Abderrahmane Sissako

Luciano Barisone

Il était une fois… même s’ils n’ont rien de la valeur rassurante de la fable, les films d’Abderrahmane Sissako possèdent le même pouvoir d’affabulation. Ainsi, son cinéma acte une tentative de retour dans le temps d’une mémoire à la fois cicatrice intérieure, trace orale du conte populaire et témoignage de la vie personnelle du metteur en scène. La carrière de Sissako est en fait placée sous le signe du vécu, dans le sens où chaque film, au-delà du fictionnel, tire son originalité d’une expérience intime de l’errance, quoiqu’on en dise toujours proche de la dure loi de l’exil. Le parcours existentiel et artistique du cinéaste a dépendu très vite d’un choix. D’un côté l’homologation planétaire, de l’autre le traditionalisme lié aux racines. Avec, au milieu, l’errance, le métissage, l’exil. De ces trois routes qui sillonnent notre temps, Sissako a choisi, avec courage, la troisième, pour s’engager dans un syncrétisme de forme et de fond qui est signe de liberté et de modernité. Toute l’oeuvre de ce cinéaste africain habite un no man’s land, un espace que fractionne et rassemble la culture, un territoire vierge peuplé d’individus marginaux porteurs de sagesse, observateurs du monde et de la vie.

Frappé par le plaisir et la douleur de vivre, le parcours de Sissako commence dans une petite ville de Mauritanie, Kiffa, où il naît de mère locale et de père malien. La famille se déplace vite au Mali, où Abderrahmane passe enfance et adolescence. Puis la mère revient au pays natal, emportant son fils avec elle. Pour la première fois, il éprouve la sensation d’être un étranger, mais découvre aussi le plaisir subtil du regard. « Je ne suis resté qu’une année là-bas, une année très importante pour moi. J’ai vécu avec ma mère dans une chambre. Moi, je ne parle pas l’arabe, ni la langue de la Mauritanie : donc, la seule personne qui était mon interlocuteur dans cette ville était ma mère. Je regardais, puisque je ne comprenais pas. Petit à petit, j’ai commencé à voir et à comprendre ce qu’est une expression, ce que sont des visages, ce qu’est un silence, un geste raté ». Peut-être ainsi naquit le goût du jeune Sissako pour le cinéma, lui qui avoue ne pas avoir été un cinéphile, et avoir préféré aux salles de cinéma les lectures des classiques russes, comme Dostoievski. C’est d’ailleurs la fréquentation de la bibliothèque de l’ambassade de l’URSS qui conditionnera son futur. Après avoir obtenu une bourse d’études, il part, à dix-neuf ans, pour la Russie, et, après avoir appris la langue, il est admis à la prestigieuse école de cinéma de Moscou, le VGIK, où il suit l’enseignement de divers maîtres dont Marlen Chuciev. En fin d’études, il tourne son premier film, Le Jeu (1989), un court-métrage se déroulant dans un désert de l’Asie Soviétique et qui anticipe les thèmes de ses futures oeuvres. On y parle de guerre, d’absence, de solitude. Il est toujours curieux de s’apercevoir que certains cinéastes naissent porteurs des éléments de leur maturité. Ce premier film de Sissako ne montre aucun signe de faiblesse, d’incertitude, et de cette ingénue solennité qui, généralement, s’éliminent peu à peu. En revanche, sont déjà évidents les signes essentiels de sa manière de filmer, articulée sur deux critères, le temps et l’espace. Le temps de la mémoire et l’espace du réel. Le premier est celui de la tradition africaine du griot, un temps distendu, où l’élément du conte qui se fond dans le souvenir de la vie vécue et l’Histoire du monde se sépare nettement des affaires humaines. C’est un temps lourd et silencieux qui laisse vivre les gens qui le peuplent, leur permettant de se révéler, non pas forcément selon des rythmes scénaristiques, mais selon d’autres rythmes, plus naturels, ceux de la vie. C’est un temps du regard plus qu’un temps de la parole, un temps de la substance plus qu’un temps de l’apparence. C’est le temps nécessaire pour qu’un personnage commence à vivre devant l’objectif. Un temps qui n’envahit ni ne colonise l’imaginaire, mais qui plutôt attend le moment où les corps dévoilent leur secret, dans le silence d’un geste, d’un regard, d’une immobilité. L’espace du réel est, au contraire, celui de la contemporanéité, cadrée par une distance qui la rend « antique » et énigmatique. Un espace qui se dilate et devient essentiel, grâce à la rigueur de cadrages fixes sans concessions spectaculaires, sans inutiles mouvements d’appareil, un espace segmenté par de confondantes ellipses, un montage inventif et des ruptures imprévues précipitant le regard « ailleurs ». Dans cette dimension, le monde présent échappe à la rumeur médiatique et se montre nu dans son égarement, dans sa douloureuse tentative de se soustraire à l’aliénation et à la perte de soi. En découpe, comme une image du sphinx. Mais c’est aussi un espace accueillant comme une maison antique, qui invite le spectateur à entrer, pour y voir les êtres humains accomplir la parabole quotidienne de l’être et de l’avoir. Un espace dans lequel le zoom (s’approcher petit à petit des personnes pour faire connaissance) a enfin une fonction de regard.

