Howard Hawks

Philippe Garnier (journaliste, écrivain et traducteur)

S’il fallait expliquer en deux mots pourquoi la cinéphilie est une affliction qui a surtout frappé les mâles de l’espèce, on pourrait avancer « Howard Hawks ». L’idéal féminin, le code de conduite, l’humour rugueux mais toujours « en- dessous », Hawks a décliné ça pendant quarante ans, de The Criminal Code à Rio Bravo, en passant par Seuls les anges ont des ailes. À tel point qu’on a fini par faire l’amalgame entre l’homme Hawks et la masculinité qu’il nous servait sur l’écran. Et pourquoi pas ? Né dans le privilège, Hawks semble avoir eu tout très tôt : automobiles, avions, yachts, épouses, maîtresses, amitiés viriles et illustres (Gary Cooper, Faulkner, Hemingway) – jusqu’à ses fameux cheveux ar- gentés, qu’il a eus dès la trentaine. Sa longiligne silhouette, ses manières impeccables et sa réserve impressionnaient les envieux patrons de studios, et si son mariage avec Athole Shearer dans les années 1920 lui permet d’amorcer une carrière météorique et relativement indépendante des nababs (il est le beau-frère d’Irving Thalberg), sa rencontre en août 1939 avec Slim se révélera encore plus déterminante, mais cette fois sur le plan artistique. Répondant au nom contradictoire de Nancy Gross, « Slim » (mince) correspondait à l’idée qu’il se faisait de l’épouse idéale: jeune (22 ans de moins que lui), un corps et des épaules de modèle, elle avait le goût « libéré » des jeunes femmes californiennes élevées comme des chevaux de course. Les rédactions de mode devaient aussi être de cet avis, puisque les photos de John Engstead diffusaient son image de femme moderne dans tout le pays, tandis qu’Harper’s Bazaar lui offrait de diriger son bureau Côte-Ouest. Et Slim avait un atout qui impressionnait Hawks par-dessus tout: devenir actrice ne l’intéressait pas du tout. En plus d’une femme, il eut, pour un temps du moins, une vraie partenaire.

En 1946, c’est elle qui décide Monty Clift à jouer dans La Rivière rouge. On connaît aussi son rôle dans la découverte de Lauren Bacall, mais peut-être pas jusqu’à quel point : la « femme hawksienne » était en fait la femme de Hawks. Bacall a peut-être reçu un sifflet de Bogey en cadeau après le tournage du Port de l’angoisse, mais c’est Slim qui disait « tu sais siffler, non ? » dans la vie.

Hawks est donc ce personnage paradoxal : un « action picture director » qui à l’exception d’Hatari, a rarement filmé lui-même les scènes d’action de ses films, laissant les extérieurs à ses collaborateurs de longue date, Arthur et Richard Rosson, qui firent souvent plus que diriger des secondes équipes (dans un geste étonnant, Hawks crédite Arthur Rosson comme coréalisateur de La Rivière rouge, pour avoir filmé toutes les scènes de bétail). Hawks est aussi un homme qui a piloté des avions toute sa vie mais qui laisse Breezy Eason, le cameraman Elmer Dyer ou le voltigeur Paul Mantz régler les séquences aériennes de La Patrouille de l’aube, Ceiling Zero ou Air Force (quand il ne les pique pas à son ami Howard Hughes !). Un homme enfin qui était capable de passer des journées entières à construire des modèles réduits ou jouer au backgammon avec Cary Grant sans prononcer un mot, mais dont les films sont unifor- mément bavards. Et un homme qui a tout mis en oeuvre pour obtenir son indépendance des nababs de studios, mais qui a souvent perdu le fruit de ses efforts au nom de ce même principe qui l’empêchait de faire les choses autrement qu’il aimait les faire. Ce fut le cas en particulier pour La Rivière rouge, un de ses plus grands succès artistiques et commerciaux, dont il ne récolta aucun bénéfice financier, ayant dû revendre ses intérêts à United Artists et au rusé Eddie Small, producteur indépendant qui l’avait dépanné durant le tournage. Entrepris pour s’émanciper définitive- ment des studios, La Rivière rouge ramena au contraire Hawks à la servitude : A Song Is Born, le remake musical de Ball of Fire qu’il fait ensuite pour Sam Goldwyn (un homme qu’il estimait peu), n’a d’excuse que les dettes.

Car Hawks était toujours en dépassement, qu’il travaille à son compte ou pour les autres. La lenteur de Hawks, qui lui valut des inimitiés tenaces auprès de chefs de production comme Hal Wallis chez Warner, tenait toujours à ce facteur : Hawks était un joueur invétéré, dans le privé comme dans le travail. Il aimait se faire peur, et ne travaillait jamais si bien que le dos au mur – au grand dam de ses patrons.

