Trésors méconnus des studios d’art de Shanghai

Marie-Claire Kuo (Quiquemelle)

Centre de documentation sur le cinéma chinois de Paris
En 1957, le gouvernement chinois transforme le département Animation des Studios cinématographiques de Shanghai en une compagnie indépendante à laquelle son directeur, le peintre caricaturiste Te Wei, donne le nom de Studios d’art de Shanghai pour bien marquer le caractère artistique d’une institution dont la mission est de produire, à l’intention des enfants, des films éducatifs susceptibles de développer leur sentiment artistique tout en les divertissant.

Les nouveaux studios sont divisés en trois sections : le dessin animé, les poupées et les découpages articulés, une nouvelle technique que Wan Guchan, récemment rentré de Hongkong, est en train de mettre au point. Le développement est très rapide et, au début des années 1960, les Studios d’art de Shanghai ont un effectif de 360 personnes, comparable à celui des studios Disney.

Désireux de se démarquer des modèles américains et soviétiques, les animateurs chinois décident très tôt de créer un modèle chinois s’inspirant des formes multiples des arts traditionnels de leur pays :

– les arts du lettré (calligraphie et peinture traditionnelle à l’encre rehaussée de couleur)

– le dessin moderne qui s’est développé grâce à l’imprimerie industrielle et s’est généralisé sous forme d’encarts publicitaires, d’illustrations, de bandes dessinées, de caricatures…

– les arts décoratifs populaires (papiers découpés, papiers pliés, estampes, jouets de bois, bambou ou tissu, etc.)

– le théâtre d’ombres, le théâtre de marionnettes et les nombreuses formes de théâtre chanté, que, par commodité, nous appelons l’opéra.

Dans le même état d’esprit, les films d’animation vont explorer la grande diversité des sources d’inspiration qu’offre la culture chinoise : la littérature classique et moderne, les contes pour les enfants ; les bandes dessinées ; les légendes des peuples minoritaires, l’opéra et le théâtre de marionnettes… Une grande attention est apportée à la rédaction des scénarios, toujours extrêmement bien écrits et mis en scène. Particulièrement bien adaptés aux sujets traités, les décors des films sont extrêmement soignés tandis que l’action est soutenue par des musiques originales très diversifiées, généralement interprétées par l’excellent orchestre des Studios cinématographiques de Shanghai.

Pour la plupart inédits en France, comme dans les autres pays occidentaux, les films sélectionnés dans l’édition 2015 du Festival international de La Rochelle vont séduire les enfants, petits et grands, mais ils ont aussi tout ce qu’il faut pour fasciner les adultes. Source de fraîcheur, de beauté et d’harmonie, ce cinéma transporte le spectateur dans un monde poétique et plein d’humour… Voir ces chefs-d’œuvre, dont beaucoup étaient devenus introuvables, est un bonheur, mais aussi un privilège rare auquel personne ne devrait rester insensible. Les Studios d’art de Shanghai ont fourni un effort particulier de restauration et de tirage de nouvelles copies en collaboration avec le CDCC Paris. Qu’ils en soient ici remerciés !

Les films plus anciens de cette compilation datent des années 1950, les plus récents des années 1980, deux époques considérées comme les deux âges d’or de l’animation chinoise classique. Ces deux époques, aujourd’hui devenues mythiques, sont séparées par la décennie de la Révolution culturelle qui a nié toutes les valeurs de ce cinéma sans parvenir à le détruire.

