Anna Sten : star «‑programmée‑»

Jean-Loup Passek

Anna Stenskaja Sudakevitch semblait avoir tous les atouts pour devenir l’héroïne d’un vrai conte de fée.

Née d’une mère suédoise et d’un père ukrainien qui meurt alors qu’elle a à peine douze ans en laissant pour tout héritage des dettes considérables, elle doit travailler très jeune comme serveuse dans des restaurants.

Mais un heureux hasard l’entraîne dans une troupe de théâtre amateur où elle est remarquée par le grand Stanislavski. A quinze ans elle part à Moscou et joue bientôt les héroïnes d’Ibsen, de Pirandello, de Maeterlinck et de Wedekind, tout en suivant des cours à l’Académie soviétique du Cinéma. En 1927 son deuxième bon génie s’appelle Boris Barnet qui lui offre le rôle principal de La Jeune Fille au carton à chapeaux. Fedor Ozep dans Le Passeport jaune (1927), Vsevolod Poudovkine dans Tempête sur l’Asie (1928), Jakov Protazanov dans l’Aigle blanc (1928) lui confèrent une dimension qui lui permet d’envisager une place de choix parmi les jeunes actrices du cinéma soviétique.

Son destin bascule quand les studios Mezrabpom demandent à Ozep de partir en Allemagne poursuivre sa carrière afin de bénéficier des avantages techniques fournis par une cinématographie à la pointe du modernisme de l’époque. Anna Sten rencontre alors celui qui deviendra son mentor (et son mari)‑: un architecte nommé Eugene Frenke. Ce dernier, qui curieusement ressemble physiquement à Josef von Sternberg, décide alors de propulser Anna Sten au firmament des étoiles. Connaissant le désir de sa femme de jouer la Gruschenka des Frères Karamazov, il produit le film en 1931 et laisse Ozep mettre en scène l’adaptation de Dostoievski qui rencontre un énorme succès en Europe. Anna signe un contrat avec les studios de la UFA et apparaît notamment dans Salto Mortale (1931) d’E.A. Dupont et dans l’excellent Tumultes (1931) de Robert Siodmak. La renommée d’Anna Sten franchit l’océan et séduit le «‑tycoon‑» américain Samuel Goldwyn qui décide de «‑sculpter‑» Anna Sten en rivale de Greta Garbo et de Marlène Dietrich, deux «‑importations européennes‑» kidnappées par Hollywood et qui abordent l’une comme l’autre une carrière qui prendra rapidement les proportions d’un vrai mythe.

Anna Sten connaissait bien évidemment la langue russe, avait appris l’allemand et le français mais ne parlait pas un mot d’anglais. Qu’importe‑! Goldwyn lui offre une brochette de professeurs qui lui inculquent non sans difficultés les rudiments d’une langue qu’elle n’arrivera jamais à bien maîtriser. Mieux encore, il charge Lynn Farnol, un agent tout dévoué à la volonté et aux dollars du «‑maître‑», d’apprendre aux Américains qu’une nouvelle star est née. Farnol outrepasse les consignes de Goldwyn, entreprend une invraisemblable campagne publicitaire et fait d’Anna Sten l’une des plus grandes reines programmées de l’écran. Le plus difficile reste à faire‑: lui donner des rôles à sa mesure et convaincre les spectateurs de son magnétisme. Goldwyn qui avait connu le succès dans les années 1920 en lançant une autre actrice européenne, la Hongroise Vilma Banky pensait bien évidemment faire d’Anna Sten la diva des années 1930.

