Douglas Sirk

N.T. Binh

Un homme bat sa femme enceinte car il croit que le vrai père est son meilleur ami (Ecrit sur du vent). Un voyou tabasse sa petite amie en apprenant qu’elle est métisse (Mirage de la vie). Dissimulant son identité, un play-boy devient le bienfaiteur de la femme qu’il a rendue veuve et aveugle (Le Secret magnifique). Un fabricant de jouets renonce à l’amour de sa vie pour retrouver une existence bourgeoise, et la caméra s’attarde sur le dernier produit de son entreprise, « Rex le robot » (Demain est un autre jour).

Ces moments inoubliables se trouvent dans des films de Douglas Sirk. Racontés ainsi, ils peuvent prêter à sourire. C’est que les films de Sirk ne se racontent pas, ils se voient, ils se vivent : pour peu qu’on se laisse embarquer dans ces torrents d’invraisemblances, ce sont des expériences sans égales. Car dans ces récits plus grands que nature se jouent des tragédies qui mettent en évidence la cruauté des êtres, broyés par les apparences sociales et par l’illusion du bonheur : Imitation of Life, le titre original de Mirage de la vie, pourrait être celui de toute l’oeuvre de Sirk.

Douglas Sirk, cinéaste d’origine allemande, est d’abord l’un des plus prestigieux artistes de l’Allemagne des années 1920 et 1930, sous le nom de Detlef Sierck. Au théâtre, il monte notamment Strindberg, Shakespeare et Brecht (qu’il côtoie). Il débute au cinéma à la Ufa, en adaptant Molière puis, remarquablement, Selma Lagerlöf et Ibsen.

Mais il ne va accéder au succès commercial qu’avec son premier mélodrame, Schlussakkord (1936) et dès lors, il comprend qu’il peut transmettre sa vision du monde au plus large public à travers ce genre populaire qui brasse deux de ses éléments favoris : la prise de conscience sociale, et ce qu’il appelle le « personnage déchiré » (split character). C’est ce qu’il fait de Zarah Leander, la superstar du cinéma allemand, dans deux superbes drames musicaux : Paramatta, bagne de femmes et La Habanera. Un gros plan de l’actrice, chantant tristement tandis que la pluie se reflète sur son visage, deviendra comme une signature, inlassablement reprise dans les films de Sirk. Mais contrairement à Zarah Leander, Detlef Sierck refuse les opulentes propositions du Troisième Reich, et part d’abord pour la Suisse où il dirige pour un producteur indépendant et admirateur de son film Schlussakkord, un charmant film sur les aventures d’une jeune musicienne du conservatoire (Accord Final, 1938), puis il va en France où il refuse de faire un long métrage de Partie de Campagne de Jean Renoir.

Emigré à Hollywood, il végète un moment, puis signe quelques films de genres divers, qui assoient progressivement sa réputation : un solide drame antinazi (Hitler’s Madman), une singulière adaptation de Tchékov (L’Aveu), un film à costumes, merveilleuse évocation de Vidocq où brille George Sanders (A Scandal in Paris), d’intéressants films noirs comme Des filles disparaissent (remake de Pièges de Siodmak) ou Jenny, femme marquée (co-écrit avec Samuel Fuller), et quelques comédies familiales où la vivacité de la manière fait oublier la minceur de la matière, telles que No Room for the Groom ou Qui donc a vu ma belle ?

On lui doit également un western, un film de guerre, un péplum, un chatoyant divertissement sur la guerre d’indépendance irlandaise (Capitaine Mystère)… Et surtout, quelques-uns des mélodrames les plus commercialement rentables de l’histoire du cinéma, qui commencèrent par déclencher les ricanements des critiques de l’époque, avant d’être redécouverts et mesurés à leur juste valeur. Ce sont ces films-là qui lui valent désormais l’adoration des cinéphiles, et plus particulièrement six d’entre eux, tournés entre 1953 et 1959 pour Universal, sous la houlette des producteurs Ross Hunter ou Albert Zugsmith : Le Secret magnifique et Mirage de la vie, remakes de mélodrames dirigés par John Stahl dans les années 1930, relus à travers le prisme de l’ironie selon Sirk ; Tout ce que le ciel permet et Ecrit sur du vent, chroniques provinciales américaines (Americana), l’une douce et la seconde exacerbée, où le sens de la fatalité se conjugue à une satire sociale corrosive ; les deux autres étant des adaptations mélancoliques et désabusées d’auteurs prestigieux : William Faulkner pour La Ronde de l’aube, et Erich Maria Remarque pour Le Temps d’aimer et le Temps de mourir, totalement réappropriées par le romanesque sirkien.

Ayant pris sa retraite après Mirage de la vie en 1959 au sommet de son succès public, Sirk devient par la suite l’un des principaux enjeux des revues intellectuelles et des universités de cinéma. Sirk et la « politique des auteurs » : Jean-Luc Godard et Rainer Werner Fassbinder, qui ne jurent que par lui, lui consacrent des textes majeurs. Du coup, les critiques américains, notamment ceux qui se passionnent pour les gender studies (sociologie des sexes), se mettent à le revisiter frénétiquement.

