Mercredi 1er juillet

Le Yin et le Yang, Yuki et Nina

Yuki et Nina, coréalisé par le cinéaste japonais Nobuhiro Suwa et Hippolyte Girardot, est un film binaire à plusieurs titres.

Le Yin et le Yang, Yuki et Nina

Yuki et Nina, coréalisé par le cinéaste japonais Nobuhiro Suwa et Hippolyte Girardot, est un film binaire à plusieurs titres. L’histoire est celle d’une fillette, Yuki, qui voit ses parents divorcer : sa mère étant japonaise, Yuki va devoir la suivre au Japon, ce dont elle n’a aucune envie, trop attachée qu’elle est à son amie Nina et à sa vie parisienne. Pour échapper à ce que tentent de leur imposer les adultes, les fillettes décident de s’enfuir.

Les enfants sont donc unies, sinon contre, du moins face aux adultes qu’elles ne comprennent pas. Il est inassimilable tant pour Yuki que pour Nina que l’amour entre le père et la mère cesse un jour, irrationnellement et définitivement. La logique d’un tel événement appartient à un ordre de valeur auquel elles ne peuvent accéder, les explications des adultes à ce propos restent vaines. Les cinéastes ont choisi de raconter le divorce du point de vue de l’enfant, ce qui fait dire à Nobuhiro Suwa que Yuki et Nina est comme le contrechamp de son précédent film, Un Couple parfait, qui épousait le point de vue d’adultes qui se déchirent. C’est donc depuis le calme regard interloqué de Yuki que nous constatons la crise du père (Hippolyte Girardot) et de la mère (Tsuyu), que nous en ressentons la violence. Les échanges sont cyniques, pleins de sous-entendus, des cris de colère résonnent en hors champs. Dans un très long plan-séquence, les cinéastes laissent la mère, qui n’en finit pas de pleurer, aller au bout de sa douleur, sous le regard de sa fille qui ne réagit pas. Il résulte de la longueur d’autres plans fixes semblables un sentiment d’asphyxie similaire à celui éprouvé dans Un Couple parfait.

L’une des richesses de Yuki et Nina est de faire cohabiter la pesanteur qui entoure l’histoire orageuse des parents avec une fluidité qui insuffle au film un rythme tout en douceur. Après avoir longuement mûri leur projet, Suwa et Girardot ont écrit un scénario qu’ils ont laissé ouvert, avec peu de dialogues, désirant rester à l’écoute de ce qui allait naître de l’interaction entre les deux fillettes, en fonction de laquelle ils ont affiné leur histoire et choisi la façon de la filmer. Cette écoute attentive des personnes se ressent, tantôt dans la façon dont se meut la caméra qui, parfois peu soucieuse de centrer les personnages dans le cadre, se déplace en suivant ce qui est humainement le plus intéressant, tantôt dans les plans fixes laissant aux émotions un vaste champ où se déployer. Le film, qui rend également prégnante la vie qui s’écoule hors champ (hors de l’appartement de Yuki), est ainsi parcouru de flux, en accord avec son ancrage oriental. Il n’est en ce sens pas sans rappeler Le Voyage du ballon rouge du taïwanais Hou Hsiao Hsien qui, tourné en France et mettant aussi en scène un enfant et Hippolyte Girardot, est aussi situé essentiellement dans un appartement parisien et rythmé par un piano en hors champs.

Dans Yuki et Nina, c’est dans un second temps, radicalement différent, que l’Orient prend toute son ampleur. Les fillettes fugueuses se retrouvent dans une grande forêt qui, à l’image de la double appartenance culturelle de la protagoniste, communique tant avec la France qu’avec le Japon. Ce lieu est surtout celui où les repères disparaissent, pour les personnages, les acteurs, les cinéastes et les spectateurs, l’onirisme et la magie se substituant à la logique de la raison. Comme Yuki et Nina, dans cet espace insulaire où la nature a pris la place de l’humain, Suwa et Girardot (qui n’avaient d’abord pas prévu de tourner dans la forêt) se sont sentis perdus, contraints à lâcher prise par rapport au réalisme qui leur était familier. Et c’est dans cet univers, qui peut rappeler celui de Miyazaki, que les personnages finalement se retrouvent, et que peut-être Yuki accepte le divorce de ses parents.

