Serge Roullet

Michel Boujut

Un original, comme on dit dans notre terroir, en hochant du chef d’un air entendu. Un extravagant, entendez celui qui a toujours été au bout de ses rêves et de ses entreprises aventureuses. Très jeune, le littoral atlantique fait souffler dans sa tête des vents venus d’ailleurs. Sur les quais de La Rochelle (dont son grand-père Léonce Vieljeux, abattu au camp de Struthof, fut le maire courageux), il anticipait les voyages à venir et les films qui iraient avec. Car Serge Roullet est cinéaste, pas un « professionnel de la profession », mais un artiste éclairé porté par un style. Dans la vie, comme on dit, il est propriétaire-vigneron et négociant en cognac. Et le seul de la corporation à avoir osé coiffer du bonnet phrygien des révolutionnaires de l’an II les étiquettes de ses bouteilles renommées (Roullet et fils) : à 75 ans, toujours insoumis et le coeur qui tressaille, notre rêveur éveillé n’a pas renoncé à l’essentiel : ce en quoi il croyait jadis et qui paraît aujourd’hui tellement anachronique aux marchands d’idées déguisés en philosophes. Héritier fantasque d’une longue tradition huguenote, il y a quelque chose en lui d’un Bernard Palissy, autre parpaillot saintongeais découvreur de secrets. En rupture de classe, ce fils de bonne famille a épousé, par la pensée et dans l’action, les grands combats et les grandes idées du XXe siècle, au premier rang desquels la justice sociale. Ce sera, guerre froide aidant, l’attirance pour le marxisme dont tout semblait l’exclure. Il ne pouvait tout simplement pas s’imaginer dans le camp des possédants, donc des exploiteurs. L’ordre bourgeois ? construit en Charente autour du négoce des eaux-de-vie et tant vanté par Chardonne (son parent par alliance) ? il ne s’y soumettrait jamais. La morale, les certitudes de sa classe, il n’y adhérerait pas, fils rebelle, fils prodigue. Ainsi a-t-il été voir (et se faire voir) ailleurs. Long périple, avant de revenir au pays et de gérer l’héritage. Après des études de droit, il a travaillé aux États-Unis, a connu Flaherty et collaboré avec Hans Richter, l’avant-gardiste allemand. Il a été caméraman en Israël en 1947 pour les Actualités françaises. Puis co-scénariste de Ce siècle a cinquante ans, avec Jean-Georges Auriol, le fondateur de l’illustre Revue du cinéma, ancêtre des Cahiers.

Pour Serge Roullet qui fut l’assistant taillable et corvéable du maître Bresson sur son Procès de Jeanne d’Arc, le cinéma est un art du dépouillement. Mettre en scène consiste pour lui à traduire le monde dans un plan. Non pour l’y enfermer, mais pour mieux l’éclairer du dedans. Minimalisme et épure. Avec le hors-champ qui palpite à la lisière. « Je veux, dit-il, qu’on sente les choses qui ne sont pas dans le cadre. C’est pour le bien de tous, des spectateurs, des acteurs, autant que pour moi. Je ne veux pas de désinvolture. »

C’est avec Sillages (court métrage, prix spécial du jury à Cannes en 1964) qu’il s’est approprié ce langage feutré et tendu qui allait être le sien. Peu auparavant, il avait su filmer sa terre dans Viennent les jours. Temps des moissons et temps des vendanges, images disparues du monde paysan. Son adaptation du Mur, la nouvelle de Sartre, en 1965-66, son premier long métrage, reste un noir diamant. Sartre l’appréciera tant qu’il accompagnera son metteur en scène au Festival de Venise en 1967, pour bien marquer son adhésion au film. « La nouvelle, expliquait l’écrivain, faisait faire au lecteur l’économie d’une expérience. Le film vous fait faire l’expérience. Dans le film de Roullet, vous voyez des gens qui font très peu de choses, qui simplement sentent leur mort, et vous la sentez avec eux. Vous ne pouvez rien penser de leur exécution pendant que vous voyez le film. Vous ne devez que sentir le malaise et même l’angoisse. »

1936, au début de la guerre d’Espagne, trois prisonniers attendent la mort au petit matin. L’ouvrier Pablo (Michel del Castillo), Tom l’Irlandais des Brigades internationales (Denis Mahaffey) et Juan, le frère d’un militant (Mathieu Klossowski). « Le grand mérite de Serge Roullet, écrivait Jean de Baroncelli, le fin critique du Monde, est de nous faire sentir physiquement le poids horrible, l’épaisseur atroce de ce morceau de temps qui sépare les condamnés de leur mort, dilaté par l’angoisse. Ce goutte à goutte temporel, le réalisateur l’exprime plastiquement par sa pureté de lignes, par la rigueur de son écriture… » D’autres critiques, Gilles Jacob, Claude Mauriac, Michel Duran, prendront fait et cause pour Le Mur. « On ne s’explique pas qu’il soit tombé dans un tel silence », écrivait Sophie Bonnet dans Les Inrockuptibles lors d’une discrète ressortie en 1995…

Après Sartre, c’est Herman Melville dont Roullet transposera le Benito Cereno en 1971, révolte d’esclaves à bord d’un trois-mâts négrier, autre huis clos épuré à l’extrême, porteur d’une singularité absolue. « Trois personnages y sortent de l’ombre, remarquait Roullet, trois personnages qui vont prendre une nouvelle identité et en payer le prix d’une façon ou d’une autre : l’Américain Delano (George Salmark) perd sa bonne conscience, l’esclave noir Atimbo (Temour Diop) pour avoir trop joué consomme sa perte, et l’Espagnol Cereno (Ruy Guerra) ne trouve à ses atermoiements d’autre issue qu’une forme de suicide ». Et de conclure : « La vérité brûle les êtres ». Jean-Louis Bory dans Le Nouvel Observateur : « Roullet suspend toute interprétation trop nette, comme il arrête le jeu de ses comédiens en-deça du moment où il dirait trop. Il n’y a de place que pour l’essentiel. »

Le Voyage étranger, vingt ans plus tard, en 1991, réinvente l’itinéraire d’un jeune révolté de l’an mil. Alexis (Mathias Mégard) quittant tout pour courir le monde, en quête de beauté, de justice, de charité et de victoire sur la mort. Tour à tour novice à l’abri dans un monastère, esclave en Orient, otage, ermite, et finalement tenu pour faiseur de miracles et pour Saint… Ce dont il n’a cure. « Ce film de questionnement et de révolte, écrivait Michel Guilloux dans l’Humanité, porte comme le poids de toute une vie et son contenu dépasse de loin la légende dont il s’inspire. » Exigence impérieuse de chaque plan, lumière ocre ou bleutée.

Aujourd’hui, Roullet envisage ses longs métrages comme les trois volets d’un tryptique « sur les chemins de la liberté« . Il a raison. Exigence et aventure intérieure. Il commence à mettre en chantier un nouveau film : Claudia perdue et vient de faire paraître un nouveau livre de souvenirs : Portraits-images (Le Croît Vif éditeur, juin 2001). Ce qu’un homme fait de sa vie, ce que sa vie fait de lui.