Pippo Delbono, a me gli occhi !

Eugenio Renzi (critique à Independencia)

En seulement cinq films, tous produits de manière indépendante, Pippo Delbono est parvenu à créer un cinéma incontournable, étranger à toute sorte de catégorie et d’une rare puissance. Ce cinéma est pourtant encore largement méconnu, en partie caché derrière le succès de sa première vocation, l’art dramatique. Encore aujourd’hui, l’acteur et le metteur en scène, les deux visionnaires, que les théâtres du monde entier invitent avec la Compagnie Delbono, font de l’ombre au cinéaste, l’un des plus novateurs de notre temps.

Aucun de ses tournages n’est vraiment prémédité, tous viennent d’une rencontre dont ils traduisent l’émotion, l’étonnement et ensuite la nécessité, en images et en sons. Le premier film naît en 2003 et fait suite à une tournée de la Compagnie Delbono qui porte en Israël le spectacle Guerra. Le film, qui s’appelle également Guerra, ne raconte ni le voyage, ni la tournée, pas plus qu’il ne chronique le conflit qui, depuis la fondation de l’état d’Israël, touche la Palestine et ses habitants… Pour Delbono, il n’est pas question de réaliser un film de plus, ni d’ajouter une couche supplémentaire à des images déjà vues à la télévision et au cinéma. S’il décide de devenir cinéaste, ce n’est pas pour dire, avec Alain Resnais « vous n’avez rien vu », mais pour suggérer qu’aujourd’hui nous avons peut-être trop vu ; nos yeux, nos têtes et nos cœurs sont tellement encombrés d’images que l’humanité des hommes est devenue inaccessible. Le film à faire n’est donc pas un film de plus, mais, pour ainsi dire, un film de moins, puisqu’il se donne pour tâche de faire oublier ce que l’on sait ou que l’on croit savoir. Or, Pippo Delbono est loin d’être un candide. Et, pour sûr, il ne l’est pas au point de prétendre en être ou en devenir un. Pour libérer ses yeux des préjudices, il s’appuie sur la candeur de deux de ses plus proches amis, qu’il aime et qu’il filme car il reconnaît chez eux un regard plus clair que le sien. Ces deux amis, qui sont aussi deux des acteurs de sa compagnie, s’appellent Gianluca et Bobò. L’un est trisomique, l’autre a vécu une grande partie de sa vie dans un asile d’aliénés. C’est dans les yeux de ces deux hommes extraordinaires que le film voit apparaître, à l’état brut, une humanité sans défense, dont le cri se lève moins par la parole qu’à travers un langage de gestes et de regards.

De la rencontre avec Bobò, de comment celle-ci a changé la vie de Delbono à jamais, il est question dans Grido (2006). Delbono est malade. Sa force de vie l’abandonne. Au plus bas de cette chute et alors qu’il se trouve à Naples pour animer un atelier de théâtre, il rencontre un homme qui ressemble à un vieux et à un enfant à la fois. Sourd muet et inculte, l’homme s’exprime par le biais des yeux, du corps, des mains, d’une manière qui laisse Delbono pantois. C’est Bobò. Delbono le fait sortir de l’hôpital, devient son ami, le sauve et en est sauvé, en fait d’abord l’un des principaux complices de son théâtre, ensuite de son cinéma.

Ce serait une erreur de ne voir dans ce film extraordinaire que le récit étonnant d’une rencontre, certes émouvante, mais uniquement personnelle. L’épisode, tendre mais aussi picaresque, de l’enlèvement de Bobò en Vespa et celui où l’on voit le retour de l’ancien patient sur les lieux, désormais abandonnés, de son ancien hôpital, offrent un visage et un roman humains à l’une des pages les plus importantes de l’Histoire récente de l’Italie. Celle du mouvement de l’antipsychiatrie qui, à partir des années 1960, et grâce au travail théorique et pratique du psychiatre Franco Basaglia, a d’abord bouleversé la conception de la maladie mentale et son traitement clinique, puis, progressivement, entraîné la fermeture des asiles et la réintégration des aliénés au sein de la société. C’est aussi décrire une Italie dont les avancées économiques allaient de concert avec le progrès social, et qui, surmontant sa peur, ouvrait alors ses bras à ses fils plus faibles naguère répudiés. Une Italie encore différente de celle de nos jours, que la crise économique et morale des années 2000 aura replongée dans le mépris de l’autre…

C’est de cette crise, de ce retour au passé, que parle La Paura (2009), où prend toute sa place, au milieu du film, une citation du sixième chant du Purgatoire, où Dante Alighieri dressait un portrait politique impitoyable du Belpaese. L’ambiance que le film décrit est d’emblée dantesque. Dès le début, le cinéaste filme un pays perdu dans la nuit de la raison. Ainsi, si La Paura avait un scénario, on y lirait peut-être l’incipit de l’Enfer : « Au milieu du chemin de notre vie / Je me retrouvai par une forêt obscure ». L’état de l’Italie effraye Delbono qui, contrairement au héros de la Commedia, ne peut pas recourir au conseil du bon Virgile afin de retrouver la voie de la lumière. Alors, à la manière d’un religieux, qui, confronté à un homme qu’il croit possédé par le diable, brandit son crucifix, Delbono sort son téléphone et le tient devant lui. Le petit objectif de la caméra déforme et pixelise le monde mais, comme les lunettes que John Nada enfourche dans L’Invasion de Los Angeles (John Carpenter, 1988), il permet d’apercevoir la réalité qui se cache sous la surface des choses. Il fait alors apparaître des bêtes horribles et féroces : le fascisme et le racisme ordinaires, qui rongent partout, dans les rues, sur les murs des toilettes et, surtout, à la télévision, où seul les chiens sont traités avec humanité. Tandis que les humains, lorsqu’ils ne correspondent pas aux canons du petit écran – la beauté, la richesse, la blancheur de la peau – sont chassés, mis à la marge. Le premier à ne pas correspondre à ce canon est Delbono lui-même, qui, comme en une sorte d’acte de résistance, filme sa propre silhouette chargée d’embonpoint. Pour ce « j’accuse », Delbono pourrait chercher des images bien plus violentes. Il filme l’ordinaire, ce qui peut surgir à tout moment, à condition de le reconnaître. L’usage du téléphone, toujours dans sa poche, prêt à tourner, est alors plus qu’une manière de filmer ; c’est une preuve à charge, qui devrait faire trembler le spectateur. Le mal est partout, sous nos yeux indifférents.

