Hanna telle que

Jean-Claude Carrière (scénariste, écrivain, dramaturge)

Un jour d’été, elle marchait pieds nus dans un filet d’eau fraîche qui traversait une prairie, quelque part en Bavière. Je la suivais. Elle m’apprit que ce minuscule cours d’eau s’appelait « L’Origine ». Et je me dis, ce jour-là, que cette femme blonde aux yeux vagues, au regard à la fois précis et perdu, incarnait peut-être, à son échelle, la nouvelle naissance de l’Allemagne, une autre « origine », un recommencement possible. Née après la guerre, comme tous ceux et toutes celles qui ont fait le nouveau cinéma allemand, elle a peu à peu découvert, dans son enfance, les douze années d’horreur qui l’avaient précédée. Et il fallait laver tout ça, il fallait se débarrasser de ce passé proche, il fallait de nouveau marcher pieds nus dans une eau claire.

Ce n’était pas facile.

Toute une génération, outre-Rhin, a ressenti ce besoin : notre tour est venu, nous devons inventer une autre Allemagne, et la montrer au reste du monde. Sur ce chemin, Hanna a été aidée, dès le départ, par une espèce d’innocence naturelle, et presque de pureté, de virginité, qu’elle a su conserver tout au long de sa vie. Fille unique, elle vient d’une modeste famille allemande (son père était un agent forestier), installée depuis longtemps en Pologne, dans la région de Katowice, et qui fut obligée de fuir vers l’ouest à la fin de la guerre – un peu comme les personnages du Tambour de Gunther Gräss.

Elle est restée très attachée à ses parents, et les a soignés jusqu’à leur fin. Peu intellectuelle (au sens savant et analytique du mot), attirée très jeune par le jeu, par l’art dramatique, longuement formée au contact de Fassbinder – qu’elle rencontra dans un cours de théâtre et auprès de qui elle devait passer une longue partie de sa vie -, on ne la vit jamais se conduire comme une comédienne ordinaire. Elle sait jouer, mais elle ne joue pas. Elle donne beaucoup, mais elle garde plus encore pour elle.

Dans son travail, elle a toujours su admirablement – et aujourd’hui encore – cacher son métier, son expérience, son savoir-faire, ce que certains acteurs appellent une « technique ». Fleischmann, Fassbinder, Schlöndorff, Scola, Ferreri, Wajda, Godard, Saura : tous l’ont constaté. Elle n’a jamais « composé », elle ne s’est jamais perdue dans ses rôles. Rien de mécanique chez elle, rien de préparé, de concerté. Elle n’a pas besoin de « motivations ». Elle se méfie et se défend de tout artifice. Elle arrive, elle est là, et cela suffit. On peut appeler ça comme on voudra, un don, un instinct, une possibilité de métamorphose immédiate. Cela se remarquait déjà dans son premier film, Scènes de chasse en Bavière de Peter Fleischmann, où elle apparaissait en jeune paysanne assez perverse, énigmatique. Un de ces personnages qui en savent plus qu’ils n’en disent.

Wajda, après Une femme allemande, avouait que, pendant le tournage, il ne trouvait aucune indication intéressante, ou même utile, à lui proposer. Il lui montrait ses places, elle apprenait son texte, après quoi il la laissait aller, et c’était juste, c’était vrai. Rien à corriger, ou presque rien : « Je ne savais pas que lui dire. »

Rien n’est plus surprenant, pour un metteur en scène, mais aussi pour un auteur (Buñuel le disait à propos de Jeanne Moreau pendant le tournage du Journal d’une femme de chambre), qu’un acteur qui en sait plus que nous, qui nous apprend à chaque instant des choses sur son personnage, qui nous dévoile même, par instants, son inconscient, que nous ignorons.

Hanna est ainsi faite. Elle a toujours donné l’impression d’être avant de paraître. Elle sait chanter et danser, mais elle ne le montre que lorsque cela devient nécessaire, (dans Lili Marleen, par exemple). Elle est née polyglotte, elle a même appris l’espagnol sans s’en rendre compte. Elle connaît des secrets féminins que nous ignorons (féminins mais aussi masculins), et peut-être même les découvre-t-elle en jouant, au moment exact où elle joue (car les vrais secrets sont ceux qu’on ignore soi-même, jusqu’au moment où ils nous sont révélés). Ainsi, elle offre à chaque metteur en scène – Marco Ferreri le disait aussi, lui si taciturne – quelque chose qu’il n’attendait pas d’elle, quelque chose qu’il ne savait pas.

Elle regarde les gens en face, souvent avenante, souriante – mais c’est peut-être pour se dissimuler. Sa vue est basse, et elle en joue. Son rire est direct et sonore. Une franchise qui déconcerte, et qui, quelquefois, intimide. Et si, au fond, elle n’avait pas de secrets ?

Elle s’avance avec cette démarche décidée, cette tête haute, cette arrogance légère, cette distance maintenue, cette présence particulière, qui ne s’explique pas, qui n’appartient qu’à elle.

Elle sait se faire aimer de la caméra, peut-être parce qu’elle n’y prête aucune attention quand elle tourne. De toute façon, sur un écran, on ne regarde qu’elle, tous les autres acteurs le savent.