Sur ces deux critères se fonde un cinéma en forme de vie, qui prend épaisseur sur une dizaine d’années et une poignée de films, tous en dehors du schéma, dans le sens qu’ils s’adaptent mal aux exigences formelles d’un commerce, témoignant plutôt d’une totale liberté dans la durée et les développements possibles de fond et de forme. Comme on peut le repérer dans le second opus de Sissako, Octobre (1993), où le désert de sable de son premier film se transforme en ce désert de neige, d’établissements d’état et de décharges qu’est Moscou. Et, loin encore de l’Afrique (qui pourtant reste au centre de son coeur), c’était comme si le réalisateur prenait une longue inspiration avant de repartir, à nouveau, pour transporter son exil ailleurs. Partir, revenir. C’est sur ces deux mouvements surfant sur la vague que se développe sa narration. L’un exclut l’autre et produit ainsi cette sensation douloureuse d’absence, de perte, d’éloignement. Tout à fait comme dans cette course folle à travers la désolation moscovite où l’on aurait envie de pleurer et où, pourtant, le regard reste sec, puisque prédestiné. La vie, selon l’expérience du réalisateur mauritanien, n’est qu’un croisement. Celui de trajectoires existentielles, avec ce désir de rester et cette urgence de s’en aller, carrefour peuplé de présences féminines, aimées et aussitôt perdues. Un croisement qui propose des haltes inattendues, occasionnelles, dans des métropoles européennes ou africaines, dans des villages du Sahel, dans les habitations coloniales de l’Afrique équatoriale, dans les ports océaniques ou dans des cafés au milieu de nulle part. Ainsi, Sabriya (1997), où se rompt l’amitié de deux frères, où la femme, mystérieuse, maternelle, séduisante, lointaine, est présence et mirage. Ou Rostov-Luanda (1997) où la recherche d’un ami est l’occasion d’une enquête sur le thème de l’identité, questionnement présent, nécessaire qui brûle la peau de Sissako comme le feu une blessure antique. Qui sommes-nous à vaquer sur cette terre qui nous divise, désolée comme dans un poème d’Eliot, sommes-nous des phoenix au corps nourri des vagues ? Cette interrogation habite, presque d’une manière inquiétante, tout le parcours de Sissako et devient évidente dans ce film quasi-documentaire, où l’on part de soi pour s’approfondir vers l’autre, vers l’ailleurs. Entre des parents qu’il ne voyait pas quand il était enfant, perdu entre les colons portugais déracinés en Angola et les angolais fracassés par des dizaines d’années de guerre civile, il parle d’une voix qui cherche la polyphonie et souvent se redécouvre isolée, labourant des distances abyssales, simplement pour retrouver les contours d’une photo ou enfin s’exprimer dans une langue désuète. Dans cette façon de procéder, non verbeuse et toujours éloquente, Sissako vend un produit de plus en plus rare dans le cinéma d’aujourd’hui : la noblesse d’âme. C’est un regard qui va au fond des choses, distant, venant d’ailleurs, mais jamais supérieur. Un regard qui se pose toujours et quoiqu’on fasse à la hauteur de l’être humain, en pleine confusion mais partenaire de cette foule immense qui l’entoure. En même temps solitaire, mélancolique, perdu dans le chemin du monde.

