Le cinéma comme sacerdoce

Galina Kopaneva

Né à Bratislava en 1935, Jaromil Jireš est une des figures incontournables de la Nouvelle Vague tchèque, et, tout au long de sa carrière de réalisateur, il a su rester fidèle à la grande lignée culturelle de l’expression cinématographique tchèque.

Il entreprend des études de directeur de la photographie, et très vite se tourne, en plus, vers la mise en scène. En 1969, il est diplômé de la FAMU et présente deux films de fin d’études, passés aujourd’hui à la postérité : La Salle des pas perdus (diplôme de directeur de la photo), et Traces (diplôme de mise en scène).

Il travaille un temps avec Emil Radok au Studio expérimental de Polyekran et participe à certains projets tels que : Le Miroir de ma patrie (commande pour la Foire de Brno) et Torino 61 (commande pour la Foire de Turin). A cette époque, Jires profite de la vague libérale de l' »avant-printemps » de Prague pour réaliser son premier film ; il s’inspire de la « Boîte noire », un livre de Ludvik Askenazy, ouvrage de puissantes compositions photographiques en noir et blanc, illustrées de très pertinentes réflexions philosophiques sur des déséquilibres de notre société.

C’est Le Premier cri (1963), un film brillant sur la « poésie » de la vie quotidienne, thème très prisé à l’époque et qui met en scène les sentiments, les relations, les souvenirs d’un jeune couple le jour de la naissance de son premier enfant. Ce film, tourné à la manière du cinéma-vérité, propose une interprétation de la vie citadine, en fait de la vie dans notre société, que le futur jeune père traverse, bouleversé de sentiments contradictoires – angoisse, espoir, souvenirs amoureux, joie… – au milieu des rues et de l’insensibilité ambiante. L’écriture cinématographique, ou la « manière de conter », est volontairement éclatée, sans unité de temps mais avec des incrustations de parenthèses poétiques et rêveuses, et des relations entre des points spatialement éloignés, des images en noir et blanc réalistes et tendres qui donnent une image du chaos des sentiments, image qui a ébloui et enchanté le public.

Les années 1960 sont porteuses d’espoir. A Prague, on vit intensément les désirs d’un « socialisme à visage humain ». Jires participe de ce mouvement et en dira plus tard : « Le totalitarisme battait de l’aile, c’était une chance pour le monde culturel de dialoguer avec le pouvoir politique. Ce dialogue à été interrompu par les chars, mais jusqu’en août 1968, il a été très créatif pour toute ma génération. »

Après avoir essuyé plusieurs refus de la part du pouvoir en place pour ses scénarios de long métrages, Jires se lance dans le film documentaire. Là, on l’accepte, il peut satisfaire sa curiosité de cinéaste et donner libre cours à sa créativité, et encore mieux défendre ses positions et ses engagements. En ce sens, son film Le Citoyen Karel Havlicek (1966) reste exemplaire. Havlicek était un journaliste nationaliste tchèque, opposé au pouvoir de l’Empire austro-hongrois, au 19e siècle. Jires a réalisé ce film en mettant à la disposition d’étudiants, les dossiers du procès Havlicek, et il a filmé les commentaires et les réactions de ces jeunes gens face à ce vieux procès, mis en parallèle à la situation politique des années 1965, pouvoir communiste, droits de l’homme et libertés.

Le Tribunal (1969) règle aussi des comptes avec un passé d’oppression et de pouvoir totalitaire. C’est un film documentaire qui accuse carrément les artistes officiels ou pro-régime, d’incompétence. Dans la salle vide d’un tribunal, les verdicts tombent contre le remarquable peintre contemporain Emil Filla, trop formaliste pour le régime, et coupable, dans les années 50, de ne pas s’être conformé au fameux réalisme socialiste, « exigé par le peuple ».

C’est à cette époque que Jires découvre le monde si attachant de la Slovaquie morave. Cette région située entre la Moravie et la Slovaquie est très typique, aussi bien par son folklore que par la mentalité particulière de ses habitants.

En 1968, La Plaisanterie, réalisé d’après le roman de Milan Kundera, (Jires et Kundera écriront ensemble le scénario du film) évoque de manière fragmentaire cette région dépossédée de ses traditions par une commercialisation à outrance.

1968…, une chance pour ce film, qui n’a pu voir le jour que grâce à la soudaine libéralisation. Il faut dire que la Cinémathèque française et les ciné-clubs ont très fortement soutenu le projet : Jires et la Nouvelle Vague tchèque ont été invités par la Cinémathèque française en 1967. A cette occasion, la Nouvelle Vague tchèque a pu visiter la France entière – une tournée triomphale – qui l’a confirmée dans ses conceptions professionnelles et ancrée dans l’idée de son appartenance à la culture européenne. Aucun des réalisateurs de la Nouvelle Vague ne pouvait imaginer, en 1967, la catastrophe du mois d’août 1968.