Douglas Sirk réussissait au cinéma ce que, par exemple, les compositeurs d’opéra connaissaient bien dans les siècles qui précédaient : un art de paroxysme et d’émotion, en même temps que de rigueur esthétique et d’intelligence créatrice. Ses interviewers voulaient le faire théoriser, et il se prêtait aimablement au jeu : « Mes premières réactions au Secret magnifique furent la panique et le découragement. Mais j’étais tout de même attiré par quelque chose d’irrationnel dans ce projet. Une sorte de folie… Il y a très peu de distance entre le grand art et le toc ; le toc qui contient des éléments de folie peut alors se rapprocher de l’art » Transcender des sujets racoleurs, distancier un matériau commercial, teinter d’ironie le pathos le plus trivial… Sirk faisait tout cela, certes, mais pas plus que n’importe quel grand artiste – peintre, romancier, compositeur ou cinéaste – imprimant son génie à des genres populaires. L’idée n’étant pas forcément de dénigrer les figures imposées, mais plutôt de s’en servir, leur imprimer sa conception de l’univers et son idée du spectacle.

Faire une lecture marxiste ou freudienne, ou brechtienne des plus grands films de Douglas Sirk se justifie (une foule d’écrits en témoigne), mais ce n’est pas pour cela que ce sont des chefs-d’oeuvre – pas seulement. Des classiques de la littérature comme Les Misérables et La Dame aux camélias ne fonctionnent pas malgré les codes dramatiques qui les sous-tendent, mais aussi grâce à eux. La Bohême de Puccini n’émeut pas uniquement parce que la musique est sublime, mais également parce que Mimi meurt…

La raison pour laquelle les meilleurs films de Douglas Sirk « fonctionnent » encore auprès d’un spectateur d’aujourd’hui, c’est leur parfaite adéquation entre la substance et le style. Mais une adéquation qui comporte son lot de décalages et de paradoxes, de remise en question et de mythification. C’est du spectacle, et c’est « pour de faux », pourtant on y croit : la conscience de l’artifice n’entrave pas la crédibilité du drame, tel est le contrat tacite passé entre le public et le spectacle. Cela ne date pas d’hier ; pour justifier ses « happy ends », Sirk citait très volontiers la tragédie grecque, et admirait par-dessus tout Euripide, pour l’ironie du deus ex machina : « Il savait à quoi il se confrontait, pour résoudre la contradiction apparente entre une situation impossible et la nécessité d’une happy end… Dans Mirage de la vie, la fin heureuse, vous n’y croyez pas. Vous n’êtes pas vraiment censé y croire. Ce qui vous reste en mémoire, c’est l’enterrement. »

Le metteur en scène refusait la vieille polémique entre le contenu et la forme. « Le fond, c’est le style », disait-il. « Les cadrages sont les pensées du réalisateur. L’éclairage est sa philosophie. » Dont acte : aucun réalisateur n’a su, comme lui, utiliser la lumière, la couleur, l’espace, le montage, au service d’une expression aussi parfaitement organisée. De grands chefs opérateurs mirent leur talent au diapason du réalisateur : le fameux Eugen Schüfftan qui, pour des raisons syndicales, travailla sans être crédité sur Hitler’s Madman et A Scandal in Paris, puis l’incomparable Russell Metty, dont les clairs-obscurs cohabitent avec les splendeurs du Technicolor. Ces magiciens de l’image surent filmer le monde, selon la locution favorite du réalisateur, « à travers une vitre obscure ». Des comédiens limités (Rock Hudson, Jane Wyman, John Gavin, Lana Turner) révélaient chez Sirk, par l’intermédiaire de la fêlure, une profondeur insoupçonnée. D’autres, de tempérament plus complexe, interprétaient tout simplement pour lui les rôles de leur carrière, comme Dorothy Malone et Robert Stack, frère et soeur dans Ecrit sur du vent, mari et femme dans la mortifère Ronde de l’aube.

Etymologiquement, dans « mélodrame » il y a melos et drama : musique et drame. La mise en scène, selon Sirk, s’orchestre comme une partition, avec ses mouvements et ses tempos. On cite souvent ses morceaux de bravoure, mais les mélos de Sirk ne font pas que flamboyer : les silences, la retenue, la sobriété, les soupirs de ses séquences intimistes sont tout aussi bouleversants que ses arias virtuoses. Ces sentiments secrets sont particulièrement en évidence dans ses deux films avec Barbara Stanwyck, All I Desire et Demain est un autre jour, ainsi que dans son chef-d’oeuvre le plus lyrique, Tout ce que le ciel permet. Et ces mêmes sentiments se retrouvent presque intacts dans les trois courts métrages réalisés par Sirk dans les années soixante-dix, tournés en 16 mm, sans moyens, dans le cadre d’une école de cinéma : il y livre, avec la complicité de Fassbinder, une épure de son style en guise de postface.