Robert Siodmak

Hervé Dumont

Robert Siodmak, cinéaste allemand d’origine polonaise – né à Dresde, naturalisé américain et décédé en Suisse – a tourné une soixantaine de films en Allemagne, en France, aux États-Unis et, épisodiquement, en Italie, en Grande Bretagne et en Roumanie. Son oeuvre s’étend du cinéma muet d’avant-garde au superspectacle en Cinérama. Une existence liée indissociablement à un moment déterminant de l’évolution du septième art, et plusieurs de ses films, Les Hommes le dimanche, Les Tueurs, Deux mains la nuit, sont aujourd’hui devenus des « classiques ».

Au premier abord, les films de Siodmak se veulent un témoignage lucide, souvent sardonique, de leur époque, dont ils éclairent les insuffisances, les interrogations, les angoisses. Siodmak s’est sans cesse évertué à dénoncer le trompe-l’oeil d’un monde qui vit du mensonge, qui se ment à lui-même comme aux autres. En fustigeant l’honorabilité contraignante de la petite-bourgeoisie allemande, française ou belge, le cosmopolitisme faisandé des cercles mondains, les traditions puritaines de la Nouvelle-Angleterre ou « l’ordre nouveau » du Troisième Reich, Siodmak a sciemment confectionné une série de films-baromètres, des bandes qui livrent la « température psychologique » de l’époque. L’homme y apparaît foncièrement seul dans un univers déboussolé, ses sentiments sont plus ambigus qu’il ne veut (ou ne peut) l’admettre, et les valeurs morales honteusement travesties, quand elles ne sont pas de simples alibis. Dès lors, ses films doivent être vus comme des constats : ils montrent, sans analyser ni expliquer. Il y a comme un seuil infranchissable, peut-être non intentionnel, et qui contribue à prolonger cette impression de désenchantement et de frustration véhiculée par les images. Au spectateur d’être sensible à leur parfum et d’en saisir les coordonnées secrètes. La façon incisive de montrer ce qu’il ressent dénote évidemment chez Siodmak une implication très profonde. On peut lire dans sa vision amère de la nature humaine toute l’impuissance de l’artiste face à ce constat. Car Siodmak ne réclame pas le droit à la lucidité pour agir en conséquence, mais le droit à la lucidité pour elle-même. A travers l’impuissance de ses personnages confrontés aux pressions castratrices de la société ou aux pulsions inavouables que celle-ci a engendré en eux, Siodmak jouit du spectacle masochiste de sa propre paralysie. Les mécanismes de l’oppression apparaissent en filigrane, un peu malgré lui, dans un flux d’images synthétiques, mais la prise de conscience, le discernement dynamique et salvateur n’ont pas lieu.

Et pour cause : cette impuissance relevée de film en film avec désespoir, rage au coeur, faux détachement ou éclat de rire sarcastique, marque ses limites ; elle explique peut-être aussi un vague sentiment d’inachevé, de privation ressenti à la vision de plusieurs de ses ouvrages. Ce facteur, qui s’intègre fort bien aux singularités du « film noir », est lié à la nature intime du cinéaste, et par conséquent à son univers fantasmatique… Siodmak greffe sur un constat socio-culturel spécifique la transposition d’un certain nombre d’obsessions personnelles. Il faut souligner que Siodmak n’est pas la révélation d’un mode ou d’un genre particulier, mais que les composantes de ses « films noirs » des années quarante ont mis en valeur ce qui préexistait déjà, parfois à l’état embryonnaire, dans ses ouvrages antérieurs. Affirmer, comme l’ont fait certains, qu’aux États-Unis, Siodmak avait gâché son talent en le mettant au service d’un « genre indigne » est proprement absurde : Siodmak a délibérément choisi le cadre et le style qui lui permettaient alors de traduire au mieux ce qui lui tenait à coeur. Dans une industrie férue de compartimentation et de classifications comme l’est l’américaine, seuls le policier et le mélodrame « noir » se prêtaient à ce propos. (Le mélodrame classique nécessite une accentuation sentimentale qui se marie mal avec l’âpreté du réalisateur). Il est par conséquent plus juste de parler, au sujet de sa carrière hollywoodienne, d’une longue série de « films psychologiques à tendance policière »… à défaut d’une autre « tendance ». Ses films européens montrent suffisamment que Siodmak ne se laissait pas enfermer dans une catégorie précise et que n’importe quel cadre pouvait lui convenir – un hôtel de luxe tessinois, le port de Dunkerque, une blanchisserie berlinoise ou les bureaux de la Gestapo – pour peu que ce décor-prétexte l’autorise à développer sa thématique, à exposer ses cas, à illustrer ses conflits d’âme. Siodmak n’a jamais caché son goût pour une esthétique de la redondance. Chez lui, l’image doit « parler », créer une atmosphère signifiante, et, détail révélateur, le cinéaste a, jusqu’à sa mort, considéré le cinéma muet comme « l’apogée du Septième Art » ; l’image s’y suffisait à elle-même.

