Goran Paskaljevic

Ron Holloway

Au cours des trois dernières décennies, mes activités m’ont régulièrement conduit dans les diverses républiques de Yougoslavie. J’y ai fait la connaissance de nombreux cinéastes talentueux. Un de ces réalisateurs est devenu pour moi plus qu’une simple connaissance de passage, c’est Goran Paskaljević.

Il reconnaît avoir été formé par le cinéma de De Sica et de Cesare Zavattini. Le Voleur de bicyclette était son film favori à l’époque où, jeune spectateur, il fréquentait les salles de cinéma. S’il y avait une leçon à tirer du néo-réalisme italien, ce serait le pouvoir qu’un acteur non professionnel peut exercer sur un scénario et la magie qu’il peut créer sur un écran de cinéma. Cette leçon a été très tôt apprise par notre jeune réalisateur belgradois qui a étudié à la FAMU, l’école de cinéma de Prague, dans la classe de Elmar Klos, avec Markovic, Karanovic, Zafranovic, Grlic et quelques années plus tard, Kusturica.

Un an après son arrivée à la FAMU, Goran Paskaljević s’est trouvé en première ligne pour assister à l’agonie de Prague envahie par les chars soviétiques et les troupes du Pacte de Varsovie. Mais, il fut aussi témoin de la résistance des intellectuels tchèques et slovaques et découvrit les critères esthétiques qui régissaient en 1968-69 la création de films dans les studios de Barrandov et qui surpassaient et couronnaient les réalisations antérieures des cinéastes de la Nouvelle Vague. Qui plus est, et tout à son crédit, Goran Paskaljević participa lui-même à ce remarquable élan de création en tournant un film d’étudiant à la FAMU – un documentaire de douze minutes intitulé Monsieur Hrstka (Pan Hrstka, 1969) – qui fut interdit, tout comme une douzaine d’autres films.

Invité au Festival du Court Métrage d’Oberhausen et comprenant qu’accepter pourrait entraîner son expulsion de la FAMU – parce que la nouvelle direction de l’école était sur le point d’interdire son film considéré comme « offensant pour le système socialiste et néfaste pour l’ordre social » – Paskaljević a, contre sa volonté, repoussé l’offre. Monsieur Hrstka avait toutefois été vu par quelques personnes importantes dans la communauté cinématographique de Prague, et Goran Paskaljević s’est retrouvé du jour au lendemain, admis dans les rangs des réalisateurs de la Nouvelle Vague comme Forman, Menzel et Chytilova.

« Tout art est une révolte contre la destinée humaine », a affirmé André Malraux. Trop souvent, nous oublions que la révolte est l’essence même de l’art. Observez les personnages des films de Goran Paskaljević, et l’affirmation de Malraux prendra tout son sens. Ses « héros » sont des ratés, des êtres rejetés, des pauvres, des jeunes et des vieux, des exclus, des hommes en marge de la société qui luttent pour se surpasser alors que tout est contre eux. Tout comme Antonio dans Le Voleur de bicyclette de De Sica, qui passe un dimanche désespéré à la recherche d’un moyen de subsistance, ses héros sont le plus souvent des hommes chaleureux, sympathiques et accrocheurs.

Pourquoi… Et les jours passent a-t-il rempli les salles de cinéma yougoslaves bien que n’y apparaisse aucun nom d’acteur connu, pourquoi L’Amérique des autres a-t-il été proclamé l’un des meilleurs films sur le melting pot américain ; c’est en cela que réside le secret d’un réalisateur de films doué d’un remarquable talent. Nous ne pouvont pas percer ce secret. Nous ne pouvons que l’admirer.

Les réalisateurs ayant le don et le talent de faire simultanément rire et pleurer le public se comptent sur les doigts d’une main. Frank Capra était l’un d’eux. Vittorio De Sica en était un autre. C’est aussi le cas de Goran Paskaljević.

Certes, il n’a fait qu’une dizaine de films qui n’ont été vus que par un public restreint de par le monde. Il n’empêche que certains d’entre eux sont absolument inoubliables ! Nul autre qu’Andreï Tarkovski, maître s’il en est dans l’art de la mise en scène, a repris la séquence d’introduction du premier film de fiction de Paskaljević, Un Gardien de plage en hiver (1976), pour la donner en exemple aux étudiants de l’école de cinéma de Moscou.

Si vous désirez apprendre quelque chose sur son style narratif visionnaire, et savoir pourquoi il est aujourd’hui un des rares réalisateurs au monde qui n’hésite pas à « embrasser l’ensemble de l’humanité », regardez attentivement la scène du « vol-retour à la maison » dans L’Amérique des autres. Tout d’abord vous riez, puis vous pleurez, pour finalement refouler toutes vos émotions – tout comme le ferait n’importe quel fils aimant qui tenterait d’exaucer le dernier voeu d’une mère désirant revoir son village avant de mourir… La façon de « regarder » d’un John Ford, celle d' »observer » d’un Ozu apporte une réponse possible à la question de savoir pourquoi le cinéma de Paskaljević est aussi populaire auprès du public de New York que de celui de Belgrade. Il « dirige » moins les acteurs, professionnels ou non, qu’il n' »écoute » ce qu’ils ont à dire et « observe » la façon dont ils s’expriment instinctivement.

Ceci, il est vrai, ne conduit pas toujours à la finalité d’une histoire. Toutefois, pourquoi un film ne pourrait-il pas s’arrêter au milieu d’un rêve ? Un chien, sauter dans un train qui ne va nulle part ? Un fou alcoolique, se trouver à la tête d’une clinique dans Traitement spécial ? La vie elle-même est une suite d’absurdités, d’espoirs insatisfaits de mythes démocratiques ; elle est peuplée d’idiots et de charlatans. « J’ai une grande confiance dans les idiots », a déclaré Edgar Poe, « mes amis appellent cela de la confiance en soi ». Goran Paskaljević connaît très bien ses personnages et perçoit leurs faiblesses de façon quasi-instinctive, car il reconnaît quelque chose de lui-même dans leur instabilité.

Il aura fallu de nombreuses années avant que le monde occidental ne reconnaisse Ozu.

Les films populaires passent toujours difficilement dans la presse. Qu’importe : le public a une façon de corriger lui-même nos erreurs, d’entrouvrir une porte, de nous faire rire ou pleurer, nous, les critiques, contre notre volonté et notre jugement.

Goran Paskaljević est un cinéaste apprécié, sinon aimé par le public. Les spectateurs se retrouvent en partie dans ses films. Ils ressentent par procuration le drame naturel de la vraie vie. Que peut-on demander de plus à un metteur en scène ?

(Ron Holloway, critique américain, écrit dans Hollywood Reporter et Variety. Ce texte est extrait de son livre Goran Paskaljević, la tragi-comédie humaine.)