Anastasia Lapsui et Markku Lehmuskallio

Ilkka Kippola

Le père de Markku Lehmuskallio était capitaine au long cours. Mais la forêt sauvage est l’élément du jeune Markku. Lehmuskallio étudie et devient forestier. Jusqu’à ce qu’il soit ébranlé par une crise personnelle en contemplant le spectacle d’une étendue d’arbres abattus par l’industrie forestière. Il devient alors un photographe dévoué à la nature et réalise des films de commande en faveur de la sylviculture.

Dans les années 1970, Lehmuskallio communique son expérience dans des courts métrages radicaux. Parmi eux Tapiola (1974) exprime sa vision pessimiste, qui est encore la sienne aujourd’hui. A la fin du film, on entend La gloire de Dieu dans la nature de Beethoven sur l’image d’un espace défriché, sans arbres.

La Danse du corbeau (1980) est la première tentative du réalisateur pour introduire la respiration profonde de la forêt et de l’instinct sauvage dans un film de fiction. Le titre du film évoque une danse rituelle, dernière manifestation de l’époque mythique. C’est cette mélodie que l’homme de la forêt joue en mourant. Sur ce rythme, le jeune couple danse en imitant le mouvement du corbeau. L’indigène mythologique est cependant au bout de son chemin. La loi le rend braconnier sur son propre territoire, devenu propriété de la grande société forestière. Tandis que les coupes de cette même société anéantissent les environs.

Les conclusions de Lehmuskallio dépassent le cadre sylvestre pour désigner un drame écologique dont le détachement de l’homme de la nature est la cause, la catastrophe sa conséquence.

La Nourrice bleue (1985) : le monde intérieur d’un homme est filmé d’un point de vue extérieur menaçant. C’est un film sur Joel Ström, le fils sourd-muet d’un petit propriétaire terrien, qui jongle à la frontière du ciel et de la terre. Le rôle de Ström est interprété par un authentique artiste-peintre, Niilo Hyttinen. Ses performances symbolisant son rapport à la nature ont été tournées dans le nord de la Finlande, sur les montagnes qui se teignent de bleu et dans la lumière du courant de l’eau. Le silence sonne comme la musique dans l’esprit de Joel. Pendant les semailles, il rencontre un violoncelliste, dont la musique n’est entendue que par lui. Il est le Messie de son histoire, un chemin vivant jamais vu. La mort de son père, le mariage et la naissance de son enfant déferlent sur Joel en reflets noir et blanc. Sur ce fond, les visions de Joel scintillent en couleurs, l’arrêt du film coïncidant avec l’instant inimitable de la vérité.

Joel a sa propre nourrice, sa muse imaginaire. Ils ne sont liés que par le langage commun des signes. Ainsi, Joel trouve son identité et poursuit son chemin acrobatique vers sa propre vérité. Les Nganasus du Taimyr, le peuple le plus septentrional d’Eurasie, par la souffrance de leur terre perdue, expriment un point de vue bouleversant sur le processus de vie et de mort. Dans ce cycle, les grands dévorent les petits, mangent ainsi leur propre force vitale et se détruisent. Anna (1997) est un documentaire sur la vie d’Anna Momde. Il débute par l’extrait d’un film de propagande de 1954, qui présente l’éducation d’un enfant de Sibérie dans un internat, étouffé par le communisme. Anna Momde est l’un de ces enfants, la future propagandiste et première secrétaire du parti communiste. En 1996, Anna vit enfermée dans la pauvreté d’une ville sibérienne. Elle a perdu ses convictions politiques, son identité et le contact avec le clan de ses ancêtres né avec l’origine du monde. Le monologue d’Anna Momde est une confession bouleversante qui résonne comme le cri de détresse d’un peuple oublié au moment de la chute d’une grande puissance.

Pour approcher une humanité épurée, Lehmuskallio voyage toujours plus loin. Il est attiré par la nature arctique, par des conditions de vie extrêmes et par un monde intérieur maintenus et construits par l’art premier, les mythes et les récits. En 1989, Markku Lehmuskallio voyage jusqu’en Sibérie, sur la presqu’île de Jamal. À l’horizon brûlent les flammes des torchères du gaz russe. Les 20 000 derniers descendants de la communauté nenets y chassaient, pêchaient et y faisaient paître leurs rennes. Ici, dans la toundra de Jamal, il rencontre Anastasia Lapsui, dont le nom nenets est Sajko, journaliste à la radio. Elle est d’abord un guide pour Lehmuskallio, elle deviendra sa compagne et elle l’initiera à son univers, aux récits des Nenets, qu’elle écrit en images et auxquels elle insuffle la vie.

Parallèlement, devant la caméra, une femme du peuple aborigène raconte son destin et chante les récits de sa tribu, transmis d’une femme à l’autre, d’une génération à l’autre. Avec les 7 Chants de la toundra (2000), Mères de la vie (2002) et La Fiancée du septième ciel (2003) Lapsui et Lehmuskallio ont participé à l’édification des souvenirs des Nenets sous le ciel impitoyable de la toundra.

Les 7 Chants de la toundra a été tourné dans le district des Jamalo-Nenets, en Sibérie, par une température moyenne de -47°. Les sept épisodes du film ont offert aux Nenets une occasion bouleversante de se retrouver et de tourner dans leur propre langue.