Mais le rêve commence à se lézarder quand les premiers essais d’Anna Sten se heurtent à des difficultés, dont elle n’est nullement la cause, et dont elle deviendra peu à peu la victime. Goldwyn veut recréer à l’américaine le triomphe des Frères Karamazov, mais le projet est abandonné en cours de route. On tente de réunir Anna Sten et Ronald Colman dans Way of a Lancer sous la houlette de Richard Boleslawski mais la vedette masculine quitte soudain la compagnie Goldwyn et le film ne verra jamais le jour. Goldwyn jamais à court d’idées échafaude alors un nouveau rêve. Il veut adapter Nana de Zola et souhaite voir George Fitzmaurice signer la réalisation. Mais ce dernier ne s’entend pas avec Anna Sten, tourne et retourne sans cesse des séquences qui ne le satisfont pas et s’attire les foudres du producteur pourtant dispendieux qui le licencie avant de confier les rênes d’un film devenu ruineux, à l’une des rares femmes réalisatrices de l’époque, Dorothy Arzner.

La première de Nana a lieu le 1er février 1934 au Radio City Music Hall de New York. L’excitation est à son comble et les premiers spectateurs dopés par une campagne de presse sans précédent se pressent en masse pour voir le chef d’œuvre annoncé. Las, le lendemain les critiques sont assassines et le fiasco financier inévitable. Goldwyn n’est pourtant pas un homme qui se laisse abattre facilement. Anna Sten est alors ballottée de projets en projets. Mais elle ne parvient pas à perdre son accent russe et doit sans doute à cette malheureuse imperfection le fait de n’avoir jamais pu être adoptée par le public, ce qu’on appellerait aujourd’hui le «‑grand public‑».

Misant alors sur la russitude de l’actrice, Goldwyn lui donne le rôle de Katioucha Maslova dans We Live Again (1934), une adaptation réussie du Resurrection de Tolstoi. Aux côtés de Fredric March et sous la direction de Rouben Mamoulian, Anna Sten semble plus à l’aise et s’attire même des critiques élogieuses de ceux qui avaient éreinté Nana. Mais le public semble toujours quelque peu réticent. Son Pygmalion pense alors que la troisième chance sera la bonne‑: The Wedding Night (1935) est confié à King Vidor qui depuis longtemps a fait ses preuves comme cinéaste et comme directeur d’acteurs. Le partenaire d’Anna est Gary Cooper qui fait tourner la tête à toutes les jeunes Américaines. Mais la mayonnaise ne prend pas et Goldwyn commence à devenir hystérique‑: «‑Je vous jure que si cette scène n’est pas la plus belle scène d’amour de l’histoire du cinéma, je jette à l’égout immédiatement toutes les scènes que vous avez déjà tournées‑» tonne-t-il en s’adressant à Vidor qui n’en peut mais. Anna Sten joue de malchance. Le film est un nouveau flop et Goldwyn abandonne l’actrice à son malheureux destin.

Le bon Dr Frenke lui reste néanmoins fidèle, continue à croire en celle qu’il aime démesurément au point de s’improviser lui-même metteur en scène dans Two Who Dared (1936). La star se voit offrir des rôles de plus en plus secondaires malgré les efforts de son époux qui n’hésite pas à produire des films jusqu’en 1962. Anna Sten ne parviendra jamais à vaincre le mauvais sort, mais on la retrouvera de temps à autre dans des émissions de radio et au théâtre. Peut-être voudra-t-elle exorciser sa déception en se consacrant au fil des ans à une nouvelle occupation artistique‑: la peinture. On n’ose pas dire qu’elle se fera sur la toile de son chevalet la réputation qu’elle n’avait pu obtenir sur la toile blanche des salles obscures, mais en tout cas elle vécut jusqu’à la fin de ses jours dans une relative sérénité comme si sa carrière de star programmée puis aussi brutalement déprogrammée n’avait pas eu d’incidences fâcheuses sur son moral. Anna Sten aujourd’hui oubliée des cinéphiles reste néanmoins l’exemple le plus tragique du star-system impitoyable de la grande époque des studios hollywoodiens. Le marketing, on le voit, n’est pas né d’aujourd’hui. Goldwyn, tout grand producteur qu’il fut, jouera de malchance jusqu’au bout en tentant de remplacer Anna Sten par une nouvelle étoile venue du froid‑: la Norvégienne Sigrid Gurie. Pour cette dernière les tambours de la renommée s’éteindront sitôt émis. La condition de star est parfois un chemin de croix.