La binarité concerne enfin évidemment l’écriture à deux voix, celle d’un cinéaste japonais confirmé et celle d’un acteur français dont c’est la première expérience de réalisation. Suwa et Girardot ne parlent pas la même langue et ont dû travailler à distance, tant pour l’écriture que pour le montage. Si cela a rendu leur tâche difficile, le film tire profit de la différence de distance que chaque cinéaste a entretenu avec le film. Hippolyte Girardot, jouant et tournant dans son pays, a dirigé les acteurs de l’intérieur, à proximité, le japonais Suwa faisant la même chose de plus loin, avec un regard plus distancié. Yuki et Nina, les enfants et les adultes, l’homme et la femme, la pesanteur et la grâce, l’Orient et l’Occident, le réalisme et l’onirisme… Nobuhiro Suwa et Hippolyte Girardot signent là un film densifié par les oppositions qui le constituent et qui s’y résorbent.

Marion Pasquier

L’Hypnose dans les doigts : rencontre avec Jacques Cambra, pianiste.

Virtuose et magicien, tels sont les qualificatifs qui désigneraient le mieux Jacques Cambra. Assis au piano de la Salle Bleue (La Coursive) pendant toute la durée du Festival, ce musicien hors-norme nous émeut par ses improvisations tout aussi solides que spontanées face aux films hypnotiques sélectionnés par Raymond Bellour. Nous l’avons rencontré à l’issue d’une de ces séances « vivantes ».

Qu’est-ce qui vous a poussé à improviser sur scène de la musique pour les films ? Quel est votre rapport à l’image ?

Jacques Cambra : Bizarrement, je vais vous répondre a posteriori. Je suis arrivé à l’accompagnement des films muets par hasard. C’est le cabaret parisien Le Limonaire qui me l’avait proposé et, très spontanément, j’ai accepté. À l’époque, j’accompagnais des films en 8mm. Après j’ai participé à un festival à Asnières… Il a fallu qu’on me propose, mais j’avais mis le doigt dedans plus tôt en regardant quantité de films, en étudiant des archives. Et je me suis rendu compte a posteriori que j’étais très sensible au rapport entre musique et image. J’ai longtemps accompagné des danseurs. En fait, j’aime souvent accompagné le mouvement. C’est une espèce d’« angle » pour un musicien. Quand on est tout petit, on rêve d’être musicien, mais finalement ce mot englobe des acceptions très diverses. Certains vont être plus sensibles à la voix humaine, d’autres au mouvement, d’autres au texte, d’autres à l’orchestre, etc. Finalement, petit à petit, on découvre quel angle nous permet d’être dedans immédiatement. C’est vrai que le cinéma, de par son côté à la fois plastique, esthétique et chorégraphique, me permet de me laisser guider. Par exemple, L’Âme emprisonnée (Rudolph Biebrach, 1917) donne la sensation d’un mouvement de fleuve. C’est quelque chose qui avance inexorablement, sur lequel on peut s’appuyer rythmiquement.

On est tous différents. C’est ça qui est formidable. Si vous demandez à dix musiciens comment ils préparent une séance ou un accompagnement de film, vous aurez des réponses radicalement différentes. Historiquement, il n’y a pas une seule manière de faire. Il y a eu des bonimenteurs qui reprenaient des airs à la mode, des orchestres, des musiciens en trio… J’irai plus loin ; certains films, selon le pays où il était projeté, n’étaient pas accompagnés de la même manière puisqu’en France on ne connaissait pas le Jazz jusqu’en 1917 et au Etats-Unis, on ne connaissait pas la Java. Tout cela nous laisse beaucoup de liberté.