Mais l’atout de Hawks, c’est que ses buts personnels coïncidaient aux leurs : il voulait faire des grands films avec de grosses vedettes qui rapportaient un tas d’argent. Et s’il a eu beaucoup de projets qui ont tourné court, on a le senti- ment que pas un seul ne lui tenait vraiment à cœur, contrairement à un Ford ou un Welles, par exemple, qui avaient toujours un projet chéri sous le coude. Hawks n’était animé d’aucune sensibilité politique ou sociale. Sergent York est la seule exception, et ce grand succès est finalement un de ses moins bons films. Sinon, seules comptaient pour lui les histoires de groupes. Si, dans ses drames, la femme devait se mettre au niveau de l’homme, dans ses comédies, Hawks renversait l’équation. Et contrairement à ce qu’on a souvent écrit, la femme dans ses comédies n’est pas tant dominatrice que révélatrice : c’est en essuyant les assauts plus moqueurs que castrateurs de Hepburn (L’Impossible Monsieur Bébé), d’Ann Sheridan (Allez coucher ailleurs), ou de Paula Prentiss (Le Sport favori de l’homme) que l’homme apprend à se connaître, à découvrir sa nature, et ses vrais désirs.

Hawks était quelqu’un qui aimait les écrivains et qui lisait avec beaucoup de discernement, mais qui avait lui-même la phobie de la chose écrite. Bien qu’il ait toujours participé de près à l’élaboration des scripts, il avait besoin de « trouver » les scènes sur le plateau, avec ses acteurs et ses scénaristes. C’est ainsi qu’il a « trouvé » son style de comédie, dès Train de luxe et plus tard avec des acteurs au débit encore plus mitraillette que celui de Carole Lombard (Cary Grant, Rosalind Russell, ou la caquetante Katherine Hepburn). C’est aussi de cette manière qu’il a mitonné les scènes torrides du Port de l’angoisse. Alors qu’on le trouvait froid, calculateur, et souvent décourageant par le manque d’ambition de ses projets, c’est un constant émerveillement de le voir s’allumer au moment de la scène, faisant feu de toute suggestion – d’où qu’elle vienne. Cet égocentrique n’a soudain plus d’ego, rien ne compte pour lui à ce moment, ni les mémos rageurs de Hal Wallis, ni la menace qui pèse sur son compte en banque : il restera sur le plateau jusqu’à ce que la scène le satisfasse. Et si on peut l’améliorer, on recommencera le lendemain. C’est à ce prix (toujours élevé pour les autres, parfois pour lui aussi) que Hawks atteignait cet incroyable degré d’intimité à l’inté- rieur des scènes – pas seulement dans ses fameuses scènes de flirt « franches du collier », mais aussi avec un équipage de bateau (Today We Live) ou de bombardier (Air Force). Scarface, un film conçu avec Howard Hughes comme un camouflet à la censure et aux patrons de studios qui voulaient les empêcher de le faire, contient des scènes d’une vigueur et d’une jeunesse encore choquante aujourd’hui, peu importent les conventions du genre.

Il avait donc besoin de collaborateurs à la fois souples et de bonne compagnie, faisant preuve de facilité et travail- lant bien sous pression : ce fut d’abord Seton Miller et Ben Hecht, puis John Lee Mahin, puis Faulkner, Furthman, Charles Lederer et Leigh Brackett. Hawks a rarement fait deux films de suite avec le même même studio, n’a jamais fait preuve de fidélité particulière envers un chef opérateur ou une actrice (Ann Dvorak est la seule avec qui il a fait deux films), mais il gardait dans la mesure du possible ses scénaristes d’un film à l’autre. Sa fidélité à Jules Furthman, en particulier, est révélatrice : il le connaissait du temps d’Underworld (1927), film avec lequel Rio Bravo a beaucoup de ressemblances, et Hawks était un des rares à Hollywood à supporter le sale caractère du scénariste, son gamin demeuré et hurleur, ainsi que sa misanthropie générale. Sur Rio Bravo, Leigh Brackett se pastillait tout le travail de frappe au modeste salaire de 650 $ la semaine, alors que Furthman, même en fin de course, en gagnait plus de 3 000. Le principal talent de Hawks a toujours été de reconnaître ce qui faisait une bonne histoire, un bon personnage. Sur le tard, il ne se préoccupait même plus de filmer des histoires, mais juste des scènes. D’où le fameux sentiment de reve- nez-y des derniers films. Hawks n’avait aucun problème avec le plagiat, puisqu’il s’autoplagiait encore plus souvent.

D’épouses ou d’objets de désir (ou vanité de propriétaire, dans son cas), les femmes avaient fini par devenir pour Hawks quelque chose comme du mobilier : à partir du Grand Sommeil, qui contrairement à l’univers coincé de Chandler regorge de personnages féminins à la fois désirables et attachants (libraire, chauffeur de taxi, etc.), il en met partout dans ses films, comme des coussins. Ligne rouge 7 000 est fascinant à cet égard, tout comme Le Sport favori de l’homme. Hawks devait réellement aimer les femmes, d’une certaine manière, mais on ne peut s’empêcher de penser qu’il n’a fait certains films que pour avoir l’occasion d’essayer Ann Dvorak, Dolores Moran, Martha Vickers, Peggy Knudsen, comme plus tard Margaret Sheridan, Charlene Holt, ou Jennifer O’Neil. Les essayer comme on lance une nouvelle vedette, bien sûr, mais aussi comme on essaye une moto ou un nouveau hors-bord.