Le cinéma géorgien aujourd’hui

La sélection des films géorgiens du 43e Festival International du Film de La Rochelle présente une palette d’œuvres qui reflètent les principales tendances du cinéma géorgien contemporain. Ces tendances suivent l’évolution de la vie sociale. Il est évident que la Géorgie d’aujourd’hui fait face à des problématiques communes au monde entier mais que la spécificité poétique de sa culture rend ses films particulièrement attractifs et remarquables pour le public.

Le cinéma de Géorgie est étroitement connecté à un passé que l’on ne peut négliger. Ses débuts datent de 1908 et commencent par l’adaptation à l’écran de grandes œuvres littéraires. Mais ce ne sera qu’à la deuxième moitié du XXe siècle qu’il se distinguera véritablement par son style poétique. En 1921, la Géorgie devient l’une des républiques socialistes soviétiques et le cinéma est utilisé comme un outil de propagande des idées communistes : glorification de la classe ouvrière et du collectivisme, moquerie de la culture traditionnelle, etc. Malgré cette fonction mesquine attribuée au cinéma, certains auteurs géorgiens sont parvenus à créer un langage cinématographique proche de celui de la fable. C’est pendant les années du « Dégel  », que toute une génération de cinéastes va impulser ce que l’on appellera plus tard la poésie du cinéma géorgien. Différencié du réalisme socialiste par l’utilisation d’allégories, de métaphores et de paraboles, entraînant de longs développements moraux ou philosophiques, ce cinéma suscitait des interprétations équivoques et dangereuses du point de vue de l’appareil gouvernemental. Par conséquent, beaucoup de films étaient censurés et atterrissaient sur « l’étagère ». On connaît ici surtout le cinéma d’Otar Iosseliani, un cinéaste d’origine géorgienne, qui s’installe en France en 1982 après avoir subi pendant des années l’interdiction de ses films dans son pays natal. Les autres cinéastes, qui n’ont pas quitté le pays, ressurgiront dans les années 1980 avec des titres rendant le cinéma géorgien mondialement célèbre : Les Montagnes bleues (1983) d’Eldar Chenguelaia, Le Voyage d’un jeune compositeur (1985) de Gueorgi Chenguelaia, Le Tourbillon (1985) de Lana Gogoberidze, Le Repentir (1984) de Tenguiz Abouladze, La Légende de la forteresse de Souram (1984) et Achik-Kerib (1988) de Sergueï Paradjanov , tous déjà présentés au Festival de La Rochelle.

Le cinéma soviétique était une énorme machine au service de l’État. Grâce aux subventions gouvernementales, la fabrication d’un film ne rencontrait plus de problèmes financiers une fois que son scénario était accepté et mis en production. Gruziafilm  s’est inspiré de ce même modèle. La perestroïka et la chute de l’Union soviétique en 1991 ont changé ce mode de fonctionnement. De ce fait, beaucoup moins de films sont produits. Ils s’intéressent davantage aux thèmes sociaux d’actualité géorgienne: l’indépendance du pays, les nouvelles relations avec l’Ouest, la guerre civile et la guerre d’Abkhazie. Mais la qualité de ces films et leurs réflexions critiques ne parviennent pas à dépasser la caricature maladroite, accusant l’époque du bolchévisme et de la perestroïka de tous les malheurs de la nouvelle réalité.

La création du Centre National Cinématographique de Géorgie en 2000 a fait revenir l’argent public dans l’industrie. Les spectateurs commencent à s’intéresser de nouveau aux films nationaux tels que Tbilissi Tbilissi (2005) de Levan Zakareishvili, Un voyage au Karabakh (2005) de Levan Tutberidze, Subordination (2007) d’Archil Kavtaradze. À présent, les fonds publics sont distribués après décision d’un comité d’experts du CNC de Géorgie. Le Centre reste la seule institution officielle de financement du cinéma. Malheureusement, ses moyens sont limités. Voilà pourquoi, suivant l’exemple de nombreux pays européens, la Géorgie va de plus en plus, et souvent avec succès, se tourner vers la coproduction internationale. Les producteurs européens ouverts à de nouvelles collaborations et attirés par des tournages à coût réduit, regardent vers l’Europe de l’Est. L’expérience professionnelle de haut niveau acquise par des jeunes cinéastes géorgiens en Europe, aux États-Unis et en Russie, associée à une riche tradition cinématographique, donne confiance aux investisseurs étrangers. Parmi les premiers films coproduits sont évidemment ceux d’Otar Iosseliani : Les Brigands. Chapitre VII (1996) et plus tard Chantrapa (2010), puis sont arrivés L’Été de mes 27 mille baisers (2000) de Nana Djordjadze ; Lac (2002) de Giga Chkheidze ; L’Héritage (2006) de Gela Babluani. Huit des dix films géorgiens présentés à La Rochelle ont bénéficié d’une coproduction européenne.