Ce qui est important, c’est le travail avec le réalisateur. Évidemment, pas concrètement. Mais on n’accompagne pas de la même manière quand on a vu l’intrégralité des films d’un cinéaste… C’est-à-dire la notion d’« auteur », tout simplement. Parfois, on n’en connaît qu’un seul, et on se lance. Ce n’est pas mieux ou moins bien. Il n’y a pas de hiérarchie. L’important, c’est d’être au service du film. Ce qui me stimule et m’excite, c’est de pouvoir maintenant faire des « relais » entre les films. Par exemple, dans le cas de Stroheim, ce qui est intéressant c’est de mesurer la part viennoise et la part américaine de ses films. La musique doit figurer ses relations, ses liaisons. C’est fascinant, je trouve. Faire une étude sociologique sur la part du racisme dans les films muets ou discuter avec des critiques sont aussi important que le travail musical. Tout ça correspond à un parti-pris subjectif mais travaillé.

En vieillissant, je me rends compte que, quand on a affaire avec un chef-d’œuvre, on va fatalement le réduire. Du coup, j’ai un peu lâchement tourné les difficultés en enregistrant jamais de musique de films, mais en faisant toujours des improvisations « travaillées ». Le mécanisme d’accompagnement se met en place en direct, en présence du spectateur, en essayant d’avoir la sensation que le film se construit au fur et à mesure. Pour ce qui est du genre « fantastique », ces films nous font basculer dans quelque chose d’irréel sans qu’on s’en aperçoive vraiment.

En plus de la recherche autour du film, il y a le travail musical proprement dit. Pour ça, je ne joue que des œuvres préécrites (Bach, Mozart, Brahms…). Je ne travaille en aucun cas les mélodies que je vais jouer pour accompagner le film. L’accompagnement musical peut s’apparenter à une traduction au présent de l’œuvre. L’œuvre – le film – ne vieillit pas. Mais les traductions vieillissent, d’où l’intérêt de renouveler les expériences d’accompagnement. Ce n’est pas un principe absolu, seulement une manière de penser. À chaque fois, il faut proposer des choses différentes. Je viens chaque année à La Rochelle. Pendant l’année, je travaille toute sorte de compositeurs, de réalisateurs ; cette nourriture-là me permet d’être plus juste face aux images. Le travail que l’on a fourni pendant un an va influencer positivement ou négativement l’accompagnement. C’est un travail de construction, bien entendu à partir d’une base solide. On grandit ensemble avec le public. La réaction de ce dernier me redonne la sensation de voir le film pour la première fois. Je me laisse surprendre.

Le choix de Raymond Bellour de proposer une sélection autour du motif de « l’hypnose » vous influence-t-elle dans votre jeu ?

J. C. : Quand il s’agit d’une sélection de cette qualité, on se pose pas la question de savoir le film est bien ou pas. Le thème de l’hypnose m’a d’emblée intrigué. Je n’ai pas voulu faire un travail en rapport à ce point de vue. Le choix de films le propose déjà. Et en plus, moi, j’ai une vision qui m’est propre de par mon travail personnel. J’ai essayé de ne pas réduire l’accompagnement à la thématique. J’essaie, avant tout, de me mettre au service de l’œuvre. Or la thématique, c’est quelque chose d’extérieur à l’œuvre. J’ai essayé de ne pas m’enfermer. Au vue du travail extraordinaire de Raymond Bellour, je me suis laissé porter.

Après vos accompagnements de Sternberg et Stroheim l’an passé, et les muets hypnotiques cette année, avez-vous envie de vous pencher sur une autre période ? D’accompagner un film parlant ?

J. C. : J’aime le cinéma, surtout américain. Mais je n’ai aucune envie d’écrire une musique pour un film. J’écris certes, mais pas pour le cinéma. Le ciné-concert, c’est vraiment du spectacle vivant. C’est un choix assumé.

Quel statut vous donneriez-vous : musicien de cinéma ? Ciné-concertiste ?

J.C.  « Ciné-concertiste », c’est un terme qui me plaît bien. Ou bien « musicien de cinéma muet ». Mais dans « ciné-concertiste », il y a la dimension de spectacle vivant et le cinéma. Pour moi, c’est un terme vraiment adéquat.

Propos recueillis par Mathieu Lericq.

