Le documentaire animé en plein essor

Jacques Kermabon

En 2008, Valse avec Bachir a conquis le public et offert une vitrine à ce que pourtant son réalisateur, Ari Folman, ne voyait pas vraiment comme une voie à suivre. « Le dessin était indispensable pour s’affranchir du réalisme, pour restituer l’absurdité de la guerre et les errements de la mémoire », expliquait-il à Télérama. « Mais Valse avec Bachir fera sans doute peu école. Un documentaire d’animation est trop difficile à produire: j’étais parti pour deux ans de travail, il m’en a fallu le double. Et le travail d’animation, où rien n’est spontané, va à l’encontre de l’essence du documentaire… » [1]

Il peut en effet apparaître paradoxal de vouloir restituer l’authenticité de témoignages par l’artifice d’une animation numérique. Pourtant – Folman le savait-il? –, loin d’être seul et pionnier, son film apparaît comme la cristallisation d’une lame de fond et de courants multiples qui ont peu à peu dessiné les contours d’un espace commun au documentaire et au cinéma d’animation.

Plusieurs facteurs ont rendu possible l’émergence de ces formes d’expression pour le moins protéiformes, et d’abord, l’idée que le cinéma d’animation n’a pas vocation à s’adresser uniquement au jeune public. Un cheminement similaire s’est opéré avec la bande dessinée, il devrait finir par modifier aussi le regard porté sur ce que certains continuent d’appeler « dessin animé », alors que le film image par image peut tout mettre en mouvement: des objets, du sable, des poupées, de la viande, de la glaise…

Creature Comforts fut un des premiers succès du documentaire animé. Réalisé en 1989 par Nick Park des studios Aardman, il repose sur le témoignage oral d’humains, mais mis dans la bouche d’animaux enfermés dans un zoo, animés en pâte à modeler – en plastiline plus précisément. Le témoignage face caméra, transgressif dans le registre de la fiction, appartient à la rhétorique documentaire, voire à celle du reportage télévisuel. Si le film de Nick Park se joue avec humour des formes qu’il imite, il désigne aussi par là à quel point cette prééminence de la parole offre une voie royale au documentaire animé.

Cette prédominance – rappelons que la télévision, c’est surtout de la radio avec des images –, a d’autant pris d’ampleur que s’est généralisée la consultation des films sur ordinateurs portables, tablettes ou smartphones, casque sur les oreilles. Nos perceptions ont intégré que le son est devenu le plus souvent le vecteur principal de notre appréhension des films. La cohérence spatiale, la logique des raccords, selon certaines conventions autrefois dominantes, ont laissé place à une liberté nouvelle dans l’art d’agencer les plans. On pourrait ainsi multiplier les exemples de films qui étoffent d’année en année le champ du documentaire animé. Oscar du Meilleur Court Métrage d’animation en 2004, Ryan de Chris Landreth, portrait de Ryan Larkin, un animateur canadien prometteur qui finit par mendier pour survivre, fait entendre la voix de cet homme tandis que l’animation numérique donne de lui l’image d’un corps creusé, évidé, brisé, désarticulé, à l’image à la fois de son destin et du style « psychoréalisme » de Landreth, selon les propres termes du réalisateur. Irinka et Sandrinka (2007) de Sandrine Stoïanov et Jean-Charles Finck repose sur le témoignage oral de la tante de la réalisatrice, issue de la noblesse russe et dont l’enfance a croisé la naissance du communisme, tandis que l’animation qui accompagne le dialogue entre les deux femmes épouse une grande variété de formes empruntées en particulier à l’iconographie soviétique. La Montage magique d’Anca Damian travaille dans cette logique d’associer un dialogue comme récit d’une vie avec une grande variété d’animations. Citons enfin un cinéaste suédois qui en a fait sa spécialité: Jonas Odell. Jamais comme la première fois! (2005) relate ses premières expériences sexuelles, Tussilago (2010) se penche sur le parcours d’une journaliste suédoise dont la vie fut mêlée à un groupe terroriste. À chaque fois, Odell invente des formes dessinées nouvelles en relation avec les témoignages préalablement enregistrés. Dans cette lignée, Le

C.O.D. et le coquelicot de Jeanne Paturie et Cécile Rousset fait entendre des enseignants qui s’expriment sur leur expérience professionnelle dans une zone sensible tandis que se conjuguent papiers découpés, dessins, images vidéo, dans un dialogue visuel, tantôt plus illustratif, tantôt usant de formes abstraites, avec les paroles énoncées.