Aujourd’hui, ce cinéma fait émerger de nouvelles représentations de la société géorgienne au sortir de la crise. Il est en quête de héros contemporains capables d’incarner les symptômes créés par le trauma postsoviétique.

Cela se manifeste tout d’abord par des préconceptions sexistes, coincées entre la réalité contemporaine et les traditions caucasiennes. En 2008, Levan Koguashvili réalise son premier film documentaire Les Femmes de Géorgie, qui observe le parcours de femmes géorgiennes contraintes de quitter leur pays pour gagner leur vie à l’étranger. Ce film, qui rend compte des bouleversements des rôles femmes/ hommes, est le premier d’une longue série traitant de la place des femmes  au sein de la société géorgienne postsoviétique. Au programme du Festival, quatre films se réfèrent à cette thématique : Eka et Natia, chronique d’une jeunesse géorgienne (2013) de Nana Ekvtimishvili et Simon Gross, Brides (2014) de Tinatin Kajrishvili, Keep Smiling (2013) de Rusudan Chkonia et Line of Credit (2014) de Salomé Alexi.

Dans ce dernier, Nano, l’héroïne du film, se révèle incapable de gérer ses finances. Elle entre dans l’engrenage des crédits et des emprunts sans fin. Line of Credit illustre le problème de l’invasion des pays ex-soviétiques par le capitalisme dit « sauvage ». Faute de circonstances matérielles favorables, les gens honnêtes se trouvent dans l’impossibilité de s’inscrire dans le rythme intense des remboursements qui leur incombent. C’est ainsi qu’ils deviennent partie intégrante d’une « génération perdue ». 

Ce problème est également évoqué dans Street Days de Levan Kogouashvili ainsi que dans Notre enfance à Tbilissi (2014) de Teona Mgevandze et Thierry Grenade. Dans les deux cas, des contradictions déchirantes se manifestent, révélant la complexité des choix moraux à laquelle une certaine population doit faire face, afin de s’adapter à la nouvelle réalité postsoviétique. Le personnage principal de Notre enfance à Tbilissi enfreint la loi et s’adonne au racket (revers de la liberté des années 1990) pour aider son petit frère à réaliser son rêve. Street Days met en scène un junkie dont l’addiction est présentée comme étant en partie causée par son incapacité à s’adapter aux nouvelles conditions de vie qui succèdent à l’Union soviétique, aux guerres et à la crise financière. Malgré tout, cet homme déchu, parce qu’il désire conserver sa dignité, refuse de franchir l’ultime seuil de la délinquance.

Un décor constant d’effondrement constitue de son côté un personnage à part entière qui se déploie d’un film à un autre. Dans les films géorgiens, traditionnellement, la table était toujours préparée pour un festin ; le vin coulait à flots. Jouer du piano et savoir chanter était un minimum pour chacun. Afin de pouvoir survivre dans de nouvelles conditions économiques, ces signes de prospérité disparaissent ou prennent des formes décomposées : les pianos, les bijoux, les vases, les lustres et les tableaux sont vendus, les murs sont craquelés et gardent les traces des tableaux récemment décrochés. Les appartements sont presque vides, les lustres sont remplacés par des ampoules nues. Le festin se partage désormais à deux sur un balcon exigu et la nourriture y est comptée.

Un des thèmes du cinéma géorgien contemporain – probablement le plus sanglant – est celui de la guerre civile géorgienne (1991-1993) et de la guerre d’Abkhazie  (1992-1993). Deux films de George Ovashvilli, L’Autre Rive (2010) et La Terre éphémère (2014) mais aussi Mandarines (2014) de Zaza Urushadze, décrivent l’absurdité de ces conflits vus par les plus innocents et les plus impuissants : les vieux et les enfants. Des scenarii bien construits et captivants, ainsi qu’une beauté exceptionnelle de l’image ne sont pas ses seuls points forts. Nous retrouvons dans ces films la poésie existentielle du cinéma de Tenguize Abouladze, un rythme nonchalant rappelant les œuvres de Iosseliani, ou aussi l’absence d’avenir pour les générations futures générée par ces conflits meurtriers.

Ce n’est que depuis peu que le cinéma géorgien commence à opérer un mouvement réflexif vers son passé douloureux afin d’en analyser les événements depuis 1986 et la perestroïka, jusqu’à nos jours. Ce regard est attentif et sérieux. Trop sérieux parfois même, comme amputé de la légère ironie inhérente aux Géorgiens. Et pourtant, ce regard donne beaucoup d’espoir pour l’avenir du cinéma car il a toutes les capacités pour se forger une forte identité dans le monde cinématographique sans perdre de son charme.