Vendredi 8 juillet

Une de l'Ephémère 7 - Un homme qui crie

Changement sur la grille

Aucun changement.

Soirées exceptionnelles, événements

16h : Rencontre avec Mahamat-Saleh Haroun animée par Jean-Claude Rullier / Théâtre Verdière

20h : Soirée exceptionnelle : Curling de Denis Côté présenté par le réalisateur / Cinéma Eldorado, ïle d’Oléron

Edito

par Benjamin Hameury

Dans une file d’attente, une dame de quatre-vingts ans me raconte avec de grands gestes au soleil : « Moi hier je suis venue une heure et quart en avance pour Sexe, gombo et beurre salé ! Et puis une copine est venue pour me relayer à un moment parce que bon, il fallait bien que je me repose, mais j’étais en première, je voulais pas rater ça ! J’avais déjà vu le film à la télé il y a quelques années… Ah quel bonheur, c’est formidable ! Il y de l’humour, c’est vivant, c’est fou ! » Mahamat-Saleh Haroun est un cinéaste important, le « dernier combattant » selon Charles Tesson, soit l’un des seuls cinéastes africains encore en activité, qui se débat malgré les conditions de tournage difficiles, et qu’il était en effet important de saluer en cette 39e édition du Festival. En voyant ses films, on constate non seulement une grande diversité dans les genres abordés et les supports filmiques, ce qui est bien là la qualité d’un cinéaste en perpétuelle découverte, d’une curiosité gourmande, mais aussi une distance incroyable malgré la gravité des sujets abordés. Comment parler de cette douceur, de cette tendresse pour les visages et les gestes dans le cinéma de Haroun ? Nous avons là des personnages déracinés, désemparés face à leurs traditions, tentant tant bien que mal de s’intégrer quelque part, allant et venant entre des horizons incertains… Mais on se prend à sourire devant ce monsieur joufflu qui se débat dans les dunes pour ramener sa femme au village, à hurler de rire même devant ce vieil homme en chaise roulante qui infiltre l’hôpital où travaille sa femme pour l’espionner, recouvert de bandages, sorte d’Homme Invisible Noir ! Entre la France et l’Afrique il n’y a donc qu’un pas, et les festivaliers enthousiastes ne me démentiront pas.

Qui fait bouger Capelito?- Entretien avec Valentin Rebondy

Valentin Rebondy de Cinéma Public Films, distributeur de Capelito du studio Rudolfo Pastor sera présent au Festival pour présenter le film et animer un atelier pour les enfants.

C’est votre deuxième année au Festival, nous sommes ravis de vous revoir !

Oui, l’année dernière nous avons animé des ateliers de marionnettes autour du film L’Ours et le magicien. On travaille beaucoup avec des tout-petits, et très souvent c’est leur première fois au cinéma. Nous voulons leur offrir quelque chose de singulier, une belle expérience . L’année dernière nous avons animé un atelier marionnette autour du film L’Ours et le magicien. Cette année avec Capelito, nous allons leur faire découvrir l’animation en pâte à modeler. On va voir ensemble comment transformer un bout de pâte à modeler en personnage. Les enfants pourront fabriquer des petits champignons et comprendre avec leurs têtes et leurs doigts de manière simple et ludique.

Qu’est-ce qui vous a attiré dans Capelito ?

C’est avant tout une rencontre avec les personnes qui l’ont fait. Le Studio Rudolfo Pastor est une entreprise a échelle humaine. Rudolfo Pastor et Petra Steinmeyer ont créé Capelito avec leurs amis et leurs enfants, dans un grand appartement loué à Barcelone qu’ils ont transformé en studio d’animation. Ce sont des gens passionnés avec un talent incroyable et la vocation de raconter des histoires. J’ai été tout de suite touché par leur approche très artisanale. Cinéma Public Films est aussi une petite société, à échelle humaine. Nous sommes avant tout des individus et pas un vidéoclub, nous choisissons nos films avec nos coeurs.

Quelle est votre démarche en tant que distributeur ?