Dans ce film, Lapsui transforme en 7 chants l’histoire et le destin de ses proches, un groupe de rescapés du passé récent. Leur présence devant la caméra de Johannes Lehmuskallio (le fils de Markku) participe à un cinéma dogme intransigeant, où la dramaturgie respecte l’homme jusqu’au bout. Le chant d’offrande des Nenets doit s’effacer pour laisser passer Lénine, le socialisme et la Deuxième Guerre mondiale dans l’embrassade de mort de la culture dominante. Le requiem noir et blanc du film se situe à la période des kolkhozes et de la russification.

Il dit la dissolution de l’organisation familiale et l’histoire désolante de la mort des familles. À cette histoire appartient aussi Sjako, 9 ans (Anastasia Lapsui elle-même) qui est conduite de force dans une école russe. Le film se termine sur une berceuse chantée par une mère nenets. Elle chante le nouveau-né que les ongles carnassiers de l’histoire n’atteignent pas encore.

Mères de la vie raconte l’actualité et l’avenir de la famille nenets Japtik, alors que les liens familiaux sont rompus, que l’élevage de rennes a décliné et que les anciennes croyances ont perdu leur pouvoir. La malchance et le destin qui s’acharnent sur l’homme donnent leur tempo aux récits chantés par la mère âgée. Les hommes de la famille meurent: l’un se suicide et l’autre reçoit une balle mortelle à l’issue d’une beuverie. Les rennes s’enfuient dans la toundra. La vie de la fille, Tatiana, qui rêve à ses rennes, n’est que pauvreté et injustice quand elle doit travailler dans une ferme d’élevage de rennes russe.

On parle peu dans ce film. La parole doit être poésie, un chant chuchoté, des mélopées lapones. Chaque mot est précieux, comme un satellite éternel dans l’espace. La vie de tous les peuples Nenets, Japtik, et Nubet glisse vers le bord du précipice. Les pires malédictions ont été causées par les sociétés du secteur de l’énergie qui convoitent le pétrole et le gaz. Les films de Lehmuskallio et Lapsui réalisés au cours des 10 dernières années se situent à la frontière de deux époques et sauvegardent, in extremis, les restes éphémères du monde nenets.

La Fiancée du septième ciel évoque le caractère sacré des croyances et des rituels, où agissent d’innombrables dieux et esprits. La narratrice tragique du film est la vieille Sjarda, mise à l’écart par sa communauté. Elle entrouve la porte aux mythes des Nenets et dévoile son destin lié au Dieu. Ilne, une jeune fille aveugle, l’écoute. Quand Sjarda est née, le chaman l’a consacrée à Numi, maître du 7e ciel. Elle a été transportée vers une montagne sacrée où le Dieu lui a fait connaître sa volonté. Mais Sjarda est tombée amoureuse d’un simple mortel avec qui elle est partie, et qui l’a quittée. Les malheurs ont ensuite assombri sa vie. Pour Anastasia Lapsui, Le récit de Sjarda est un souvenir rayonnant dans le noir. Anastasia qui a été aveugle pendant plusieurs années dans son enfance avait elle aussi été assise dans la tente lapone de Sjarda, comme l’est maintenant l’aveugle Ilne. Elle écoute avec attention sa grand-mère, ses histoires illuminées par les croyances, les légendes et les esprits des Dieux. Elle écoute les mélopées lapones chantées par des gens âgés et le silence rempli de la respiration de l’audelà. À l’extérieur de la tente lapone s’ouvre la toundra, reliant la terre et le ciel. C’est le miroir mystique de la glace et de la lumière où se fondent l’homme et le renne, au milieu du voyage.

Le Berger (2001), tourné en Belgique est le premier film documentaire pour lequel les auteurs ont quitté leurs territoires habituels. Le berger urbain du film est Ludo van Alphen, qui élève ses moutons sur les terrrains vagues d’Anvers. Le cas de Ludo signifie pour Lehmuskallio la fin du chemin de la culture nomade. L’association de la philosophie écologiste avec l’élevage intensif des moutons ne fonctionne pas. Ludo s’est fixé pour mission de préserver la race flamande dans la région où ils paissent depuis toujours. Mais ces pâturages sont devenus la terre la plus polluée d’Europe, à proximité d’une centrale nucléaire et d’une usine de pétrochimie.

Lapons (2007), le documentaire le plus récent de Markku Lehmuskallio et Anastasia Lapsui explore la rupture de la culture originale des Lapons du Nord de la Fennoscandie. Lehmuskallio avait déjà tourné un film sur eux au début des années 1980 mais, depuis, la situation a évolué. Les tentations de la culture dominante et l’internationalisation ont drainé les Lapons vers le monde de la consommation et ont fait fuir la jeunesse. Lapsui et Lehmuskallio sont partis pour rechercher l’identité perdue. Qu’est-ce qu’être lapon au XXe siècle ? Le film décline neuf témoignages de Lapons, leur vie et la force de leurs traditions. Une femme évoque ses souvenirs et commente son expérience de l’autre, vécue loin en Afrique, qui a renforcé son identité lapone. Vedette de rap, Mikaêl Morottaja retrouve l’esprit chamanique de ses ancêtres dans l’exorcisme, où les mots se projettent dans l’enfer.

La nature mythique et le monde qui se détachent d’elle coexistent dans chaque image. La multiplication des plans ne suffit pas à couvrir cette terre sans limites. Les gazoducs ont fait irruption durablement sur les pâturages des Nenets. L’énergie est ensuite envoyée en Europe et ici chemine la dernière génération nomade.

Traduction : Irmeli Debarle