Jacques Rozier, le maître du temps

Emile Breton

Pour parler de Rozier qui « déteste l’autobiographie », comme il l’a dit, on peut partir de Maine Océan, son dernier film. Il impose d’entrée son « tempo », celui d’une danse entre souple ondoiement et ferme démarche vers le but fixé : le rythme même de la danseuse brésilienne que suit la caméra en un très long plan-séquence, dans la cohue de la gare Montparnasse. Une ouverture d’opéra, en somme, une mise en place. Et c’est bien ainsi que le film, au contraire du train dont il porte le nom, va tracer sa voie vers un but jamais perdu de vue, de chemins de traverse en flâneries contemplatives et qu’on passera du glauque confinement d’un train de nuit, territoire réglementé où règne un contrôleur de la SNCF, à la clarté laiteuse d’un petit matin où le même homme, comme vu d’une lunette lointaine, se perd entre sable et mer. Une vie s’est écoulée. Jacques Rozier n’a pas besoin de grands mots pour le dire. Il joue des deux matériaux sur lesquels travaille le cinéma : l’espace, le temps. Espace qui ne cesse de s’élargir, de l’avenue du Maine à Paris jusqu’aux horizons océans. Temps que le cinéaste dilate ou contracte à ses besoins, avançant dans la première moitié du film par brusques ruptures, d’un personnage à l’autre, s’attardant longuement à la fin sur une silhouette fragile, insecte dérisoire et touchant, dans un monde trop grand pour lui. Ainsi est-il dit très simplement que cet être-là, qu’on a connu au début, serré de près dans le train par la caméra, et corseté raide par ses règlements, aura désormais un espace à apprivoiser, avec ses maigres bras à lui, ses longues pattes maladroites. Il est différent. Ou peut-être pas, car son empressement à rejoindre le « 9h26 » sur lequel il doit reprendre son service peut tout aussi bien laisser penser que la casquette de contrôleur a laissé des marques profondes jusqu’à l’intérieur de sa tête. Mais ce n’est pas, au fond, l’affaire de Rozier. Il n’a pas de message impérieux à délivrer. Juste à rendre sennsible, ce qui est proprementl’affaire du cinéaste, le basculement du temps, du minutage précis de la SNCF à l’errance sans loi d’un bateau à l’autre, halètement rythmé d’un moteur marin à deux temps. Un jour se lève, et avec lui, un homme qui peut – ou pas, mais c’est son affaire à lui – avoir changé. Ainsi, à la fin de La Règle du jeu, La Chesnaye se sépare de ses invités dans le petit matin frissonnant qui se lève sur un monde qui ne sera jamais plus ce qu’il fut. Dans un autre temps, un autre lieu, monsieur Hulot soulève une dernière fois son chapeau pour prendre congé de ses vacances, comme, en Géorgie, les musiciens de Pastorale, quittant le village de Géorgie où ils sont arrivés en étranger, y laissent des amis ou, en Nouvelle Angleterre, des feuilles mortes roulant sous la fenêtre de Hannah, l’héroïne de Tout ce que le ciel permet, annoncent la solitude proche, après des rêves que cette femme mûre avait voulus verts.

Comme Renoir, comme Tati, Iosseliani ou Sirk, Rozier est un maître du temps. Michel, le jeune cameraman héros de Adieu Philippine, va embarquer à Marseille pour l’Algérie en guerre où il fera son service militaire. Il dit aux deux filles minaudant avec qui il a passé ses vacances : « Il y a quand même des choses plus importantes que vos histoires de midinettes. » Il n’empêche que c’est justement à ces « histoires de midinettes » que Rozier a très délibérément consacré la plus grande partie de son film. A leurs complicités rieuses, à leur rivalité que deux regards croisés dévoilent, éclairs noirs dans les enlacements joueurs d’un flirt à trois. Plus précisément : ce n’est pas l’importance de la « scène à faire » pour « expliquer » les personnages ou les situations, comme cela se voit dans tant d’autres films, qui commande pour lui la durée d’une séquence, mais la place qu’elle doit prendre dans l’économie générale du film. Jouisseuse paresse des vacances, réactions disproportionnées face à la minceur de l’événement comme dans cette scène du pique-nique sur la plage envahie par les guêpes, tout se passe comme si les trois jeunes gens ne voulaient que faire provision de ces petits riens de la vie de tous les jours qui peupleront le temps à venir, annoncé dès l’entrée du film, le temps du vide, de la séparation. Ou plutôt, car Rozier n’est pas de ces cinéastes à faire dans la psychologie de roman, il est tout à fait évident que celui qui a filmé ces moments-là voulait que le spectateur (prévenu de l’imminence du départ) sache que ce sont justement ces « riens » là qu’il faut savoir vivre, à son pas. Parce qu’ils seront le sel de la mémoire.