En même temps, l’expression « documentaire animé » ne signifie pas toujours que ces films relèvent, à la fois, du documentaire et du cinéma d’animation. L’Ami y’a bon, pas plus que Le Voyage de Monsieur Crulic, ne sont des documentaires, et ni La Sociologue et l’ourson, ni L’Image manquante, des films d’animation. Le court métrage de Rachid Bouchareb est une fiction didactique et engagée qui rappelle à nos mémoires, par l’entremise d’un cinéma d’animation délibérément rudimentaire, le massacre de Thiaroye le 1er décembre 1944. Il partage avec J’ai huit ans de Yann Le Masson et Olga Poliakov (1961) un autre film qui pourrait être enrôlé sous la bannière du documentaire animé, l’insigne honneur d’avoir été censuré pendant plusieurs années. Ce dernier, réalisé pendant la guerre d’Algérie, associe des témoignages d’enfants algériens et leurs dessins à propos des violences de l’armée française.

Difficile aussi de qualifier de « documentaire » l’œuvre d’Anca Damian, dont le récit en voix off, à l’instar de Sunset Boulevard, est énoncé par un personnage décédé. Que l’histoire soit inspirée d’une histoire vraie, un trait d’ailleurs souvent revendiqué par bien des fictions, n’en fait pas pour autant un documentaire.

D’un autre côté, La Sociologue et l’ourson le documentaire d’Étienne Chaillou et Mathias Théry ne comporte aucune animation image par image, trait distinctif du cinéma d’animation ; la caméra enregistre des marionnettes animées comme dans Le Bébête show.

Nulle animation non plus dans L’Image manquante, où ce sont de petites figurines sculptées dans la glaise, peintes à la main, qui, immobiles, sont filmées par la caméra de Rithy Panh pour raviver les souvenirs, transmettre un témoignage. Rithy Panh a par ailleurs couché sur le papier ce qu’il a vécu, les camps de travail, la lutte pour sa survie, l’arbitraire d’un pouvoir gouverné par la violence et des slogans, la mort de ses proches et de tant d’autres dont il fut le témoin de l’agonie [2]. L’Image manquante se donne comme la version cinématographique de cette plongée dans l’horreur et l’absurde. Mais comment restituer en images et en sons ce dont il fut la victime, le témoin et un des survivants ? Que montrer en regard du récit de Rithy Panh, porté par une voix masculine douce et neutre ? La simplicité de sa solution se révèle magistrale.

Il s’agit de donner à voir des événements pour témoigner, alerter, faire prendre conscience, mais à propos desquels il n’y a pas d’images. Un court métrage d’animation japonais, saisissant et terrifiant, Pica-Don de Reizo et Sayoko Kinoshita (1978), a ainsi reconstitué l’impact du souffle brûlant de la bombe atomique sur les bâtiments et sur les corps des habitants d’Hiroshima.

Rithy Panh dit savoir que les Khmers ont filmé des exécutions, mais que, quand bien même il aurait ces documents, il ne les aurait pas montrés.

De même, pour Persepolis, sans même parler des contraintes liées au tournage à Téhéran, il n’est pas certain qu’une fiction interprétée par des acteurs en chair et en os aurait pu sonner aussi juste et restituer avec autant de nuances le tressage des souvenirs réinventés de la petite Marjane. Et comme dans L’Image manquante, où nous approchons au plus près de ce que vécut le jeune Rithy Panh, le film de Marjane Satrapi documente l’Iran de l’intérieur. La vérité ne se donne jamais à voir par le simple effet d’un enregistrement comme pourrait le laisser croire massivement « l’odieux-visuel ». Dans leur mélange d’enquête, de témoignages, de souvenirs, d’animation numérique, Ari Folman et les autres réalisateurs, qui ont opté pour le documentaire animé, ne cessent de chercher, d’explorer les failles et les ruses de la mémoire, les triturations de l’inconscient. Ce n’est que peu à peu que les « images manquantes » émergent, au prix de tâtonnements successifs, dans un travail dont le cheminement exposé importe finalement autant que ce qui est dévoilé.

L’enjeu de ces films est de se dresser hors du flux ininterrompu des images indifférenciées, des émotions formatées, non pour asséner, informer, mais ébranler les repères du spectateur, faire qu’il se questionne, que les impressions qui naissent en lui soient plus diffuses, complexes, que les sens qu’il élabore au fil du film cheminent selon des voies indirectes, par associations parfois impromptues et autres détours.

Ces œuvres nous rappellent que le cinéma aussi est un art de la suggestion, que les films qui demeurent sont ceux qui laissent une place à leur spectateur et qu’à la tyrannie de l’enregistrement comme preuve répond la sollicitation de nos imaginaires.

En partenariat avec la NEF Animation

[1] Propos recueillis par Samuel Douhaire, publiés le 21 mars 2009

[2] Rithy Panh, avec Christophe Bataille, L’Élimination, Grasset, 2012 Les deux auteurs ont ensuite publié le commentaire énoncé dans le film : L’Image manquante, Grasset, 2013.