Agnès Varda

Bernard Bastide

Quand je pense à Agnès Varda cinéaste, c’est l’image d’une femme marchant sur la route qui s’impose à moi. Une route qui est déjà longue de plus de quarante ans de cinéma, balisée par deux bornes-repères d’une création féconde et protéiforme qui navigue entre récit classique et patchwork kitsch.

A une extrémité de la route on trouve la blonde Cléo, héroïne de Cléo de 5 à 7, marcheuse des villes, effectuant à travers les rues de Paris un voyage vers son destin. Poupée de luxe, offerte à la convoitise des hommes, Cléo la chanteuse en a assez d’être une déesse sans consistance, une apparence vaine. L’imminence du danger, la peur d’abriter en son sein un cancer qui la ronge, la métamorphose en une autre femme. Dans un geste à la fois théâtral et pour la première fois vraiment sincère, elle arrache sa perruque et s’échappe, envoyant au diable musiciens, servante et amant. Cléo va vers la lumière et s’ouvre au monde. Devenu un être pensant, elle prend le temps d’écouter ce troufion beau parleur et joli coeur qui lui apprend que la vie n’est pas si moche à condition de savoir regarder.

A l’autre extrémité de la route, on trouve Mona, la vagabonde de Sans toit ni loi, marcheuse des champs, image en kaléidoscope d’une marginale qui a refusé d’emboîter le pas à la société de consommation. « Une jeune fille errante meurt de froid : c’est un fait d’hiver » écrivait Varda. C’est aussi le point de départ de son film, sec, hiératique et digne comme les ceps des vignes languedociennes qui lui ont servi de décor.

Une fois la machine à remonter le temps lancée, nous découvrons peu à peu Mona, ce « miroir qui marche sur la route » et reflète ceux qui l’ont un jour croisée. Parfois généreux, d’autres fois radins, serviables mais jusqu’à un certain point, désintéressés, mais jusqu’où ? Leurs témoignages, mis bout à bout, s’efforcent de recomposer l’image de cette morte de froid, SDF avant l’heure. A l’arrivée, pourtant, quelque chose nous échappe. On ne saura jamais qui était vraiment Mona, partie en emportant son secret. Varda est comme ça : elle a toujours eu le goût des puzzles auxquels il manque une pièce.

Ni Cléo, ni Mona, Agnès Varda est une « femme de nulle part », surgi comme un météorite dans le ciel du cinéma français, un beau jour de l’été 1954. La photographe du T. N. P. avait envie d’ajouter des paroles à ses images. Se souvenant de ses lectures (Les palmiers sauvages, de Faulkner) et du décor de son adolescence (la ville de Sète), la cinéaste donnera La Pointe Courte, portrait mêlé d’un couple en crise et de pêcheurs à l’activité menacée. Un essai de « film à lire », dira Varda dans sa présentation ; un film « libre et pur » écrira Bazin qui le montrera à Cannes ; « le premier son de cloche d’un immense carillon » prophétisera Jean de Baroncelli.

Lorsque le carillon résonnera de toutes ses notes, baptisées Truffaut, Chabrol, Godard, et Rohmer, Agnès Varda copinera furtivement avec cette nouvelle vague, seule fille parmi cette bande de garçons des « Cahiers ». « Tous derrière, tous derrière », comme chantait son compatriote Brassens. Et elle devant !

Pour avoir été cet oiseau qui annonçait le renouveau du cinéma français, certains l’affubleront du titre de « grand-mère de la Nouvelle Vague », d’autres du titre de chef de file d’une left bank (rive gauche) qui réunirait Resnais, Marker et Gatti. Mais, inclassable parmi les inclassables, marginale s’il en est, Varda ne sera jamais où on l’attendait. La grand-mère ne sera jamais la mamie-gâteau de la profession, ni le chef de file de personne. La pérennité de son oeuvre, il faut la chercher ailleurs. Peut-être dans ce simple constat : aujourd’hui, quand une femme sort un film, on parle de l’oeuvre, et non du fait que c’est une femme qui l’a réalisée. Faisant fi des modes et des courants dominants, Varda a toujours alterné films nés d’une inspiration personnelle (L’Opéra Mouffe, sous-titré Carnet de notes d’une femme enceinte) et films de commande (Du côté de la côte, T’as de beaux escaliers… tu sais), courts et longs métrages, oeuvres de télévision (Nausicaa, L’Univers de Jacques Demy) et de cinéma, avec des durées variant entre une minute (la série Une minute pour une image) et près de deux heures (Lions Love), nourrissant ses fictions d’une observation aiguë des êtres (Sans toit ni loi), bâtissant des documentaires subjectifs (Daguerréotypes, Ulysse) avec le même soin artisanal que ses fictions (Le Bonheur, Kung-fu master).

La force de Varda aura aussi été de saisir très tôt que l’indépendance artistique passe par l’autonomie financière. Nécessité faisant loi, La Pointe Courte est financé par Tamaris-Films, une coopérative créée pour l’occasion avec les comédiens et techniciens du film en participation. Et si Pierre Braunberger, Anatole Dauman et Mag Bodard produisent ses films « nouvelle vague », Varda s’échappe bientôt vers d’autres rivages : elle crée Ciné-Tamaris, une société de production avec salles de montage, bureaux… et chats dormant sur les Macintosh ! C’est la « fabrique Varda », un artisanat cinématographique où le « fait main » et le « fait maison » s’entêtent à perdurer, contre vents et marées.

Liberté, subjectivité, diversité semblent donc les maîtres mots d’une oeuvre vagabonde qui conduira Agnès Varda sur les routes de Cuba (Salut les cubains), de Californie (Oncle Yanco, Black Panthers, etc.)… ou de France !

Liberté de ce regard frondeur et d’une acuité jamais émoussée qui esquissera quelques-uns des plus beaux portraits de femmes du cinéma français : Elle dans La Pointe Courte, Cléo dans Cléo de 5 à 7, Elsa Triolet dans Elsa la rose, Pomme et Suzanne dans L’Une chante l’autre pas, Mona dans Sans toit ni loi, Jane Birkin dans Jane B. par Agnès V.. Subjectivité d’une femme qui parvient, sans impudeur, à parler de la grossesse (L’Opéra-Mouffe), de l’adultère (Le Bonheur), de la complexité des rapports amoureux (Les Créatures), puis évoque Jacques Demy-l’homme de sa vie au fil d’une trilogie amoureuse qui va de Jacquot de Nantes à L’Univers de Jacques Demy, en passant par Les Demoiselles ont eu 25 ans.

Diversité enfin de cette trentaine de films dont aucun ne ressemble au précédent, mais qu’unit un même regard porté sur le monde.

Même Les Cent et une nuits, destiné à célébrer le centenaire du cinéma, réussira à ne pas être le film que l’on attendait. Dynamitant la commande originelle, Varda invente un personnage de centenaire mythomane, gâtisant et concupiscent, entouré de neveux pique-sous. Elle signe là une oeuvre bruissante et brouillonne, impure et iconoclaste, mais où affleure la sincérité. Sous le déluge de citations et de références qui fusent, pas de doute, Varda est bien là. Elle est là avec son mépris des commémorations lénifiantes, son angoisse du vide et du silence, mais aussi son espoir dans une génération nouvelle qui inventera le cinéma de demain.

Quand je pense à Agnès Varda cinéaste, je vois une femme qui n’a jamais cessé d’avancer, de chercher, de se remettre en question.

Agnès Varda ou le mouvement perpétuel.