C’est sans doute que les enfants que ces cinéastes mettent en scène ne sont pas des acteurs, au sens professionnel du terme, comme ils le deviendront plus tard dans le cinéma hollywoodien. Leur jeu est globalement plus spontané et naturel car ils sont moins « dirigeables » que les comédiens professionnels adultes. Ce jeu a donc moins vieilli et insuffle à ces films une contemporanéité de l’enfance qui nous permet d’y entrer de plain-pied en oubliant ce qui les date.