Capelito

J’ai moins d’argent que les grandes sociétés de distribution alors pour séduire les salles et le public je suis obligé d’avoir des idées. Comment faire pour créer une expérience hors du commun et installer une relation de complicité ? Tout d’abord, on a voulu utiliser les outils de la production : les personnages et les décors, que nous avons adaptés afin de pouvoir les faire voyager et rencontrer le public. L’idée de l’atelier est de créer des minis studios d’animation dans les différentes salles et d’offrir au public des choses auxquelles ils n’ont jamais accès. D’ailleurs la pâte à modeler utilisée dans les ateliers est la même qui a servi au Studio Pastor. Complètement authentique, et avec la même qualité qui a servi à mettre en mouvement Capelito. Non seulement cette démarche nous correspond, nous plaît, elle a aussi un sens. C’est important pour nous de partager avec le public. Qu’ils comprennent d’où vient le film. Que les enfants, leurs parents, les animateurs puissent poser des questions. L’atelier change la façon de vivre l’expérience de cinéma. Le film se termine, les lumières s’allument et maintenant qu’est-ce qu’il se passe ? On reste là pour parler, rigoler, apprendre de l’expérience qu’on vient de partager. On va doucement, on prend le temps d’assimiler. On est dans la magie. Plus on donne aux gens les moyens, plus ils ont envie de faire. La curiosité ça s’encourage. La patience, le travail d’équipe, la distribution des rôles, ça s’apprend. Nous mettons en place tout ce qu’il faut pour. Nous sommes les seuls en France à faire ça.

Capelito a-t-il beaucoup voyagé ?

Absolument! Il a fait 25 000 km à travers la France ! Nous avons appelé la tournée « Le Tour du Champignon ». Et notre passage a laissé des traces ! Je suis retourné dans certaines salles de cinéma et j’ai été surpris et amusé de voir des petits champignons fabriqués en atelier posés à côté des caisses.

Une dernière question : quel épisode de Capelito préférez-vous ?

Je les aime tous mais j’ai peut être une petite préférence pour l’épisode des lutins et celui des poux. Ils sont complètement cinglés !

Propos recueillis par Catherine Hershey

Une promesse sublime

Bertrand quitte la grisaille parisienne et se retrouve propulsé en province par une sorte de brèche métaphysique : il y rejoint une communauté isolée de « guerriers » qui cherche le bonheur par la jouissance. Un ami me disait récemment que le risque avec Bonello, était de verser dans l’intellectualisme froid. C’est sans doute ce que De la guerre évite pour atteindre très souvent le sublime. Une première grimace scénaristique était sans doute cette mise en abyme du réalisateur en proie au vide de son existence, errant dans un magasin de pompes funèbres la nuit pour chercher un sujet de film. Là où on pourrait se trouver devant un film français par excellence, parisien si l’on veut, Bonello devance dès les premiers plans notre ennui par une sincérité désarmante : plans longs et larges où se déplace avec hésitation son alter ego à l’écran, Matthieu Amalric, qui est moins Bertrand que Matthieu, au final, car lui aussi est sincère. Les choses sont là, on ne peut les nier, et l’art savant du montage à la fois rare et cut de Bonello nous ramène constamment à sa référence principale : Pasolini. Le sublime dans le brut, défi à la mesure de la fantastique promesse que nous fait le film, celle d’échapper à notre quotidien pour nous immerger dans une expérience de pure sensation.

