Lucrecia Martel

Xavier Leherpeur (critique de cinéma)

Dès son premier film La Ciénaga, réalisé en 2001, Lucrecia Martel s’impose comme l’une des auteures majeures du renouveau du cinéma argentin. Une nouvelle vague à laquelle appartiennent aussi Fabián Bielinsky (Les Neuf Reines), Lisandro Alonso (La Libertad), Carlos Sorin (Historias mínimas), Pablo Trapero (El Bonaerense) ou encore Lucía Puenzo (XXY).

Des jeunes réalisatrices et réalisateurs ayant en commun d’avoir grandi sous la dictature et avoir vu leur nation se débattre dans les balbutiements compliqués du retour à la démocratie. Des auteurs qui émergent avec des fictions qui, dans des registres très différents, allant aussi bien du film social à celui de genre, ont pour point commun de dire quelque chose, explicite ou sous-entendu, de l’état de leur pays. Tout en faisant preuve de démarches artistiques ou formelles différentes se traduisant par des thématiques plus personnelles, plus intimes, reflets d’un rapport au monde qui leur est spécifique.

À ce titre, le cinéma de Lucrecia Martel reste aujourd’hui encore, et ce après quatre longs métrages et près de quinze ans de carrière, l’un des plus exemplaires. Les thèmes qui irriguent cette filmographie se font écho dans une complémentarité passionnante : érosion d’une classe dominante, place de la femme, rapport ambigu à la culpabilité, conflit entre générations, poids de la religion… Le travail de Lucrecia Martel se caractérise aussi par une réflexion sur la mise en scène qui relie les films entre eux tout en les distinguant radicalement.

Les trois premiers films (La Ciénaga en Compétition à Berlin et reparti avec le Prix Alfred Bauer, puis La Niña santa en 2003 et La Femme sans tête en 2008, tous deux sélectionnés en Compétition à Cannes) semblent constituer un bloc dont, à première vue, serait exclu Zama. Réalisé en 2017 et présenté Hors Compétition à la Mostra de Venise, ce film historique, sans personnage féminin de premier plan et adapté d’un roman d’Antonio Di Benedetto, semble affirmer un changement de registre apparent dans son cinéma. Mais en apparence seulement. Zama ne fait au contraire que souligner la continuité réfléchie de son travail narratif, des thématiques qui le nourrissent. Ainsi, l’évolution de son style.

La fin d’un monde • Que ce soit celui d’une bourgeoisie repliée sur elle-même et ses prétendues prérogatives (La Ciénaga, La Niña santa ou La Femme sans tête) ou celui des colons (Zama) et de leur pouvoir en pleine décrépitude, Lucrecia Martel ne travaille jamais ce thème à la lourde charge d’un cinéma accusateur ou démonstratif. Ce qui l’intéresse, ce sont les fissures ou les plaies ouvertes (comme celles de la mère de famille dans La Ciénaga) dont l’écho silencieux et tenu hors champ finit par s’amplifier. Elle ne va jamais au drame de façon explicite. Mais elle en scrute, dans une structure qui emprunte souvent les codes du huis clos (y compris à ciel ouvert comme dans La Femme sans tête ou Zama), les conséquences ainsi que les bouleversements profonds, irrémédiables et inéluctables. La torpeur dans laquelle baignent tous ses films, cette chaleur pesante qui semble avoir figé pour toujours les rapports de force, les iniquités et les injustices, peut être lue comme le symbole d’une inertie sociale dont les jours sont comptés. Il est d’ailleurs intéressant de constater que les films se déroulent communément dans un monde de « puissants », tour à tour médecins, propriétaires immobiliers ou colonisateurs. Mais à chaque fois, ce monde est perçu au travers d’une héroïne ou d’un héros, certes issus de ce milieu, mais mis à l’écart de celui-ci. Comme par exemple don Diego de Zama dans Zama, héros hagard et égaré dans le ridicule jeu de dupes du pouvoir colonialiste. Ou encore dans La Femme sans tête, récit qui peut être interprété comme une métaphore de l’Argentine et de son récent passé dictatorial, et où la prise de conscience d’une femme craignant d’avoir renversé un innocent est étouffée par le jeu très rodé d’une famille prête à tout pour nier et effacer le crime.

Anxiétés • Une autre constante des films de Lucrecia Martel est d’être tous traversés par une inquiétude sourde, poisseuse et délétère. Et toxique dans sa manière de contaminer non seulement les personnages principaux, celles et ceux qui les entourent, mais aussi le spectateur. Brouillant sa quiétude, sa perception et son rapport à la narration. Cela passe bien sûr d’abord par la mise en scène, par la structure narrative construite sur de nombreuses ellipses et hors-champs, mais également par des choses diffuses du scénario. Des éléments disséminés, afférents, au second plan mais qui génèrent à l’image une étrangeté. Un décalage. Une instabilité qui est celle ressentie par les héroïnes et les héros. C’est, par exemple, ce cadavre d’animal que rapporte le mari au lendemain de l’accident de son épouse dans La Femme sans tête. Comme une irruption subconsciente de sa culpabilité (qui ou quoi a-t-elle percuté la veille sur cette route déserte ?). Il y a aussi ce musicien jouant dans une vitrine, tel un automate, et qui ensorcelle la foule d’une musique métallique semblant sortie de nulle part dans La Niña santa. Ou les angoisses du petit garçon dans La Ciénaga, apeuré par les « rats d’Afrique » (que l’on ne verra jamais), l’obscurité de la nuit ou le chien. Ou encore cet enfant perché sur une chaise à porteurs qui semble prédire l’avenir, sorte de prophète païen et sacré qui annonce le destin du héros dans Zama.