Sur la route d’Athènes à Istanbul

Le dernier long métrage de Nikos Panayotopoulos, construit à la façon d’un road-movie, est un récit sur le voyage, ses aléas et ses rencontres. L’histoire d’Athènes-Istanbul (2008) s’ouvre sur un personnage mélancolique dont la vie est emplie de doutes depuis un divorce récent. Pour changer d’atmosphère, il entreprend uneexpédition en voiture d’Athènes à Thessalonique pour rendre visite à son père malade. Sur son chemin, cet avocat croise deux personnages singuliers : un clarinettiste – sa musique balkanique berce délicieusement la narration – et Douce, une femme qui parcourt le monde pour éviter une vie « statique » et rangée. Ce qui ne devait être qu’un échange furtif entre ces êtres d’univers lointains devient un compagnonnage. Petit à petit, le lien se tisse entre Douce et l’avocat. Le film explore subtilement leur relation, à la fois intime et distante. Les personnages ayant des manières de vivre opposées – la stabilité pour l’un, le mouvement pour l’autre – peinent à faire fi de cette différence. Et paradoxalement, elle nourrit leur attirance.
Cette rencontre évoque également le plaisir de se découvrir, de se sentir une nouvelle personne autravers du regard neuf de l’autre. De plus, Douce et l’avocat vivent dans un présent immédiat où toute improvisation est possible. Loins de leur vie d’avant, ils ne reviendront jamais sur ce qu’ils ont été. Tout appartient à l’avenir mais celui-ci s’annonce tout aussi fragile que le passé qu’ils tentent d’effacer. Peut-être seront-ils même rattrapés… ?

Elise Pernet

 Jean-Gabriel à la Chapelle (Section Tapis, Coussins et vidéo)

Jean Gabriel Périot, jeune réalisateur hors normes, nous a habitués à son style d’assemblage d’images, mélange saisissant d’archives indépendantes les unes des autres qui trouvent un sens une fois réunies.  Plusieurs de ses courts métrages ont été présentés dans des festivals comme celui de Vendôme ou, pour la première fois cette année, à La Rochelle. C’est sur l’écran de La Chapelle Fromentin que nous avons pu voir quatre de ses films, dont le célèbre et dérangeant Eût-elle été criminelle consacré à la période de l’Épuration ; nous en avons donc profité pour lui poser quelques questions avant la séance.

Comment ressentez-vous cette première expérience de projection dans La Chapelle Fromentin ?

Je n’ai encore jamais expérimenté ce genre d’installation et je suis très curieux de voir ce que rendent mes films en étant allongé. Le principe, en soi, est plutôt intéressant.

Combien de temps consacrez-vous à la conception du film, du travail de préparation jusqu’au projet fini ?

Dans tous les cas, le travail d’archive est très long. Soit pour chercher les images en elles-mêmes, soit pour des raisons annexes – la question des droits par exemple. La préparation a parfois pris autant de temps que la réalisation, c’est la plus grosse partie du travail. J’utilise beaucoup d’images d’archives, mais pas uniquement, mon dernier film Entre chiens et loups est une fiction. Par ailleurs, ce dernier film se rapproche beaucoup du documentaire. L’idée se présente d’abord à moi, la forme vient après.

Qu’est ce qui vous a amené au travail sur des images d’archives ?

C’est un hasard de travail. Un jour j’ai commencé un film avec toutes les images que j’avais chez moi, un travail d’accumulation, qui faisait suite à un travail d’art contemporain. Cela regroupait des préoccupations que j’avais, notamment sur l’histoire, la question de savoir ce qu’est une image… Ce travail m’est venu naturellement, car il regroupait un certains nombre de mes passions.

Comment financez-vous vos projets ?

Les photographies ont toutes été prises par des amateurs. Certains réclament de l’argent pour les images d’archives, d’autres cèdent les droits gratuitement pour participer à la mémoire. C’est le cas de 200 000 fantômes, consacré à Hiroshima. Comme j’ai très peu de financements, je privilégie les images vraiment nécessaires !

Anaïs, Claudia, Clémence et Paul
Option Cinéma du lycée Rotrou de Dreux