De la guerre

Une expérience « sublime ». Il nous faut revivre à l’écran la longue nuit de Bertrand dans son cercueil. Mais voici que se présente à nous la formidable difficulté, la défaite pleinement avouée du film qui en fait justement tout son intérêt : l’impossibilité du sublime. En tout cas par le cinéma, qui depuis ses débuts tente d’y atteindre, mais ne le fait que par fulgurances, jamais dans la durée infinie d’une nuit étouffante passée dans un cercueil. Il manque l’odeur, sans doute, il manque la proximité du bois et du tissu sur notre corps enserré. Eternelles questions de la sensation au cinéma, que Bonello affronte sans détours. Bertrand est donc l’incarnation même de la volonté du film : un esprit désespéré et sec qui a soif d’hébétude. Tout comme ces guerriers du bonheur qui guettent on ne sait quoi dans les arbres, munis de leurs fusils, le film est à l’affût du moindre surgissement. Les plans longs et larges lors des rites communautaires ou dans le manoir montrent bien cette volonté de toute embrasser, de se plonger soudainement dans le cosmique par de simples gestes et expressions, et par une attention sans cesse renouvelée à la nature. On ne parlera jamais assez de l’importance de la nature chez Bonello, arbres frémissants et protecteurs, une fascination qui évoque Godard et sa trilogie du Sublime dans les années 1980 ou bien Weerasethakul aujourd’hui. Revenons sur le terme sublime, d’ailleurs, afin peut-être d’éclaircir notre propos : le sublime, c’est ce qu’il est impossible d’exprimer. Le film tente de l’exprimer par les pauvres moyens qu’on lui connaît, images et sons, mais doit avouer son impuissance. C’est là une formidable preuve de sincérité que de s’avouer vaincu mais de justement se « battre » (être un guerrier) pour atteindre son but. Le film regorge de visions hallucinantes et dépasse son cadre, l’écran de toile que nous contemplons, pour nous proposer de faire ce chemin dans les tranchées nous-mêmes. Uma, la grande prêtresse, dit que l’on doit se reposer avant de jouir. On s’est reposé pendant deux heures dix, il serait temps de penser à jouir, maintenant.

Benjamin Hameury

Du bout de papier de la mémoire – Entretien avec Mahamat-Saleh Haroun

Comment en êtes-vous venu à tourner en France après votre départ du Tchad ?

Mahamat-Saleh Haroun

A l’époque (en 1979) il y avait la guerre et j’ai dû quitter le Tchad. Il y a un fleuve, le Kabé, qui sépare la capitale du Tchad, N’Djamena, et une petite ville du Cameroun, Kousséri. On a traversé le Kabé, on s’est retrouvé au Cameroun, mais j’étais blessé, je ne pouvais pas marcher. J’avais juste un bout de papier dans la poche et c’était l’adresse d’une école de cinéma à Paris, et comme je voulais faire des études de cinéma j’avais arraché ce bout de papier dans un magazine. A partir de ce moment-là, j’étais devenu un réfugié comme on peut voir dans les reportages télé : c’est-à-dire que vous avez une tente, vous la plantez dans un terrain vague et puis vous vous débrouillez. N’ayant pas de maison, il fallait que je trouve une adresse, et comme j’avais ce bout de papier dans la poche, j’étais confiant. Donc je suis arrivé à Paris et j’ai réussi à entrer au Conservatoire du Cinéma Français, qui est dans le 9e arrondissement.

On retrouve souvent dans vos films des personnages arrachés à leur patrie. A-t-on réellement une patrie, un chez-soi ?

Vous savez, j’ai quitté mon pays à cause de la guerre civile. Il y a quelque chose d’amoral dans la guerre civile, mais moins dans l’armée institutionnelle, où il y a quand même des règles : on ne tue pas les prisonniers, par exemple. Il y a des conventions dans l’armée institutionnelle, alors que dans les guerres civiles les gens sont des paysans, des ouvriers, des cadres qui prennent les armes et qui essaient juste d’éliminer l’ennemi. Quand on a été arraché ainsi à son pays, ce sentiment de n’appartenir à aucun territoire, d’être dépossédé de tout ne vous laisse que la mémoire, que personne ne peut vous enlever. Cette mémoire-là, c’est elle qui me porte, qui m’habite et qui est liée au cinéma, tout simplement. Le territoire et le pays deviennent alors un territoire d’épanouissement ; je pense que tout artiste a besoin d’un territoire d’épanouissement, et ce territoire, c’est la mémoire.

Pour vous, ce territoire est double, entre la France et le Tchad.

Absolument.

Il y a dans votre court-métrage Expectations un homme qui est forcé par ses proches de partir de son village sans raison précise. Est-ce lié à un rite religieux, une tradition ?

Non, c’est très concret, au contraire. Ce que je mets en place, ce que j’essaie de voir, c’est le mécanisme qui pousse les gens à se mettre en branle à un moment donné. C’est souvent un mécanisme lié aux dettes à cause de l’expropriation, d’ailleurs. Au lieu de parler de tragédie en général, j’essaie de parler de ce qui est tragique sur place et qui pousse les gens à se mettre dans cette situation où il faut trouver des solutions. Je pense d’ailleurs que ce n’est pas assez questionné et que trop de films ne font que constater « Oh ces pauvres gens qui meurent de faim », alors qu’en réalité les choses sont beaucoup plus complexes.

