L’homme qui n’était pas là

Jérôme Momcilovic (critique de cinéma, responsable des pages cinéma de Chronic’art)

« Aujourd’hui encore, je reste poursuivi par ce même cauchemar: c’est le matin, ma mère me réveille et me dit “Debout Arnold, il est l’heure d’aller travailler”, et je réalise que je n’ai jamais quitté le village de Thal en Styrie, et que toute cette vie merveilleuse, ma vie, n’a jamais existé. » Arnold Schwarzenegger

« Je viens de penser à quelque chose de terrible: et si tout ça n’était qu’un rêve? » Doug Quaid dans Total Recall

À l’apparition du jeune Schwarzenegger en 1966 sur la scène du concours de Mister Europa, un juré s’étrangle: « Mon Dieu mais d’où sort ce type? » Une image vient de le foudroyer: celle d’un bodybuilder de dix-neuf ans aux proportions inouïes, sculptées dans la détermination d’un rêve d’enfant – Arnold Alois Schwarzenegger, né dans un austère village autrichien une année de famine. Devenir une image est l’ambition de tout bodybuilder (se faire un corps réduit à une idée, vitrine de force inutile, costume anatomique), mais aucun autre que Schwarzenegger n’en a fait à ce point un destin.
Moins de vingt ans plus tard, nouveau foudroiement. Un éclair zèbre la nuit californienne et dépose sur le bitume un corps colossal. Il vient du futur: c’est un cyborg, on l’appelle Terminator. Du passé aussi: on croirait une statue de marbre, c’est le Garçon accroupi de Michel-Ange. Comme le juré de Mister Europa, un quidam demande, aveuglé par l’éclair: « Qu’est-ce que c’est? » L’image mûrie sur les bancs de musculation est désormais hollywoodienne, et appelée à dominer l’industrie du spectacle comme elle avait dominé les podiums du bodybuilding. Conan le barbare, en 1982, confinait encore Schwarzenegger à ce folklore du péplum auquel Hollywood avait condamné jusque-là tous les culturistes. Mais Terminator dessine pour lui la voie d’une mythologie neuve.
En redonnant au cinéma américain le goût des monstres (étymologiquement: celui que l’on montre), Schwarzenegger n’a pas fait qu’ajouter une image de plus à l’inépuisable usine à fétiches hollywoodienne. Il est devenu l’image même d’Hollywood, image la plus lisible et reconnaissable qui soit, image obscènement nette de la puissance du spectacle américain: « le blockbuster fait homme – ou au moins fait forme humanoïde »(Jim Hoberman, The Magic Hour, Capricci, 2003).
Total Recall, Terminator 2 et Last Action Hero comptent parmi les beaux films (ils ne sont pas nombreux – ajoutons Predator) de son œuvre hollywoodienne. À les revoir aujourd’hui, une chose frappe, qui vient lézarder l’obscène rayonnement de l’image Schwarzenegger et éclairer par là une finesse cachée sous les prodiges tonitruants de la pyrotechnie. Quelque chose comme une étrange et sourde mélancolie. C’est que précisément, Schwarzenegger semble s’y inquiéter chaque fois d’être une image – de n’être que ça. Total Recall est l’histoire d’un type qui croit rêver d’une autre vie quand c’est la sienne qui n’est qu’un rêve: l’histoire d’un type qui n’existe pas, sinon comme fiction imaginée par un autre.
Terminator 2 est la tragédie d’une machine qui, réplique parfaite de l’homme, rêverait d’être humain pour pouvoir pleurer – las, il n’est qu’une image, supplantée par une image plus moderne (le redoutable T-1000, ou la mimesis incarnée).
Last Action Hero est encore plus explicite: c’est l’histoire d’un héros de fiction qui découvre douloureusement sa condition. Il croyait être un homme, il n’est qu’une image, modelée pour un public d’enfants. « Comment vous sentiriez-vous, demande-t-il effondré, si vous découvriez que vous avez été imaginé par quelqu’un? » C’est un drame qu’il faut prendre au sérieux, il est déchirant: celui d’un homme qui a tout fait pour devenir une image et qui craint soudain d’y être parvenu trop bien. Un homme qui promettait chaque fois de revenir (“I’ll be back!”), alors qu’il revenait déjà puisque, pure image, il est un revenant – c’est-à-dire un fantôme.

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