Giuseppe Bertolucci

Jean A. Gili

Grandi à Parme dans un climat de ferveur intellectuelle, Giuseppe Bertolucci est le fils du poète Attilio Bertolucci et le frère cadet de Bernardo Bertolucci (ils sont nés respectivement en 1941 et en 1947). Giuseppe est très tôt attiré par le cinéma : question d’atavisme culturel – son père ayant été aussi critique cinématographique – ou d’engagement dans un sillon ouvert par son frère ? Il y arrive en tout cas par l’intermédiaire de Bernardo dont il est l’assistant pour La Stratégie de l’araignée en 1969. Par la suite, il en est le coscénariste pour Dernier Tango à Paris (1972), 1900 (1976), La Luna (1979) et le producteur exécutif pour un film tourné à Rome au printemps de 1998. En 1971, il collabore au moyen métrage I poveri muoiono prima. En 1972, dans le cadre d’un programme expérimental de la télévision italienne, il tourne son vrai premier film, Andare e venire, un mélange de fiction et de documentaire réalisé déjà dans un des lieux emblématiques de tout son cinéma, une gare. Il réalise ensuite sur le plateau de 1900 un portrait du metteur en scène au travail, ABCinema, un regard fasciné sur l’énorme machine cinéma mise en place pour un des films italiens les plus marquants de la décennie (Gianni Amelio réalisera lui-aussi un film sur ce tournage d’exception, Bertolucci secondo il cinema). Toujours dans le domaine du documentaire, il filme le festival de la Jeunesse communiste italienne à Rimini en juillet 1976, Se non è ancora le felicità, en essayant de cerner les débats sur la violence et la drogue et en laissant de côté les aspects ludiques de la manifestation.

Giuseppe Bertolucci aborde le long métrage de fiction avec Berlinguer ti voglio bene en 1977, film dans lequel il révèle le talent explosif de Roberto Benigni, acteur dont les délires verbaux et les monologues satiriques deviennent vite une référence dans le panorama d’un nouveau type de comédie italienne. A ses côtés, Bertolucci introduit une des figures de légende du cinéma italien, une actrice à laquelle il fera appel à de nombreuses reprises, Alida Valli : « Pour moi, Alida Valli – note le metteur en scène – est une sorte de personnage totem qui incarne l’essence de l’actrice. Elle est tombée amoureuse du film et s’y est jetée la tête la première, travaillant pour deux lires et interprétant ce personnage de mère fondamentale et paysanne sans créer aucun problème ». Quant à Roberto Benigni, Bertolucci le dirige à nouveau dans Tutto Benigni (1986), une sorte de grand reportage sur une tournée estivale du comédien sur les places des villes italiennes, puis il poursuit sa collaboration avec le comique toscan en participant à l’écriture de scénarios mis en scène par Benigni lui-même, Tu mi turbi en 1983, Non ci resta che piangere (co-réal. Massimo Troisi) en 1984, Il piccolo diavolo (Le Petit Diable) en 1988.

En 1979, Oggetti smarriti élargit l’audience de Giuseppe Bertolucci – le film sort en France sous le titre Une femme italienne – et l’engage dans la voie d’un cinéma exigeant dans l’analyse de la psychologie féminine et des dérives comportementales à la frontière entre la normalité et la folie. Tourné pour l’essentiel dans la gare « babylonienne » de Milan avec une Mariangela Melato et un Bruno Ganz au sommet de leur art (on y voit aussi une débutante prometteuse, Laura Morante), le film révèle un Bertolucci pleinement maître de ses moyens expressifs, un grand cinéaste au travail : « En tournant le film, j’étais pris d’une sorte d’exaltation pour le plaisir d’être au milieu de la foule de la gare, pour l’imprévu dû aux rencontres avec les gens ».

Tournant le dos à la fiction et choisissant une voie à la recherche de nouvelles expériences, Giuseppe réalise une sorte d’appendice à Oggetti smarriti avec Panni sporchi (1980), un documentaire commandité par le parti communiste sur les marginaux qui peuplent la gare de Milan, « un exemple de cinéma anthropologique avec l’auto-mise en scène des exclus de la gare au moment d’être filmés ». Il enchaîne avec Effetti personali (1983), enquête et repérage sur les lieux de tournage de quelques films célèbres réalisés en Emilie-Romagne (Ossessione, Paisà, Il grido, I vitelloni, I pugni in tasca, Prima della rivoluzione), puis avec Il perchè e il percome (1988) sur les jeunes d’une communauté thérapeutique replacée dans son environnement. Dans cette réalisation, il choisit un ton assez froid pour représenter le phénomène abordé.

En 1985, Bertolucci signe Segreti segreti, un de ses meilleurs films, une des rares entreprises qui ait choisi d’évoquer les années de plomb – le terrorisme en Italie, la stratégie de la tension – non tant dans l’analyse de leurs causes que dans la mise en scène dramatique de leurs effets sur les individus. Avec un kaléidoscope de comédiennes (Lina Sastri, Rossana Podestà, Giulia Boschi, Alida Valli, Stefania Sandrelli, Lea Massari, Mariangela Melato), le cinéaste cerne un des traumatismes les plus graves de la société italienne contemporaine en renonçant à une quelconque « certitude analytique ou idéologique ». Sur la voie de la fiction, Bertolucci enchaîne avec trois films très personnels Strana la vita (1987), un étrange récit mettant en scène un psychiatre confronté à quatre femmes, I camelli (1988), une comédie aux résonances amères où « les personnages – souligne le cinéaste – n’ont aucune racine, privés de mémoire historique et de passé, traversant un paysage provincial dorénavant dégradé sur le plan de l’urbanisme et sur le plan culturel », Amori in corso (1989), un marivaudage au féminin tourné dans une campagne parmesane en écho à des racines familiales dans lequel il exprime toute son attirance pour un travail d’orfèvre appliqué aux acteurs.

Ralentissant son travail, Bertolucci – après avoir participé au film composé de cinq récits écrit par Tonino Guerra, Le Dimanche de préférence, dans lequel il retrouve Bruno Ganz et dirige dans un bref épisode Jean-Hugues Anglade – réalise en 1991 une grande fiction de près de trois heures pour la télévision, Una vita in gioco, dans lequel il dirige à nouveau Mariangela Melato et où il donne un rôle admirable d’ancienne résistante communiste à Alida Valli. Confirmant son goût pour les actrices poussées jusqu’à l’extrême de leur capacité interprétative et pour les structures narratives expérimentales, il confie treize rôles – une sorte de one woman show – à Sabina Guzzanti dans Troppo sole (1994) dont le titre est un jeu de mot entre « trop de soleil » et « trop de solitude » pour exprimer les facettes – entre dépression et exaltation – d’une singulière personnalité féminine.

Giuseppe Bertolucci, cinéaste exigeant dont les films marquent le désir d’explorer toutes les possibilités du langage cinématographique, est presque totalement inconnu en France (un seul film distribué de ce côté-ci des Alpes). Son identité, un peu dans l’ombre de son frère, est marquée par la profonde originalité d’un homme ayant choisi de s’exprimer dans les marges et de payer sa liberté créatrice par une médiocre reconnaissance internationale ; mais dans cette discrétion même, il trouve sans doute la possibilité de demeurer en harmonie avec l’idée qu’il se fait du cinéma et de la création.