« Inutile de l’éclairer, me disait un jour un chef-opérateur, elle apporte sa propre lumière. »                                

Dans les titres de ses films apparaît souvent un nom propre, Effi Briest, Maria Braun, Lili Marleen. Mais nous devons nous méfier de ces étiquettes. En réalité, c’est toujours la même personne qui vit devant nous, sous des apparences fugitives. Dans Le Faussaire, de Volker Schlöndorff, elle est une femme allemande qui veut, à Beyrouth, au milieu du fracas de la guerre civile, adopter un enfant perdu, quelle que soit son origine. Quand elle trouve cet enfant, et qu’elle le serre contre elle, personne ne peut penser qu’il s’agit d’un geste de comédie. Elle fait oublier le jeu, elle fait oublier le cinéma. Là aussi, sans doute, elle effleure un de ses secrets.

Dans la vie, dans ce qu’on appelle arbitrairement « la vraie vie », elle s’est tenue dès le début dans une réserve stricte, proche parfois de la solitude, qu’elle supporte, qu’elle recherche même, dirait-on, quelquefois. Elle a vécu pendant des années, avec deux ou trois amis, dans une vaste maison à la campagne, en Bavière. Aussi peu people que possible, elle ne court pas les mondanités et elle accepte l’âge avec grâce (contrairement à tant d’autres). De ce point de vue – strictement physique -, elle s’amuse à raconter qu’elle alla voir son premier film, un jour, toute seule, dans une salle, en Allemagne. Là, elle entendit distinctement, derrière elle, une femme qui disait à quelqu’un : « Comment peut-on faire du cinéma avec un nez pareil ? »

Cependant, elle ne fit changer ni son nez, ni ses pommettes, ni son regard flou.

Et bien lui en prit.

Rien ne l’a jamais touchée des flonflons, ragots et grêlons qui peuvent pleuvoir, à tout moment, sur l’exercice du comédien, ou sur la vie privée de l’actrice. Elle s’en est toujours mystérieusement protégée. Mais elle ne s’est pas contentée de jouer. Elle a écrit, elle a filmé (et même des rêves), cette année elle expose à Berlin, tandis que paraît le livre de sa vie – et qu’elle vient enfin à La Rochelle.

Sympathique, oui, sans aucun doute, souvent simple, accueillante, s’arrêtant pour parler à des inconnus, pour aider un mendiant dans la rue. Froide aussi, quelquefois fermée, quand une ambiance l’ennuie (ce qu’elle ne cherche pas à cacher). Essayant toujours de ne pas fâcher, de ne montrer aux autres ni aigreur, ni mépris. Je l’ai vue par exemple, un jour, très appliquée, écrire en français à un metteur en scène qu’elle estimait, mais avec qui elle ne voulait pas tourner : « Je suis désolée que par bonheur je ne peux pas faire votre film. »

Elle voulait dire « par hasard, par un mauvais concours de circonstances », et cependant elle écrivait la vérité. Le lapsus la trahissait, ce que font souvent les lapsus.

Pour toutes ces raisons, il est impossible de tracer un portrait d’Hanna Schygulla. Elle échappe à toutes les lignes. De même que son physique est sans pareil, ses émotions sont immédiates, spontanées, et pourtant surprenantes, toujours. J’étais assis à côté d’elle, dans une pièce, à Paris, pendant le tournage d’Antonieta de Carlos Saura, quand un téléphone sonna. Un assistant répondit, écouta quelques secondes et nous annonça : « Fassbinder est mort. »

Hanna ne dit rien, mais elle se plia en deux, son buste tomba en avant, elle resta cinq ou dix minutes ainsi, immobile (aucun membre de l’équipe n’osait bouger, ni parler), après quoi elle se redressa. La part la plus importante de sa vie venait de s’achever, par une annonce brutale, et elle se remettait au travail.

Elle a été, pendant plus de vingt ans – par un de ces choix impénétrables du hasard, que nous nommons parfois (faute de mieux) le destin – l’image même de l’Allemagne retrouvée, de l’Allemagne de nouveau vivante. Par contraste à l’uniformité des jeunesses hitlériennes, et aux défilés, au pas de l’oie, d’automates casqués et bientôt massacreurs, elle se singularisait, elle sortait de l’ordinaire, elle ne ressemblait à personne.

On la reconnaissait dans toutes les rues, à Paris comme à Rome, et les gens la saluaient avec simplicité, comme une amie. Je me souviens d’une passante, rue François 1er, qui lui reprocha, au passage, sa nouvelle coupe de cheveux. Hanna s’arrêta pour discuter, pour expliquer, pour donner ses raisons. La passante ne fut pas convaincue.

Elle gagna le prix de la meilleure actrice à Cannes, elle eut la couverture si recherchée du Times, qui l’appelait, à cette occasion, « l’actrice la plus excitante d’Europe ». Elle n’en perdait pas la tête, au contraire. Elle savait qu’il lui faudrait survivre à ces couronnes.

Quand elle riait d’elle-même, ce qui lui arrive souvent, elle s’appelait « la reine du porte-jarretelles », à cause de l’affiche omniprésente de Maria Braun, où elle accroche un de ses bas (on la voyait même dans le métro, je me souviens). Mais au-delà de cette fumée, de ce parfum d’irrégularité qu’elle a accepté, il existe en elle une exigence, une recherche permanente de la qualité, un désir de travailler sans cesse avec les meilleurs.

La rétrospective qu’elle nous offre aujourd’hui témoigne de cette recherche, de cet entêtement ancien : ne pas être simplement une interprète, plus ou moins habile, plus ou moins encensée, célébrée et récompensée, mais participer à cet élan vers le haut qui a toujours été le sien, aller vers l’altitude, viser le sommet.

Sans oublier de se déchausser, de temps en temps, pour marcher pieds nus dans l’eau fraîche.