Collages et ruptures pour Peter Liechti

Nicole Brenez

« Sans la musique, la vie serait une erreur »*Filmer depuis la musique « Tout ce qui comporte un rythme, la vie entière des individus, la politique des peuples, les rapports d’intérêt, les conflits de classes, l’opposition du peuple et  du nonpeuple – involontairement l’homme nourri demusique lemesurera et le jugera selon le critère de la musique. » Friedrich Nietzsche, Fragment posthume (1874-1876).

Dans une master-class délivrée en janvier 2010 au Scottish Film Institute, Peter Liechti déclare qu’il aurait voulu êtremusicien. On décèle dans ses films la puissance  structurante d’un tel désir. Souvent, la musique constitue le motif explicite des films: Kick That Habit (1989) est un essai  sur les sources bruitistes de la musique de deux musiciens originaires de Saint-Gall, Norbert Möslang et Andy Guhl, réunis dans le groupe Voice Crack. Namibia Crossings (2004) suit le voyage d’un orchestre fondé par Bernhard Göttert, la « Hambana Sound Company », qui traverse la Namibie pour rencontrer d’autres  musiciens de toutes nationalités afin de jouer avec eux. Hardcore Chambermusic (2006) documente le «marathon musical » du trio Koch-Schuetz-Stude, qui improvise un set de 40 minutes, 30 soirs de suite. Mais plus secrètement, sans qu’elle y fasse  sujet ni motif, la musique détermine parfois l’existence des films. Ainsi, Le Chant des insectes (2009) s’annonce comme l’adaptation d’un roman de Shimada  Masahiko, mais c’est parce que Peter Liechti l’avait entendu plusieurs fois en tant que pièce radiophonique, et qu’il en a déduit l’occasion d’inventer une riche texture sonore associant sons de la nature et bruits urbains.

Le monde bruissant
Exercice de haute écoute, la musique telle que la conçoivent Peter Liechti et ses camarades musiciens, lointains héritiers de Luigi Russolo, se perçoit selon le corps entier et se  manifeste dans n’importe quel phénomène. Loin de la musique des sphères, les films de Peter Liechti saisissent l’expérience musicale à partir des phénomènes les plus humbles:  insectes, fontaines, bruits ordinaires d’un repas, sons étranges dans une décharge, présence muette des rebuts, absence même d’un son due à l’éloignement d’un avion de ligne très  haut dans le ciel… L’attention déclenche le monde au titre d’une alerte générale, chaque phénomène y devient susceptible d’éveil sensible, et ainsi, de création. Une telle appréhension rend toute chose potentiellement érectile. Erogénisation totale et fétichisations multiples par l’écoute.

« Si nous n’écoutons pas la musique de Bach en parfaits et subtils connaisseurs du contrepoint et de toutes les variétés du style fugué, et devons par conséquent nous passer de la jouissance proprement artistique, nous aurons, à l’audition de sa musique, l’impression (pour le dire à la sublime manière de Goethe) d’être présents au moment même où Dieu créa le  monde. » Friedrich Nietzsche, Humain trop humain (Un livre pour les esprits libres, partie Le Voyageur et son ombre, 1880).

Le protagoniste japonais de Shimada Masahiko attira Peter Liechti, raconte ce dernier, parce qu’il est obsédé par Bach. Le Chant des insectes raconte son suicide volontaire par inanition,méditant au coeur de la forêt, sous une bâche en plastique, sorte de monumentalisation des déchets décrits à la fin de Kick That Habit. Alors, un Bach pour temps de désastre, pour une fin du monde? Non, car Liechti élabore ce personnage thanatophile de sorte à figurer le principe de consomption quioeuvre dans la vie. On verra donc comment la vie lumineuse etmouvante règne, ultimement.