Et l’étonnante force émotionnelle de la fin du film, alternant, de plus en plus serrés, les plans du bateau emmenant Michel vers la guerre d’Algérie, et des filles sur les quais à Marseille le regardant partir, vient bien évidemment de ce que, pour le spectateur toujours, ce moment-là de cinéma, comme haché de larmes retenues, est habité du temps étiré des vacances qui le précéda et où l’insignifiant du quotidien prend dès lors la place que lui avait d’entrée assignée le maître du jeu, ce maître du temps qu’est le cinéaste : « Tu te souviens, des guêpes, de cette peur qu’on a eue ? » Où l’on revient à cette fin de Maine Océan, elle aussi à « lire » dans une continuité. Où l’on revient au temps qui passe, au temps propre d’un film. Voilà bien le paradoxe, avec Jacques Rozier : rien de plus élaboré, de plus « tenu » que ces films d’apparence glandeuse. Ce dilettante est un rigoriste, qui ne laisse rien au hasard dans une construction. Encore qu’il aime bien essayer de faire croire le contraire : que ça vient comme ça, tout seul. Ainsi écrit-il à propos de Maine Océan (1) : « C’est un film qui m’a complètement échappé… Pour la fin, j’avais imaginé une séquence boulevardière. Et puis j’ai tourné un plan où il ne se passait rien, le contrôleur était en train de marcher sur un banc de sable au loin. je trouvais ça vide. Et puis on a ajouté un thème musical dessus et ça a pris une signification. Et, dans l’esprit du public, dans ma propre analyse a posteriori, cette fin prend une allure symbolique, une sorte de regard poétique. » On pourrait croire, à s’en tenir à ces quelques mots que tout, dans cette pourtant si subtile construction, n’est que produit du hasard. Aussi vaut-il mieux lire attentivement la suite : « Le décalage par rapport à la réalité, dit-il, est venu comme ça, au montage, parce que le regard est plus proche du spectateur que de l’auteur à ce moment-là. C’est assez difficile de décharger sa mémoire pour parvenir à ça. Parce qu’il faut recharger son oeil, regarder autrement. » Difficile. C’est le mot qu’il arrive à lâcher, quand même. François Truffaut, qui avait alors trois longs métrages, déjà, derrière lui et savait donc de quoi il parlait, a écrit en 1963 à propos de Adieu Philippine : « Vous ne trouverez aucun « moment poétique » car le film entier n’est qu’un poème ininterrompu. La poésie, dans ce film, ne devait pas être visible aux projections de rushes car elle naît d’une somme d’accords parfaits entre les images et les mots, les bruits et la musique. »

L’accord parfait. En peinture comme en musique, c’est celui que trouvent les plus grands, ceux qui ont l’élégance de faire croire qu’ils n’ont même pas eu à le chercher. C’est bien de cela qu’il s’agit, avec Jacques Rozier. N’avoir évoqué ici que le premier et le dernier de ses films est bien sûr une invite à voir les autres, longs ou courts, et les émissions de télévision, du même oeil attentif. « Rechargé », comme il dit.

(1) Dans « Retour vers le réel », textes et entretiens publiés à l’occasion de la manifestation « Vive le cinéma français » organisée en 1994 en Seine-Saint-Denis.