Ce mélange de vécu et d’imaginaire, de philosophie et de vie réelle, de poésie et d’actes militants se retrouve intact dans La Vie sur terre (1999) où le réalisateur se met à nouveau à jouer de sa propre vie, racontant son retour au Mali, à Sokolo, village de brousse où vit son père. Le film est significatif de l’art de Sissako quand il décide de se « commettre » avec la télévision (Arte). Chargé de faire un film sur l’arrivée du nouveau millénaire, le réalisateur refuse tout sensationnalisme apocalyptique, fuyant à nouveau la tentation de raconter l’Afrique selon les habituels critères de la douleur et du folklore, et accomplit un voyage à rebours, qui part du royaume de la marchandise (un supermarché) et qui, après une extraordinaire ellipse en fondu-enchaîné à travers les branches d’un arbre, arrive à une famille à qui l’on annonce le principe de départ (le désir de filmer la vie sur terre et aussi le désir de fuir, à l’aube de l’an 2000). Dans son film, Sokolo devient donc une sorte de village global. La communication – ici une simple question de technique (le téléphone qui ne fonctionne pas) – prend du sens grâce à ce qui naît à l’intérieur de la communauté (la radio locale). Dans ce petit village du Mali, la communication surgit du maillage serré des regards et relations de ses habitants, mais aussi des parcours hasardeux d’un ballon, d’une bicyclette, suivant les rythmes naturels du jour et de la nuit. Ce qui, pour le regard colonisateur du cinéma « normal » peut sembler une arriération, devient ici la respiration de l’essentiel, le sens de la vie.

Si La Vie sur terre se concluait sur les paroles d’Aimé Césaire : « L’oreille collée au sol, j’entendis passer demain », Heremakono-En attendant le bonheur (2002) choisit, au contraire, le vide. Le vide et le silence. Des voix qui se sont perdues et qui ne retrouvent pas la famille du langage. Articulé sur une série de figures de l’errance et de l’exil, le dernier film de Sissako n’ancre qu’apparemment ses racines dans l’autobiographie. En réalité, il s’universalise, encore une fois, à travers une disposition du temps et de l’espace. Le temps est celui d’un retour – celui d’un jeune qui revient dans la maison maternelle, dans un désert face à l’océan atlantique – et l’espace est celui de l’inaccompli, de la dévaluation de vivre, d’un vouloir-être ailleurs, celui qui divise l’homme en deux et lui fait perdre de vue le futur. Si la fragilité de l’être humain, ses propres interrogations, sa difficulté d’être « avec » les autres et non « parmi » les autres, deviennent enfin le sujet évident du cinéma de Sissako, ils étaient déjà là, avant, dès le début de son travail. S’il est vrai que dans l’incipit d’une carrière, il y a déjà tout le sens profond d’une future production, alors l’univers de Sissako était déjà dans sa première ébauche de création, la saynète inventée, vingt ans auparavant, pour l’entrée à l’école de Moscou. « Le premier jour d’école, le maître nous a dit : vous avez un mois. Après, chacun doit monter un sketch de 5, 10 minutes. Je n’avais jamais fait de théâtre : l’acteur sur la scène, la comédie, c’étaient des trucs que je connaissais pas du tout. Pendant trois semaines, je suis allé tous les jours à l’école voir ce que faisaient les Russes qui avaient une très grande expérience. Beaucoup, parmi eux, étaient déjà diplômés, ils avaient une très grande culture, ils répétaient avec les acteurs, ils faisaient les rideaux, les lumières, les chaises… Ce n’est que la dernière semaine que j’ai décidé de raconter une histoire, une histoire vraie. C’était le récit de mes dix premières minutes en Union Soviétique. J’avais ma valise, un sac. Le directeur du foyer a tapé à une porte. Quelqu’un l’a ouverte. J’avais mes draps. Je suis rentré dans la chambre. Il y avait un Russe qui était couché. Mon lit était là. Le directeur a mis mes affaires sur mon lit et a dit : c’est ton voisin. Il est sorti, il a claqué la porte. Le Russe s’est assis sur le lit, moi je me suis assis sur le lit, et nous avons essayé de parler. Là, j’ai compris une chose. Quand deux personnes ne parlent pas du tout la même langue et qu’ils doivent pourtant vivre dans la même chambre, chacun doit donner à l’autre la possibilité de le regarder. Il fait semblant de faire quelque chose, mais ça ne peut pas durer longtemps. Donc, il faut que le premier mot sorte. Lui, qui était plus dynamique que moi, me dit : ma Capitale est Riga. Toi, ta capitale, c’est quoi ? Il venait de Lettonie. J’ai pas compris, j’ai répété : Riga, Riga. Il me dit : Japan-Tokyo, France-Paris, Mauritanie… Alors, j’ai compris. Ah ! Oui ! Nouakchott, j’ai répondu. Donc Nouakchott, c’est le premier mot qu’on a échangé. »

Nouakchott, Mauritanie. Ce retour dans un temps qui ne s’est jamais consumé.

(les déclarations d’Abderrahmane Sissako sont extraites d’une interview réalisée par Luciano Barisone et Giuseppe Gariazzo dans la revue Panoramiche/Panoramiques n° 20, printemps-été 1998).

traduction : JB Pouy