Or le cachet visuel de ses films offre un enchevêtrement stylistique au diapason de l’implication personnelle : on y décèle une volonté de réprimer les émotions, d’objectiver l’action et, simultanément, de céder, par une débauche d’arabesques bizarres, à la fascination de l’abîme que révèle cette même action. oute l’oeuvre oscille en désordre entre ces deux courants nés d’un curieux amalgame de naturalisme, de « nouvelle objectivité » et d’expressionnisme ; le grotesque ne prête plus à rire quand, sans avertir, il se pare d’oripeaux réalistes : le « Méthusalem » d’Ivan Goll se déguise de temps à autres en simple boutiquier, et Siodmak appuie cette transformation par une fébrilité croissante de l’image. Plus la pathologie prend de place, plus les passions se dérèglent, et plus les ombres portées s’allongent, la caméra se fait reptile, les parois se déplacent subrepticement. Cette tendance, atteint son point culminant à Hollywood, où les sujets abordés s’y prêtent particulièrement.

A ce propos, il est exagéré d’affirmer que Siodmak a introduit l’expressionnisme cinématographique aux États-Unis ; ce serait faire injure à Paul Leni, à Karl Freund et à tant d’autres précurseurs. Mais on pourrait alléguer qu’il l’a dépoussiéré, débarrassé de ses stéréotypes et surtout sorti du ghetto du film d’horreur ; que trop longtemps relégué au bric-à-brac décoratif des Frankenstein de série, il l’a enfin intégré pleinement à sa mise en scène et vivifié par une savante dramaturgie de la lumière. Il ne faut bien sûr pas sous-estimer l’influence d’Orson Welles, mais on objectera que la prédilection de Siodmak pour le « chiaroscuro » violent et les angles recherchés est déjà manifeste dans plusieurs scènes de Stürme der Leidenschaft, de Mister Flow ou de Pièges, par exemple, soit bien avant que Welles ne touche une caméra !

On doit à la vérité de dire que Siodmak s’est attaché au style « noir » au point d’en abuser et, vers la fin de sa carrière, de le réduire à ses procédés. Mais il a presque toujours su animer cette « symbiose » quelque peu excessive par un sens de l’action musclée, charpentée avec adresse, et par un jeu d’acteurs qui reste étonnamment moderne. La mise en scène de Siodmak a cela de paradoxal qu’elle apparaît hautement réfléchie, étudiée avec soin, tout en obéissant à des élans intuitifs que le cinéaste aurait peut-être été incapable de justifier à froid. C’est le privilège de l’artiste. Dans son cas, c’est aussi, une fois encore, sa limite, car ses films présentent occasionnellement un manque de rigueur soutenue et des ruptures de ton inexplicables. Lui-même arguait qu' »un film doit aussi avoir quelque chose d’improvisé. Il ne doit surtout par être parfait mais s’édifier, comme la musique, sur des « tempi » différents ». Il faut bien admettre que cette recherche(?) de l’imperfection, ce refus de la plénitude formelle, ne joue pas nécessairement en défaveur de certains ouvrages, dans la mesure où elle intensifie leur halo d’étrangeté et de délire lyrique.

Siodmak se faisait une très haute idée du cinéma, trop haute ; il jetait un regard lucide, mais sans amertume aucune, sur sa propre carrière. « J’ai fait beaucoup de mauvais films », avouait-il, « mais s’il y a cinq minutes de véritable cinéma dans chacun d’eux, je suis déjà comblé. Aujourd’hui, une bonne partie de la production courante n’est que du théâtre filmé ». On peut se demander avec Patrick Brion si son plus grave défaut n’était pas, en fin de compte, son manque d’ambition. Mais ce manque d’ambition – qui n’exclut pas un extraordinaire talent de conteur – n’était peut-être que le corollaire du rôle, psychanalytiquement fort complexe, que joua sa vocation professionnelle.

De toute manière, s’il est vrai qu’on ne doit pas juger un artiste d’après ses échecs mais d’après ses réussites, Robert Siodmak figure indéniablement parmi les cinéastes importants et singulièrement représentatifs de la première moitié du XXème siècle. Les Hommes le dimanche, Adieu, Le Secret brûlant, Mollenard, Pièges, Les Mains qui tuent, Le Suspect, Deux mains la nuit, Les Tueurs, Pour toi j’ai tué, Les S.S. frappent la nuit et même l’épatant Corsaire rouge ont, en dépit de leur âge, conservé une vigueur percutante. Il méritent tous, à des titres divers, une place de choix dans notre cinémathèque imaginaire.

Extraits de « Robert Siodmak, le maître du film noir » d’Hervé Dumont (1ère édition à l’Age d’homme, puis sortie en poche, Editions Ramsay 1981)