En 1968, si certains choisissent l’exil, Jires, conscient de tous les dangers de son choix, préfère rester à Prague. Pourtant, après 1968 et pendant 20 ans encore, sa principale « faute » sera La Plaisanterie.

En 1969, très peu de temps après La Plaisanterie, et encore hors de ses retombées, il réalise un vieux projet : Valérie ou la semaine des miracles, d’après l’oeuvre du poète Vitezslav Nezval. Celui-ci l’avait écrit par : « amour des vieilles histoires, des légendes et des livres romantiques, en écriture gothique, qui lui sont passés sous les yeux, sans avoir le temps de lui en confier le contenu… ».

Jires est sensible à ce texte, union de la réalité et du rêve, image des conflits entre humour et horreur. Aidé par Ester Krumbachova, plasticienne et scénariste, et par Jan Curik, directeur de la photo, il réalise une tentative de voyage dans l’âme tourmentée d’une adolescente, où onirisme et imagination se mêlent dans une fantaisie juvénile. Les censeurs de l’époque jugent le film « erroné », hors de propos, et ce jugement n’autorisera que quelques rares projections dans des ciné-clubs.

Jusqu’en 1972, Jires ne pourra plus tourner de films de fiction. Il propose une adaptation de Fragments de la vie. Ce sont des souvenirs, des impressions et des fragments de réalité écrits par Maruska Kuderikova lors de son séjour à la prison de Breslau, et récupérés clandestinement.

Maruska Kuderikova, résistante antifasciste a été arrêtée par les Allemands, emprisonnée durant 90 jours avant d’être exécutée.

Il réalise …Et je salue les hirondelles en conservant le côté fragmentaire des écrits pour mieux mettre en relief les hésitations et les embûches d’une jeune fille qui doute et qui gravit les échelons de la maturité intellectuelle en optant pour la justice sociale, au lieu d’opter pour la foi en Dieu. Les pires souffrances et l’attente d’une mort programmée n’y changeront rien.

Ce film reste le point culminant de la carrière de Jires. Nous assisterons ensuite à une création cinématographique hétérogène qui passe de la fiction au documentaire ou aux films musicaux. Jires réalise des films parfaitement apolitiques puisque la normalisation, si durement imposée, ne laisse aucune place aux films d’auteur, mais elle ne s’oppose pas à l’éducation populaire…

Pour mémoire, citons encore parmi ces réalisations des années 1970-1980, Le Cas lapin (1979), une fable morale, tragi-comique, du milieu des tribunaux de province

En 1992, c’est Helimadoe, adaptation du roman de Jaroslav Havlicek, dont le titre est composé des premières lettres des prénoms des cinq filles d’un médecin de campagne. Ce film pose une regard lyrique et nostalgique sur le monde de l’avant-guerre de 14-18. Les cinq jeunes filles évoluent dans une famille provinciale sous le regard du jeune assistant de leur père qui tombe amoureux de l’une d’entre elles. L’histoire soulève une question importante, faut-il accepter son destin ou faut-il se soumettre aux conditions sociales ? Ce dilemme résonne à travers tout le film et Jires accentue la tension en soulignant les dernières lignes du roman : « Les choses devraient respecter un ordre donné, les gens aussi et ceci même si le monde se tord dans les douleurs d’un accouchement des temps futurs ».

L’action du Maître de danse se déroule dans un sanatorium, juste après la guerre. Un jeune maître de danse, lui-même tuberculeux, ne partage pas la résignation et la mélancolie ambiantes. A l’encontre de La Montagne magique de Thomas Mann – vainc par l’esprit ce que tu ne vaincras pas physiquement – le héros de Jires clame haut et fort, et non sans arrogance, qu’il refuse d’accepter le destin. Par la danse, il concrétise sa passion de la vie, sa révolte et la force de son identité d’homme. Ce film est tourné d’une manière feutrée, il est rythmé par un humour discret, sans pathos ni sentimentalisme. Le maître de danse joue des claquettes comme il joue de sa vie, et l’écriture cinématographique – un final dans un flou ralenti – souligne l’ambivalence de la vie et de la mort.

En 1999, Jires tourne Le Double rôle, sur le thème des transplantations d’organes. Après un terrible accident de voiture, on transplante le cerveau d’une vieille scientifique dans le crâne d’une jeune fille insouciante. S’ensuivent des péripéties dramatiques, celle d’un jeune corps assoiffé de vie, dirigé par une vieille tête raisonneuse qui a tout vécu du monde… Ce film pose le problème des limites de la science et de la médecine. Comme d’habitude, chez Jires, les comédiens sont remarquables.

La réalisation de ces deux derniers films a obligé Jires à se confronter à de très difficiles conditions de travail, tant au plan financier qu’au plan du temps de tournage. Il a du s’adapter, une fois encore, à de nouvelles conditions.

Traduction : Misha et Marie-Paul Wellner-Pospisil