Ce sentiment diffus mais persistant, passe également par les décors. Celui labyrinthique et froid de l’hôtel dans lequel semblent se perdre les figures de La Niña santa ou encore la récurrence des piscines putrides et carcérales, enfermées entre quatre murs d’enceinte et que l’on retrouve dans les trois premiers films.

Autant de lieux qui ont pour vertu de prolonger l’écriture des personnages et dont beaucoup suggèrent leur mal-être. Des tiraillements intimes ayant souvent à voir avec un rapport conflictuel, entre fascination et rejet, avec la religion. 

Donnez-moi le ciel ou l’enfer • Cet extrait de psaume entonné par un chœur de jeunes filles (apparemment) prudes dans La Niña santa illustre bien le rapport qu’entretiennent les films de Lucrecia Martel avec la religion catholique. Nous ne sommes ni vraiment dans l’un, ni dans l’autre. Plutôt dans un purgatoire. Comme celui de Zama tendu entre un Paradis perdu où les femmes se baignent et s’enduisent de boue près des eaux claires du fleuve, et un enfer caniculaire, sale et nauséabond.

Un écartèlement entre l’extase que procure la croyance en une divinité absolue, mais aussi la crainte qu’elle suscite. Crainte qui peut se muer en une excitation. Celle du plaisir défendu et du péché originel. Chez la cinéaste, la religion s’exprime tout autant par une foi intense et une ferveur proche de l’idolâtrie. Comme en témoignent les nombreuses images de reportages sur d’hypothétiques apparitions de la Vierge dans La Ciénaga. Mais la religion, c’est aussi la damnation. Et le déluge, qui inonde et noie littéralement le pays à la suite de l’accident dans La Femme sans tête, rappelle cette notion punitive du catholicisme. Cette main invisible qui s’abat impitoyablement sur le pécheur.

Elle manque d’air • C’est une des premières répliques de La Niña santa. Elle résume peu ou prou toutes les figures féminines du cinéma de Lucrecia Martel. Les femmes qu’elle écrit et filme étouffent, reléguées malgré elles à un bord-cadre symbolique que leur autorise une société patriarcale. Il y a cette mère ivre morte dans La Ciénaga et se vidant de son sang dans l’indifférence des personnes autour d’elle. Ou encore (et tout est dans le titre) Veronica, cette « femme sans tête » et taiseuse, à laquelle personne (ni son mari, ni sa mère et à peine ses enfants) ne semble faire attention. Nul pour s’inquiéter de son introversion ou attendre la moindre réponse aux questions qui lui sont adressées. Une femme-épouse-mère-fonction. Posée comme un objet de décoration. Faisant partie du tableau. Potiche apprêtée et dispensable. Personnage en écho à celui de Luciana Piñares de Luenga dans Zama, épouse esseulée d’un dignitaire, objet de désir ou plus exactement de conquête sociale, et qui trompe sa solitude et son ennui en s’enivrant seule au milieu de ses beaux esclaves à la peau sombre.

Écrire et mettre en scène le chaos • Monde en déclin, personnages en pleine décomposition, horizons en berne… Le chaos chez Lucrecia Martel enserre la narration. La prend à la gorge. Mais de manière retenue. Ce chaos ne va jamais à l’explosion. Il corrompt progressivement et détruit de l’intérieur. Comme une corrosion violente et silencieuse. Un paradoxe qu’il faut à la fois écrire et filmer. Sans redondance ni outrance.

C’est la grande force de la cinéaste. Ses scenarii se nourrissent tous d’ellipses. Le spectateur n’a jamais d’avance sur le déroulement de l’histoire. Il lui faut en reconstituer rétrospectivement les tenants et les aboutissants. Pertinente idée car elle permet à la cinéaste de morceler la linéarité pour mettre en avant des points essentiels mais discontinus de l’histoire. En séquençant le récit de cette manière, Lucrecia Martel aiguise notre acuité, rompt la logique narrative pour se focaliser sur des éléments clés qui prennent alors une tout autre force. Une tout autre puissance dans la façon afférente de construire un personnage, une situation ou dire un rapport de force. L’élément mis en avant et celui qui manque s’éclairent mutuellement. Ce qui nous fait défaut nous perturbe. Nous oblige à combler les interstices. Nous implique.

Des images volontairement écartées dont il est permis de penser qu’elles font écho à l’histoire récente de l’Argentine. Et à sa dictature qui pratiquait l’effacement des victimes et qui, aujourd’hui encore, joue la carte du déni et de l’omission. Pas d’images, donc pas de preuves ni de crime. Et surtout pas de mémoire.

La mise en scène complète cette approche. Les corps ne tiennent pas dans le cadre. Ils débordent de toutes parts. Comme des humains tronqués, incapables ou auxquels il est interdit de se reconstituer. La Femme sans tête n’est pas qu’un titre. Il résume parfaitement la manière dont la metteure en scène filme ses personnages. Non pas comme des insectes (même s’il y a quelque chose d’entomologique dans son cinéma) que l’on observe de près, mais plutôt comme des femmes (et quelques hommes) dont la volonté légitime d’émancipation est bridée. Des êtres en quête d’une reconstitution et, par là, d’une réconciliation avec eux-mêmes. Et qui font tout pour s’extirper de cet étouffement. Pour tendre vers un ailleurs que symboliserait le bord-cadre. Zone frontalière entre un espace claquemurant et une bouffée d’air. Une ligne brisée mais qui, comme une mosaïque (l’image vaut également pour le scénario) finit par dessiner en creux son modèle. Celui d’un affranchissement entravé. Si proche mais pourtant inatteignable. Un supplice à la Tantale. Universel. Et raison pour laquelle le cinéma de Lucrecia Martel nous émeut tant et nous poursuit longtemps.