Ce qui me frappe dans vos films, et que je trouve rare, c’est une certaine distance comique avec une situation pourtant grave.

Absolument. Ce que j’essaie de montrer dans mes films en fait, c’est que la promesse du comique est tuée par le drame. C’est cela, la vie, au fond, c’est comme si on ne pouvait pas l’étouffer parce qu’elle est là.

Propos recueillis par Benjamin Hameury

Mon Diééé !

Sexe, Gombo et beurre salé

Sexe, gombo et beurre salé est une belle preuve de la capacité d’un cinéaste à relativiser une angoisse profonde liée à l’identité africaine en France par le burlesque. Ici et là, le film marque pourtant par une cruauté qui désempare, laisse une empreinte sans doute nécessaire dans notre esprit par le constat d’une réalité indéniable, mais évite l’écueil du film « désespéré » par son incroyable capacité à rebondir constamment, en nous offrant un spectacle burlesque désopilant. Dans cette idée, on peut d’ailleurs établir un parallèle intéressant entre la rétrospective Mahamat-Saleh Haroun et l’hommage à Buster Keaton en cette 39e édition du Festival International du Film de La Rochelle. Je pense à un passage précis qui relève du tour de force dans Sexe, gombo et beurre salé, fiction télé bien au-dessus du lot de ce que nous offre ces temps-ci les chaînes nationales : Malik, le héros du film, décide d’aller espionner sa femme à l’hôpital où elle travaille et utilise pour cela une chaise roulante et se recouvre de bandages afin de passer inaperçu. Il ne reste que ses lunettes de soleil par-dessus les bandages ; c’est à la fois un fantastique hommage au cinéma des années 1930, soit l’Homme Invisible, cependant intégré au sein d’un gag qui rappelle les meilleurs moments de Chaplin ou Keaton, chez qui la passion du déguisement est particulièrement exploitée (on pense à Buster Keaton en épouvantail dans l’un de ses courts-métrages). Au final, d’ailleurs, l’homme sera balancé dans les escaliers par sa femme qui lui hurle qu’elle ne l’aime plus. Etrange combinaison de sentiments, déchirée entre le constat du désamour de la femme pour le vieil homme, et la chute de ce dernier, qui a désormais une raison valable de s’enrouler de bandages. On revient toujours à une sorte de dérision des sentiments humains, un amour pour la faille du sourire au plus noir d’une dispute : cet incroyable plan documentaire qui clôt le film, par exemple, nous donnant à voir comment un couple naissant fait face à une révélation brutale : le jeune homme Dani, qui a décidé de devenir le père de l’enfant qu’attend Amina, sa nouvelle amie, apprend que l’enfant est d’un Blanc, ce qui va devenir très vite évident aux yeux de son père qui est très vieux jeu. Voilà qu’il recule avec une expression et un air efféminé exagéré, parodiant son propre rôle d’homosexuel incertain, criant « Mon Diééé ! » en exagérant l’accent africain, ce qui a pour effet de faire pouffer l’autre comédienne. Une incroyable liberté, donc, bien au-delà du carcan habituel des fictions TV, et qui fait dire au réalisateur lui-même que la fiction devrait toujours « tutoyer le documentaire ».

Benjamin Hameury

Youri regarde

Docteur Jivago

Youri regarde. Tout le temps. Avidement. Il regarde le cercueil de sa mère descendre en terre et considère avec la même gravité mêlée de curiosité la balalaïka dont il hérite. A travers les vitres du bus, il suit la course d’un gamin dans la rue, ne remarquant pas devant lui Lara qui imite son geste, les futurs amants regardant déjà dans la même direction sans se connaître encore. Il assiste horrifié à la fin d’une manifestation pacifique matée dans le sang, mais son regard se teinte d’admiration lorsqu’il voit Lara tirer sur le notable qui l’a violentée. Incrédule, il déchiffre dans la presse les informations annonçant les prémices d’une révolution que sa profession de médecin lui permettra de saisir dans toute la brutalité de sa passion, les hommes massacrant toujours plus volontiers dès lors qu’ils sont animés par des idéaux. Attentif depuis sa prime jeunesse à cette nature qui glace les steppes et les maisons abandonnées, il contemple les mouvements du monde à travers toutes les fenêtres que ses yeux rêveurs viennent embuer. Jusqu’à ce qu’ils se fixent enfin sur ceux de Lara, bleus, intenses, des yeux qui percent la pénombre à chacune de leurs retrouvailles. Youri commence alors à regarder en lui-même, sondant les tourments d’un coeur malmené par l’amour et l’Histoire. Déchiré entre sa femme et sa maîtresse, alors que son pays brûle d’une guerre non moins violente, c’est à la lueur d’une bougie qu’il écrira le recueil de poèmes amoureux qui fera sa gloire, une fois les loups de la Terre chassés par la main qui tient la plume.

