Laurent Cantet

Serge Kaganski (critique de cinéma aux Inrockuptibles)

Pour Laurent Cantet et ceux qui suivent son travail, difficile d’oublier la journée du 25 mai 2008. Ce soir-là, le cinéaste reçoit la Palme d’or du Festival de Cannes pour Entre les murs. Cela faisait vingt-et-un ans qu’un film français n’avait pas obtenu cet honneur symbolique suprême, d’où la saveur particulière de cette Palme pour la profession et les cinéphiles hexagonaux. S’ajoutait le paradoxe que ce trophée convoité tombe entre les mains d’un cinéaste dont la personnalité et les films semblent plutôt rétifs aux lumières artificielles du glamour, des vanités et de la frivolité généralement associés à Cannes. La présence turbulente et bigarrée sur la scène du Palais des adolescents ayant joué dans le film soulignait la différence de nature entre un événement vendeur de rêve et un cinéaste ancré dans le réel et focalisé sur ce qui ne va pas de soi dans le monde.

« Collectif » est sans doute le premier mot qui vient à l’esprit quand on réfléchit au cinéma de Cantet. Le septième art est certes ontologiquement collectif, mais l’auteur de Ressources humaines est de ceux qui ont le mieux incarné cette dimension. D’abord parce qu’il a débuté au sein de l’entité Sérénade, avec ses amis de jeunesse et de formation cinématographique Dominik Moll, Gilles Marchand, Vincent Dietschy et Thomas Bardinet, chacun occupant différents postes (réalisation, scénario, montage, lumière…) sur les films des uns et des autres en une permanente rotation solidaire et déflationniste d’ego (qui s’est poursuivie jusqu’à ce jour puisque Campillo a coécrit le scénario de L’Atelier). Dans le prolongement naturel de cette praxis, le collectif est aussi la matière de (presque) tous les films de Cantet, de la bande de jeunes de Jeux de plage aux participants à l’atelier dans le dernier film, des lycéens de Tous à la manif à ceux d’Entre les murs, des touristes sexuelles de Vers le sud aux vieux militants désenchantés de Retour à Ithaque, des salariés de Ressources humaines aux révoltées de l’excellent et étrangement méconnu Foxfire, confessions d’un gang de filles. Le groupe est la grande affaire de Laurent Cantet qui en aura disséqué toutes les facettes et configurations, de son potentiel utopique à son éclatement désenchanté. Car le groupe est d’abord et toujours une promesse, celle d’échapper à l’individualisme, de s’inventer une famille élective, de s’allier pour combattre ou fuir telle ou telle puissance aliénante. Former une bande, c’est rechercher l’hédonisme (Jeux de plage, Vers le sud…), s’affranchir du vieux monde des parents et notamment du poids des pères (Jeux de plage, Ressources humaines, Foxfire…), s’unir dans un but politique (Foxfire, Retour à Ithaque…), défendre ou conquérir des droits (Tous à la manif, Ressources humaines…), faire corps avec sa génération (Entre les murs, L’Atelier…), se dissocier du monde tel qu’il est pour tenter d’inventer autre chose à partir d’un noyau autarcique neuf (Les Sanguinaires, Foxfire…).