Alors que, dans ses premiers films, Delbono se met souvent en scène, progressivement, sa présence se déplace hors cadre. Déjà dans La Paura, on ne voit plus que des bouts de son corps, ceux que le téléphone cadre en vision subjective. La caméra du portable fait tout un avec l’Œil du cinéaste. Nous pénétrons alors à l’intérieur d’un pur espace cinématographique qui, tout en étant aux antipodes de l’expérience d’un spectacle théâtral, réalise en fait l’utopie secrète de tout spectacle, utopie que tout magicien italien explicite lorsque, s’adressant à la salle, avant de commencer son tour, il prononce le célèbre impératif : « A me gli occhi! » (à moi vos yeux !).

À partir d’Amore carne (2011), les yeux du spectateur et ceux de Delbono font définitivement alliance. C’est alors que Delbono nous montre une cicatrice dans sa pupille de droite – souvenir de la maladie qui aurait pu l’emporter et qui l’oblige encore aujourd’hui à se soigner. Amore carne est, en quelque sorte, un requiem. Pina Bausch, à laquelle Delbono était très lié, vient de mourir. Le film s’ouvre donc sur cette blessure terrible. Delbono se souvient alors d’un lieu que Pina Bausch, en visite, avait trouvé près de sa maison. C’est un terrain argileux que la canicule a craquelé. Des brins d’herbe ont poussé à travers les fissures. L’image évoque celle des yeux du cinéaste, qui, blessés par la maladie, se sont ouverts à la vie, et elle traduit une idée du rapport entre l’amour et la chair d’autant plus puissante que l’auteur la laisse à l’état de pure métaphore.

La métaphore précisément semble hanter tous les films de Delbono. Le dernier, qui s’appelle Sangue, pourrait s’appeler Amore. Il y est question de l’amour d’une femme, prénommée Anna, pour son compagnon Giovanni, ancien militant de la lutte armée, qu’elle a attendu trente ans. Il y est aussi question de l’amour de Delbono pour sa mère. Ces deux amours sont également absolues. Anna n’était pas d’accord avec les choix de Giovanni. La mère de Delbono, fervente catholique, ne comprenait pas son fils, son travail, sa sexualité… Le film pourrait bien s’appeler Guerra, puisque Giovanni a lutté toute sa vie contre le capitalisme et puisque la mère de Pippo lutte entre la vie et la mort. L’un et l’autre perdent leur bataille. Mais cela n’explique pas pourquoi Delbono s’intéresse à Giovanni. Peut-être parce que, comme Bobò, Giovanni est quelqu’un que le monde considère fou, aliéné. Ou plutôt parce que Delbono, depuis qu’il l’a rencontré, un soir, au théâtre, comprend que l’homme garde au fond de lui un secret que peut-être seul Delbono peut écouter, puisqu’il s’agit d’un grido, d’un cri.

Qui est Pippo Delbono ? C’est d’abord un acteur. Il n’est qu’un bébé lorsqu’il décroche son premier rôle, le principal, dans une Nativité mise en scène à la paroisse de son village, Varazze. C’est un étudiant brillant mais qui refuse le chemin tracé par sa classe sociale et entreprend à la place un métier maudit qui l’engage dans une existence incertaine. C’est un novateur, qui grâce à ses voyages en Orient et à son expérience avec Pina Bausch, trouve sa propre voie, combinant le jeu et la danse. Il a écrit et mis en scène vingt pièces de théâtre. Son travail est toujours lié à des passions personnelles (notamment celle pour Pier Paolo Pasolini, à qui il rend hommage avec La Rabbia en 1995), à des événements d’actualité, à l’histoire du monde, aux luttes des opprimés.

Pier Paolo Pasolini était de l’opinion que le peuple italien est incapable de s’indigner. Même devant les camps d’extermination, disait-il, l’Italien refuse d’exprimer une position ferme, nette, intransigeante, car « sa sagesse lui sert à survivre ». Or, rien n’est plus caractéristique de l’art de Delbono que le sentiment d’indignation. C’est peut-être que Pippo Delbono a, quant à lui, survécu. L’expérience de la maladie, dont il parle volontiers dans ses pièces et dans ses films, l’a peut-être guéri du cynisme que Pasolini attribue à ses compatriotes. Pippo Delbono est un poète italien. Sa poésie, qui s’exprime dans son théâtre autant que dans son cinéma, par son corps autant que par sa voix, est celle d’un homme que le dénuement de l’humanité ne laisse jamais indifférent.