Youri, c’est Youri Jivago, et ce classique fleuve de David Lean – mélodrame historique adapté du roman homonyme de Boris Pasternak, habillé par les compositions majestueuses de Maurice Jarre, récompensé par cinq Oscars mais éreinté par les critiques américaines lors de sa sortie en 1966 – raconte son histoire, sur fond de Révolution Russe et de réflexion sur l’engagement de l’artiste en temps de guerre. L’histoire d’un homme qui regarde, un homme qui aura protégé toute sa vie la balalaïka de sa mère sans jamais apprendre à en jouer, alors que la progéniture qu’il ne connaîtra pas la maniera avec un talent inné. Docteur Jivago, ou l’histoire de la sensibilité humaniste et artistique en héritage contre la violence des hommes.

Alexandre Agnès

Moustache

Curling est un film bourru. A première vue réservé, à la limite du renfrogné, il décline le gris dans toutes ses nuances, comme pour former un écran protecteur sur l’image. De même, Jean-François Sauvageau cache sa bouche et ses mots derrière une épaisse moustache qui lui vaudra le surnom éponyme, le réduisant à une barrière de silence. Mais le bourru cache un grand coeur sous son apparence revêche. Ici, une trainée de sang chaud trace une brèche rouge dans le blanc de la neige ; là un sourire s’esquisse et révèle la grande âme de Jean-François. Le voile se lève, peu à peu, et laisse entrevoir la possibilité d’une intimité avec les personnages.

Curling

La première rencontre chez l’ophtalmologiste avec l’adolescente Julyvonne Sauvageau, la fille de Jean-François, est frontale, et prend la forme d’un interrogatoire. Il sera bientôt relayé, sur la grand-route balayée par les vents, par celui du policier qui interpelle le père et la fille parce qu’ils se déplacent à pied. Dès lors, la marginalité est double et simultanée : elle semble tout autant naître de la volonté de Jean-François de s’écarter de la communauté de son village en habitant une maison isolée, que de l’incompréhension des garants de la cohésion sociale, tels la police ou les médecins, qui leur reprochent cette volonté. Les peurs mutuelles s’alimentent, et Jean- François, désireux de protéger sa fille du monde extérieur, la cloître dans sa maisonnette. « T’es du genre à te cacher dans un lac pour ne pas être mouillé par la pluie », lui dit la propriétaire du motel dont il assure l’entretien, soulignant l’absurdité apparente de son attitude.

La solitude engendre la solitude, et la jeune Julyvonne, à la recherche de compagnons de jeu, s’accommode des cadavres qu’elle trouve congelés au milieu des bois. Cette présence inattendue ne sera jamais expliquée, et rejoint les non-dits qui parsèment le film. Curling oscille entre l’implicite et l’extrême explicité, alors que Jean-François, la première fois qu’il rencontre la barmaid Isabelle au style vestimentaire inhabituel, lui envoie un : « C’est spécial ton look » qui, aussi direct soit-il, ne définit pas ce qu’il entend par « spécial ». Les mots forcent pour sortir, puis jaillissent, bruts et limpides, comme une vérité souterraine qui voit soudainement la lumière du jour. Tout en retenue, le film est en constante tension entre la suggestion et tous les sentiments qui ne demandent qu’à être exprimés. Bourru, Jean-François tend une main, mais avec la violence d’un coup de poing. Denis Côté nous incite à la saisir, et à regarder avec tendresse cet ours solitaire.

Viviane Saglier