Le point commun de tous ces films, c’est qu’ils sont l’œuvre d’artistes qui, non contents de pratiquer eux-mêmes la peinture, ont souvent collaboré avec des peintres de l’extérieur, certains très célèbres comme Zhang Guangyu et son frère Zhang Zhengyu, Li Keran, Huang Yongyu, Han Meilin, Han Yu, Cheng Shifa, etc. Ce qui aurait été très onéreux dans un système libéral, était beaucoup plus facile dans le système socialiste de l’époque où les peintres, tous fonctionnaires, salariés de l’état, ne refusaient jamais de travailler gratuitement pour les Studios, quand Te Wei le leur demandait…

Au début des années 1950, dans leurs dessins animés et leurs films de poupées, les animateurs de Shanghai s’efforcent de tirer le meilleur parti des techniques qu’ils connaissent déjà. En ce qui concerne les dessins animés, leur technique reste proche de celle des studios Disney, même si, faute de disposer des mêmes moyens, elle reste plus artisanale. L’originalité de ces films repose davantage sur les histoires qu’ils racontent et sur leur style bien chinois. Quant aux films de poupées, si dès le début ils utilisent la méthode dite de stop motion animation, le fait qu’elle soit pratiquée par de fins connaisseurs des multiples formes du théâtre de marionnettes, donne à ce cinéma ses caractéristiques propres, qui s’expriment notamment dans la façon de bouger des personnages.

À partir du milieu des années 1950, on a exploré de nouvelles voies et inventé des techniques originales si complexes et nécessitant tant de savoir-faire et d’application, que personne n’a jamais réussi depuis à les imiter.

Ces techniques sont au nombre de quatre :

Les découpages articulés • Les Chinois ne sont évidemment pas les seuls à les avoir utilisés, mais ils ont développé leur propre style en s’appuyant à la fois sur l’art des papiers découpés qu’on collait sur les fenêtres au moment du Nouvel An, et sur le théâtre d’ombres dans lequel des figurines en peau d’âne finement découpée sont manipulées derrière un écran de soie tendue, éclairé par l’arrière. Lorsque les personnages sont en mouvement, leur image est coulée et légèrement floue, et c’est seulement quand le marionnettiste les fige en les appliquant sur l’écran, qu’on peut pleinement en admirer le contour délicat et les couleurs chaudes, celles-là même que l’on retrouve dans le film Zhu Bajie mange la pastèque, premier découpage articulé, réalisé en 1958 par Wan Guchan.

Les lavis animés • Plus inattendue, la deuxième innovation des Studios a été la mise au point de la technique du lavis animé. En 1958, Te Wei et ses collaborateurs (parmi lesquels Ah Da et Mme Duan Xiaoxuan ont joué un rôle essentiel) imaginent d’animer la peinture de Qi Baishi (1869-1957), peintre d’origine modeste, honoré par le régime et très populaire. Ce pari est totalement fou car animer la peinture chinoise, image par image, est a priori irréalisable. Contrairement à notre aquarelle exécutée à petits coups de pinceau sur du papier dur, dans la peinture chinoise à l’encre rehaussée de couleur, c’est d’un geste rapide que l’on ne peut reprendre que le pinceau trace, sur une feuille de papier de murier qui s’imbibe d’eau, un dessin dont les contours sont légèrement flous. Et dans ce cas impossible d’utiliser les cellulos comme dans le dessin animé classique. Pour arriver à leurs fins, Te Wei et ses collaborateurs doivent surmonter beaucoup de difficultés. Mais ils sont tellement motivés, ils travaillent avec une telle passion et une telle obstination qu’après de multiples essais et au bout de plus de deux années d’efforts acharnés, ils réussissent l’impossible. Comment ont-ils fait ? Difficile de le dire précisément car, jusqu’ici, le secret a été bien gardé.