Le monde brisé
Ici la musique ne relève pas de l’harmonie, à aucun titre. Elle ne décèle pas des formes rassurantes de régularité dans les phénomènes, elle ne garantit pas l’accord de l’homme avec l’extériorité, elle ne se déploie pas selon des récurrences organisées. Bien au contraire, le travail du musical s’attache aux ruptures, aux fêlures, aux irruptions, aux déviations. En cela, le travail de Peter Liechti s’inscrit dans la grande tradition des arts de la désintégration, que Theodor Adorno faisait remonter aux derniers quatuors de Beethoven. « La désintégration  est la vérité de l’art intégral. »(T.W. Adorno, Théorie esthétique, 1970). Le Chant des insectes transforme l’histoire formelle de la modernité en un protagoniste, qui raconte ce qu’un  protocole d’autodestruction libère de sensations, de visions, de propositions. Ce faisant, le personnage japonais, que l’on ne voit jamais, englobe les expériences artistiques conduites par Peter Liechti et son ami le  plasticien Roman Signer, auquel il a consacré de nombreux films: Vertical/ Horizontal (1985), Dégel (1987), Trois éditions d’art (1987), Théâtre de l’espérance (1987), En route avec Roman Signer (1996)… À ces essais documentaires, il faut ajouter la fiction Marthas Garten (1997) dont les deux personnagesmasculins, Karl et Uwe, transposent la paire Liechti et Signer. De quoi s’agit-il, dans les actions et performances de Roman Signer? De trouer le cours du monde, comme on le verra de la façon la plus simple et fascinante dans Dégel. À la façon dont le tout jeune Jean-Luc Godard avait décrit la construction d’un barrage en Suisse dans Opération béton (1954), le film commence par suivre de façon classique et même élégiaque la beauté d’un processus naturel, la fonte des glaciers, puis son exploitation artisanale par l’homme. C’était pour mieux surprendre et frapper, au moment où Roman Signer accomplit le geste qui va provoquer un court-circuit dans le cours des choses. Son simple geste de destruction, tirer avec un revolver sur les seaux qui descendent en noria depuis les montagnes, n’empêche pas ensuite les fontaines de jaillir. Le montage assure une riche polysémie à cet effet d’interruption: poser le destructeur en origine déviante de l’énergie, à la manière d’un petit dionysos alpin; renvoyer l’action de l’artiste à son inanité quasi burlesque; affirmer quand même la rage d’une intervention solitaire face à la nature et face à la tradition. Sur unmode géopolitique, Théâtre de l’espérance remplace la fonte des glaciers par le flux audiovisuel. Signer y pratique la même opération de rupture, d’envol et d’éparpillement contre le monde administré, pour un retour à l’énergie impétueuse d’un torrent de montagne.

L’art des collisions
« Chaque succession de sons, ne serait-elle que de deux notes, soulève un problème particulier et demande une solution particulière. Mais plus lointaines sont les parentés entre sons  associés, plus recherchés sont les contrastes de son à son et de son à rythme, plus nombreuses seront les solutions au problème posé et plus complexes seront les exigences à satisfaire pour que l’idée musicale vienne convenablement au jour. » Arnold Schönberg, Problèmes d’harmonie (1934). S’immiscer dans le paysage, interrompre le cours des choses, le fendre, le faire exploser, redéclencher de l’énergie: une telle conception de l’art engage aussi bien les actions de Signer que le montage de Liechti. Fictions, documentaires, films  avecartistes (mentionnons encore Un trou dans le chapeau, 1991, avec Nam June Paik et Voice Crack, en hommage à Joseph Beuys), essais (Médecins sans frontières, 1994), l’ensemble des films de Liechti se caractérise par un trait formel structurant : le montage hétérogène. Les films ne défilent pas selon un cours uniforme : ils confrontent des régimes d’images différents, inventent des techniques mixtes, cultivent le disparate et  les chutes soudaines dans les collures : superbe saut de Roman Signer dans Vertical/Horizontal, qui  tombe littéralement dans un abîme ménagé entre figuration et abstraction comme si c’était une crevasse dans la neige, pour revenir à la fin depuis le territoire de l’abstraction elle-même. Progressivement, les films polissent avec de plus en plus de précision les nuances entre un montage bord à bord, la rareté de fondus enchaînés ultra-significatifs, et l’invasion récurrente des séquences par les textures magiques, ralenties, magnifiées, d’un Super 8 originel. Le cinéma selon Peter Liechti ne se tient que d’une entreprise de confrontation, de collision, d’hétérogénéité jusqu’à l’hétéroclite. Cultiver les dissonnances, l’irruption saisissante, affirmer qu’il existe d’abord le divers, confier le secret des récits et des descriptions aux images apparemment secondaires, virus intrusifs et hautement contaminants : le cinéma explore les beautés de la déchirure, seule capable de préserver l’éclat irréductible des phénomènes, jamais ramenés à l’unité d’un point de vue, d’une technique, d’un propos.

Orages désirés
On pense souvent que le cinéma sert à raconter des fables, à décrire les activités humaines, à fallacieusement rassurer les vivants. Aujourd’hui on mesure l’importance des oeuvres qui se sont confrontées à la représentation du paysage: sans parler des opérateurs Lumière, des opérateurs Kahn, de Stan Brakhage, Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, la dimension  cruciale des recherches d’André Sauvage, de Rudy Burckhardt, James Benning, Rose Lowder, JemCoen, John Gianvito ou Robert Fenz s’impose de jour en jour. Le travail critique  accompli depuis  quatre décennies par Peter Liechti à partir des paysages traditionnellement identifiés à la grande santé occidentale, la Suisse alémanique, appartient à la même veine  (qu’il aura coeur à couper, certainement). À l’instar de son ancêtre magnifique, Rapt de Dimitri Kirsanov (1933, tourné avec Benjamin Fondane et Ramuz à l’autre bout de la confédération, dans le Valais), chez Peter Liechti, comme le déclare son manifeste anti-helvétique Tauwetter (1987), « il faut toujours s’attendre à un orage ».

Merci à Briana Berg de Marignac.

* F. Nietzsche, Crépuscule des Idoles (1888)