F.J. Ossang

Jean-Paul Gorce

« Aide-Mémoire pour l’Histoire du Cinéma
1902 Le Voyage dans la lune 1920 Le Cabinet du docteur Caligari 1924 Entr’acte 1926 le Cuirassé Potemkine 1928 Un chien andalou 1931 Les Lumières de la ville 1952 Création de l’I.S. 1956 Naissance de F.J. Ossang 1967 La société du spectacle 1977 Caméras Silens Stammheim 1978 Oeuvres cinématographiques complètes de Guy Ernest Debord »

Cet inventaire historique est martelé calmement en voix-off sur un plan de la façade du cinéma George V à Paris dans le premier court-métrage de F. J. Ossang La dernière énigme.

Le générique écrit : « Tourné le 18 février 1982 avec deux bobines de 16mm Kodak Double X, il est librement inspiré du texte Del terrorismo e dello stato (La teoria e la pratica del terrorismo per la prima volta divulgate) de Gianfranco Sanguinetti ». Le film réalisé, à l’arrivée de F.J. Ossang à l’I.D.H.E.C., est le fruit d’un mal-entendu. La direction de l’Ecole demandait à ses élèves de faire en un jour un « film-trac » (un rite d’initiation afin de conjurer la peur supposée -le trac- devant le fait de prendre la caméra pour la première fois). L’apprenti-cinéaste, quant à lui, entend « film-tract », s’en étonne un peu mais y va – de très bon coeur (il n’a pas à se forcer la tête et les tripes !) – à fond la caisse. De ce lapsus de l’écoute naît La dernière énigme, d’un style quelque peu Godard tendance Gai savoir/Groupe Dziga Vertov, où sur un fond de voitures sur le périphérique, d’Arc de triomphe et de fusillades de jeunes gens aux yeux bandés, se heurtent discours terroristes et dénonciations du terrorisme d’Etat. Mais que vient donc faire cet « Aide-Mémoire pour l’Histoire du Cinéma » dans cette galère de l’extrémisme politique ?

« 1956 Naissance de F.J. Ossang ». Le propos est péremptoire et la modestie n’en étouffe pas l’auteur. Mais plutôt que d’y entendre l’expression d’une prétention juvénile, il n’est pas sans intérêt d’observer en quelle étrange compagnie le cinéaste se voit débarquer dans l’histoire du cinéma. Les quartiers de noblesse artistique des premiers noms et titres convoqués (Méliès, Wiene, Clair-Picabia, Eisenstein, Bunuel, Chaplin) ne sont plus depuis longtemps sujets à caution : cela a même un côté franchement académique. En revanche ce qui est surprenant, c’est qu’ils sont seuls et que le cinéma s’arrête donc à l’arrivée du parlant avec Les lumières de la ville. Quel sens cela peut-il avoir en 1982 de tirer un trait sur cinquante années qui ont vu un passage du classique au moderne, Hollywood, le Néo-réalisme, la Nouvelle Vague, etc. car si le cinéaste-Debord est par la suite cité, il l’est en tant qu’écrivain ? Aucun sens à l’évidence.

Pourtant ce qui est insensé (débile) au regard de l’Histoire du Cinéma prend une toute autre valeur au regard de l’histoire personnelle d’une démarche de création.

Flashback. A l’origine il y a l’écriture : de l’adolescence à aujourd’hui elle ne l’a pas quitté. Jamais du côté du romanesque, toujours du côté d’une expression poétique charriant, dans le torrent d’un lyrisme auquel on aurait scié les élans, des histoires improbables ou impossibles d’absurde, de destruction et de mort : Le Berlinterné (76), Les guerres polaires (84), Génération néant (93), Au bord de l’Aurore (94)… les titres parlent d’eux-mêmes. Il y a aussi la création de la revue CEE qui en co-édition avec Christian Bourgois publie notamment de 1977 à 1979 des textes de Burroughs, Rodanski… Durant cette même période, un nouvel espace de création s’ouvre : la musique. Là où nous dirions « rock’n roll », il préfère parler de « noise’n roll » – histoire de pointer une riposte à la confusion assourdissante du monde. Du premier groupe DDP (traduction : De la Destruction Pure) au second, créé à Toulouse en 1980, MKB -Fraction Provisoire (traduction Messageros Killer Boy mais aussi référence à Stammheim et à la Fraction Armée Rouge allemande), l’esprit reste le même : somme toute pourquoi ne pas hurler les textes du « No future » sur le vacarme speedé des instruments !

Retour en 1982. Il est dans l’écriture, il est dans la musique. Manque l’image et il la choisit – c’est un goût d’époque autant que de personne – cinématographique. Mais à l’encontre de certains aînés (pour aller vite : Godard and Co) pour qui « voir des films » suffit pour « en faire », il prend le parti de retourner à l’école : il ne fait pas partie de la génération TOUT-CINEMA. Il choisit la plus prestigieuse (l’IDHEC) et s’y comporte en (bon ?) élève qui veut tout apprendre, pour s’y heurter, des images en mouvement.

Depuis (et à l’exception de) son premier court métrage d’entrée à l’Ecole, les films de F.J. Ossang sont le produit de cet « atelier » du Muet : il ne fait pas référence, il ne cite pas, il investit une forme qui a connu son apogée dans les années 20. Le cadre, la lumière et le montage sont travaillés à partir de cette base grammaticale et rhétorique. Les figures de l’ouverture/fermeture de l’iris, du gros plan, de l’intertitre par exemple sont permanentes. L’invention consiste à les « téléporter » dans le dispositif technique contemporain : comment faire passer le gros-plan muet au format 1.33 en format scope (Le Trésor des îles chiennes) ? comment ré-introduire de la couleur là où l’original (le négatif) était noir et blanc (Docteur Chance est passionnant en tant que film en couleurs trouvant diverses formes de coloration des pellicules positives des années 1920) ?

Impulsant ce retour au Muet, la Littérature et la Musique n’en sortent pas indemnes. La première s’affirme certes dans la pratique de l’intertitre de manière évidente mais elle trouve un autre usage dans la bande-paroles des films où elle produit par son accentuation « Littéraire » le même effet d’étrangeté expressive que les visages extatiques de certains acteurs du cinéma des années 20. Quant à la seconde, qui fut la souveraine de l’art du montage de cet âge d’or, elle doit se plier, aller à son Canossa : les films de F.J. Ossang ne sont pas les ciné-clips de M.K.B.-Fraction Provisoire, ils n’obéissent pas au rythme du groupe. Elle n’a pas non plus une fonction illustrative. Elle vient se frotter aux images et aux textes.

Ce qui fait du cinéma de F.J. Ossang un cinéma de poésie, c’est le risque qui y est pris dans le montage de ces trois blocs d’hétérogénéité que sont le muet, le rock et la littérature. Pour que le cocktail (Molotov, bien sûr) atteigne sa cible, il faut qu’il ne vous explose pas d’abord entre les mains : l’émotion est à ce prix.

Par ailleurs, on peut aussi lire dans cet « Aide-Mémoire » tout ce qui fait la substance des films : le voyage, l’aventure, le fantastique, l’onirisme, la révolte, la subversion, le terrorisme… De Méliès à Stammheim, tout y est déjà. Mais c’est le privilège du spectateur de découvrir et de goûter au fil de l’oeuvre les modalités d’émergence de ces figures sur lesquelles d’autres – Frédéric Strauss, Vincent Ostria par exemple – ont superbement écrit.