Les lavis déchirés • Devant le succès des lavis animés, au département des Découpages articulés, Hu Jinqing et ses amis ont l’idée de faire des découpages lavis. Pour les décors, cela ne pose pas grand problème mais pour les personnages, les premiers essais sont décevants : une fois découpés, leurs contours trop nets ruinent l’effet de peinture chinoise. Finalement, c’est seulement en 1976, qu’après de longs tâtonnements et d’innombrables essais, ils découvrent qu’une fois un personnage peint sur un papier de murier à grain très fin, si on mouille son contour avec un pinceau et qu’ensuite on déchire délicatement en tirant des deux côtés de la partie mouillée, cela fait apparaître les fines fibres dont le papier est constitué. Cette méthode, parfaite pour retrouver l’effet de flou de la peinture chinoise, a l’avantage de plus de reproduire à la perfection la fourrure des animaux et le duvet des oiseaux. Une fois les personnages articulés, il n’y a plus qu’à les faire bouger en décomposant leurs mouvements sous le banc-titre.

Les papiers pliés • Mis au point en 1960, par Yu Zheguang, vieux réalisateur très expérimenté du département de Poupées, et grand spécialiste du théâtre de marionnettes, les films de papier plié sont un fleuron des Studios d’art de Shanghai. Pourtant ils sont presque inconnus hors de Chine et il n’y a pas très longtemps qu’en France, les enfants peuvent voir en salles le programme Les Petits Canards de papier qui leur est consacré. Traditionnellement enseigné aux enfants, l’art des papiers pliés est pratiqué en Chine sous deux formes : dans la première, la feuille de papier, savamment pliée à plusieurs reprises, permet de représenter des animaux ou des objets du quotidien, ce que les Japonais appellent origami. Dans l’autre, la feuille de papier, d’abord découpée en fonction de ce que l’on veut représenter, est ensuite pliée en deux et collée. À première vue, les personnages paraissent rudimentaires, mais une fois mis en volume, ils prennent vie immédiatement et se mettent à bouger avec des mouvements vifs qui évoquent les marionnettes à gaine dont Yu Zheguang était un fin connaisseur et un remarquable interprète. L’animation en stop motion animation demande de la part des manipulateurs énormément d’habileté et de patience. Elle doit beaucoup à deux experts des films de poupées, eux aussi férus de théâtre de marionnettes, You Lei et Mme Lü Heng.

Certains s’en souviennent avec nostalgie : les films d’animation avaient une très large audience jusqu’à la fin des années 1980. Presque tous des courts métrages de 18 à 30 minutes, ils étaient d’abord réalisés pour les enfants, mais pas seulement car ils étaient projetés, dans tout le pays, en première partie des séances de cinéma organisées par la compagnie nationale de distribution dans les salles de quartier, sur le site des organisations du travail et même à la campagne grâce aux équipes de projections itinérantes. Ces séances où l’on se rendait en famille attiraient plus de 200 millions de spectateurs dans les années 1980. Les rares films d’animation de long métrage étaient quant à eux projetés dans le même circuit pour des occasions exceptionnelles comme le Nouvel An ou la fête des enfants.

Aujourd’hui tout a changé. Depuis qu’il a été privatisé, le cinéma d’animation produit encore quelques longs métrages mais, du fait que, pour les courts métrages, il n’y a plus de diffusion possible, plus personne n’en fait. La diffusion des films par un organisme d’état a été remplacée par un système privatisé, qui permet également de montrer des films étrangers, selon un quota qui est actuellement de 34 films par an. Les anciennes salles de cinéma ont disparu et on a construit un nouveau réseau de salles privées ultramodernes, en multiplex. Projetés, comme par le passé, à l’occasion de quelques fêtes, les longs métrages d’animation sont alors confrontés à la concurrence redoutable des dessins animés américains dont le public chinois raffole. Dans le même temps, la télévision, qui s’est considérablement développée, a monopolisé l’animation, sous formes de séries que, très souvent, elle produit elle-même. Dans un contexte où seul compte le profit et où il s’agit avant tout de rentabiliser les coûts de production, le niveau artistique a beaucoup baissé. Toujours présent dans les écoles où l’on enseigne l’animation, le talent s’est réfugié dans les films de fin d’études des étudiants, mais une fois qu’ils ont quitté l’école, il est malheureusement très rare qu’ils aient encore l’occasion de l’exercer.