Mais si Cantet aspire au « nous » qui permet de dépasser le « je », il n’est ni angélique ni dogmatique. Dans le groupe, les individus subsistent, reprenant parfois brutalement la main. Et quand le groupe lutte contre un certain ordre du monde, le monde est généralement plus fort. Le phalanstère chez Cantet est toujours sous une double menace, extérieure et intérieure. L’initiateur d’un nouvel an 2000 isolé, sans télé ni portables, se met ses camarades à dos parce que son esprit de sérieux devient pesant (Les Sanguinaires). L’habituée de l’hôtel haïtien et du colonialisme sexuel entre en conflit avec ses amies clientes de par sa conception cynique du plaisir qu’elle voudrait imposer à toutes (Vers le sud). La cheffe du gang de filles révoltées de Foxfire finit par terroriser ses partenaires à force de radicalité de plus en plus meurtrière et suicidaire. Le jeune introverti tenté par l’extrême droite perturbe les règles tacites d’un atelier d’écriture (L’Atelier). Entre les murs met en scène deux collectifs différents, celui des élèves d’une classe et celui des enseignants, révélant les interactions entre ces deux entités mais aussi les conflits au sein de chacune. Chez Cantet, le collectif n’est jamais figé dans le pur éther, il est toujours un organisme vivant, en mouvement, oscillant entre l’idéal et la réalité, entre l’aspiration solidaire et le quant-à-soi individuel, entre la raison politique et la pulsion des affects. De fait, le groupe échoue souvent, de la zizanie chez les vacanciers des Sanguinaires ou de Vers le sud à l’éclatement du gang de filles de Foxfire en passant par les ex-révolutionnaires mélancoliques de Retour à Ithaque. Mais si le groupe ne gagne jamais la guerre, il remporte néanmoins des petites victoires incertaines : ce sont les ouvriers de Ressources humaines qui occupent leur usine et réussissent à faire passer le stagiaire DRH de leur côté, les élèves d’Entre les murs qui auront appris malgré tout deux ou trois choses sur l’esprit critique et la vie en société, ou encore les participants à l’atelier d’écriture qui ne deviendront peut-être pas écrivains mais auront progressé dans la confrontation à l’altérité, la formulation de leurs idées et ressentis, le dépassement du dissensus. Ce n’est sans doute pas un hasard si le seul film de Cantet non consacré à un groupe, L’Emploi du temps, est inspiré par l’histoire de Jean-Claude Romand, cet homme qui avait prétendu pendant des décennies être un médecin-chercheur alors qu’il passait ses journées sur un parking à ne rien faire. Cantet a été frappé par ce mystère insondable qui consiste à ne rien faire de sa vie et à s’inventer une autre vie factice. Comme si la destinée de Romand (et du personnage joué par Aurélien Recoing) était l’incarnation extrême et absurde de l’individualisme, le contre-exemple parfait de ce qui peut arriver quand on n’a plus de lien social, plus de vrai rapport à l’autre, plus de relation dialectique entre soi et la société. L’individu coupé de toute connection avec l’humanité est comme un arbre sans racines, un ectoplasme vidé de sa substance, un mort en sursis. Si le collectif est porteur de conflits, cette notion reste essentielle pour exister à la fois en tant qu’individu et en tant que partie d’un écosystème. Les petits agrégats humains des films de Cantet sont semblables à l’ensemble du corps social, ils en sont une réduction, un moyen pour le cinéaste de figurer des concepts tels que le « peuple », la « politique », la « société ».

Laurent Cantet est donc un cinéaste politique au sens le plus noble et le plus large qui est le souci du rapport entre l’individu et le collectif. Mais quand on dit « cinéaste politique », il ne faut pas oublier « cinéaste ». Les films de Cantet sont des études de visages, des exercices sur la circulation de la parole. Voir un film de Cantet, c’est voir comment la parole s’ordonne, se brouille, s’organise, se répond, s’apprend, s’éduque, s’entraîne, s’enchaîne, se déchaîne. Dans Ressources humaines, le stagiaire à la DRH change de bord quand il comprend que la parole de la direction est frauduleuse. Dans Foxfire, la parole est un outil de lucidité et de décantation après la brûlure de l’action: le récit des agissements du gang passe par le filtre de l’écriture et de la voix off de l’une des protagonistes, des années plus tard. C’est un processus similaire qui est à l’œuvre dans Retour à Ithaque où la génération castriste dresse un bilan plutôt amer avec le recul du temps. La parole est aussi une arme de l’esprit qui s’apprend, s’enseigne, se transforme de générations en générations, comme le montre Entre les murs et L’Atelier. Dans ces deux films de transmission, Cantet montre que quand on ne maîtrise plus le verbe, la violence physique surgit et prend le relais. On n’est pas loin de Bourdieu et de la notion de capital culturel. Maîtriser la parole, c’est maîtriser ses idées, ses affects, c’est un outil pour prendre part au monde et sa place dans la société, et c’est encore plus vrai pour les enfants des classes sociales défavorisées: dans Entre les murs, l’élève le plus difficile a une mère malienne qui ne parle pas français.

Cinéaste voyageur et ouvert au monde (il a tourné aux Canada, à Haïti, à Cuba…), Cantet n’a d’ailleurs pas attendu Entre les murs et sa classe métissée pour filmer des acteurs à la peau foncée. Depuis ses premiers courts métrages figurent dans tous ses films des protagonistes d’origine nord-africaine ou subsaharienne. Dans un monde normal, on ne devrait même pas remarquer cela, et pourtant: à l’instar de Claire Denis, Cantet a été pionnier dans la mise en conformité d’un cinéma français outrageusement blanc avec la réalité du métissage de la société française. Pour cela, il a souvent fait appel à des comédiens amateurs, les mêlant tout au long de sa filmographie à des comédiens professionnels peu célèbres et à des « stars » comme Charlotte Rampling ou Marina Foïs. Politique de casting qui résume et symbolise l’éthos de Laurent Cantet, la dimension ouverte et profondément démocratique de son travail, celle d’un cinéma à la fois humble et ambitieux, profond et ouvert à tous, tenant sur les deux plateaux de son balancier l’idéalisme et le réalisme, les élans utopistes et la lucidité de leurs limites. Un cinéma engagé mais tempéré qui enjoint à espérer, à réfléchir, à se révolter, mais sans rêver hors sol. Un cinéma qui demeure toujours, pour reprendre une formule de Rivette sur Hawks, à hauteur d’homme.