Maciste, le bon géant

Vittorio Martinelli

Il est très probable que le nom de Bartolomeo Pagano ne dise pas grand chose au public d’aujourd’hui, mais celui-ci connait Maciste, pseudonyme qui est resté à cet ex-travailleur du port de Gênes, après qu’il eut interprété ce personnage dans le film Cabiria (1914) de Giovanni Pastrone.

Le “bon géant” devint célèbre du jour au lendemain, le 18 avril 1914, après la première triomphale du film à Turin. Cabiria est un des films qui ont marqué un tournant dans l’histoire du spectacle cinématographique. Tiré d’un roman mineur de Emilio Salgari (Carthage en flammes)- ce que Pastrone a toujours nié, l’attribuant au génie de Gabriele d’Annunzio, alors que le célèbre écrivain s’était limité à la correction des didascalies ampoulées écrites par l’ultra-d’annunzien Pastrone et à la suggestion de quelques noms, parmi lesquels Maciste, “affranchi” du preux pays des Marses – Cabiria fut un spectacle grandiose, par le soin de sa réalisation, pour ses innovations techniques, pour le faste des scènes de bravoure, grâce aux effets spéciaux de Segundo de Chomon et – pourquoi le nier – grâce à la sympathie émanant de ce gigantesque Maciste qui brisait ses chaînes, éliminait ses ennemis sans effort, sauvant l’aventureuse Cabiria des nombreux pièges qui parsemaient son chemin.

Qui était donc ce joyeux redresseur de tort apparaissant pour la première fois sur les écrans ? Donnons la parole à ce même Pastrone, dans une interview à l’hebdomadaire “Film” en 1938 : …”L’invention de Maciste fut plutôt difficile ; il nous fallait un géant à l’aspect cordial et sympathique, pas terrifiant comme tous les géants de la tradition. Je me suis fait envoyer de Paris les photos des athlètes qui avaient participé aux épreuves de lutte des Jeux Olympiques. Rien à faire : l’aspect extérieur était trop important, leurs visages cruels, ils se montraient trop excessivement convaincus de leurs propres possibilités musculaires; et puis ils étaient trop “académiques”. J’orientai alors mes recherches dans une autre direction, lançant des rabatteurs, et très vite m’arrivèrent les premières fiches signalétiques accompagnées de photographies. Un pompier de Milan, à la mine rassurrante et ouverte, mais un peu “patronage”, alors que j’avais besoin d’un primitif. Un porteur de Trieste aurait pu être le personnage idéal, mais il buvait : à long terme on n’aurait pas pu compter sur lui. Refusé. Finalement, de Gênes, m’arriva le signalement d’un « camallo » (docker) du port. Il s’appelait Bartolomeo Pagano, bon gars, force exceptionnelle, et, possédant une magnifique dentition, il savait sourire d’une manière lumineuse. Et un type d’une effrayante ignorance. L’idéal… Je l’ai engagé tout de suite…”

Ça, c’est la version Pastrone. En réalité, Pagano est tout sauf un “brave gars”. Quand Luigi Romano Borgnetto et Domenico Gambino, tous deux collaborateurs fidèles de Pastrone, rencontrent pour la première fois l’hercule gênois, Pagano est un homme âgé de trente- six ans qui, certes, avait été docker, mais, avec les années était monté en grade et était devenu chef des expéditions. Néanmoins, en dehors de ses attributions, il ne rechignait pourtant pas au manuel, comme transporter quelque énorme ballot, ou aiguillonner un paresseux. Bartolomeo, « Baciccia » pour les amis, avait même posé pour le monument qui, sur le môle de la Lanterne, rend encore hommage aujourd’hui aux victimes de la mer.

En bon gênois, il avait refusé les cinq cents lires offertes par Borgnetto et Gambino pour tourner le film, et avait obtenu un contrat de six mois à six cents lires par mois. Ce n’était certainement pas un simple d’esprit… C’est ainsi que Pagano devint Maciste. Pastrone, qui ne s’attendait pas à une affirmation aussi rapide et éclatante du personnage – pour rentabiliser son salaire, il l’avait confié, pendant les pauses du tournage de Cabiria, à André Deed pour que celui-ci l’utilise dans un rôle de policier corpulent et maladroit, “à la Keystone Cop”, dans Cretinetti e gli stivali del brasiliano – à peine s’aperçut-il qu’il avait sous contrat une vraie mine d’or, se mit au travail et, à toute vitesse, inventa une histoire (qu’il laissa diriger ensuite au français Vincent (Vincenzo) Denizot, alors très actif à l’Itala ), dans laquelle une riche jeune fille, manipulée par un tuteur perfide qui voulait la déposséder de son patrimoine, allait voir le film Cabiria avec Maciste en action, et comprenait que, seul, le géant du film pourrait la libérer de l’insidieux coquin : alors elle décidait d’aller à l’Itala et, à peine le colosse au courant de l’histoire, le voilà qui entrait en action dans le rôle du redresseur de torts, remettant, à sa manière, les choses à leur place.

Le film s’intitula Maciste, premier d’une interminable série d’autres aventures qui divertirent le public et obtinrent la bienveillance de la critique, volontiers acquise à la sympathie du héros et ne prêtant pas trop attention à la naïveté des trames romanesques. Maciste sortit sur tous les écrans en 1915, qui est aussi l’année pendant laquelle, enfreignant la non-belligérance, l’Italie entra en guerre. Et le cinéma avec elle.

Maciste alpino (1916) fut la contribution la plus appréciée que la cinématographie turinoise offrit à un public qui ne savait pas encore ce que signifiait d’être entré dans cet énorme massacre. Le film commence en montrant une équipe de l’Itala qui tourne des extérieurs dans un petit village autrichien de la frontière: la guerre éclate, et les cinéastes sont emprisonnés, mais pas pour longtemps, parce que Maciste arrange la situation, à l’aide de “bruyants” coups de poing et de coups de pied pareillement puissants dans le derrière.

La joyeuse hardiesse du Maciste chasseur alpin souleva des vagues d’enthousiasme patriotique dans un public qui exultait au vu des rodomontades du populaire acteur en gris-vert, croyant que la guerre, dans les tranchées du « Carso », pouvait se résumer à un énergique échange d’uppercuts. Et il n’est pas paradoxal d’affirmer cela car la censure intervint en coupant plusieurs scènes du film, pour atténuer les excessives fanfaronnades du héros.

De toute façon, revu aujourd’hui, Maciste alpino est un film très jouissif, et il faut juste rappeler que les soldats autrichiens, qui prenaient les coups de notre héros, à commencer par le célèbre Fido Schirron, étaient d’habiles saltimbanques capables de sauts et de cabrioles proprement hyperboliques.

Ce qui s’ensuivit fut évidemment de l’ordre de la routine : devenu désormais une sorte de chouchou, Maciste se transforma en “policier”, “médium”, “athlète”, il lutta “contre la mort”, fut “sauvé des eaux”, prit sa “revanche”… Dans une de ses aventures, nous le retrouvons même “amoureux” : mais, à la fin du film, il préfère rompre les rangs et repartir vers de nouvelles aventures, laissant l’objet de ses désirs, la suave Linda Moglia, aux bons soins d’un adolescent fluet…

La trilogia di Maciste (1920), titre d’un triptyque comprenant trois épisodes pleins d’action, fut réalisée par Carlo Campogalliani qui, à côté de notre colossal héros, campait aussi un des seconds rôles… C’est un “conte de fées”, avec le bon géant occupé à protéger le petit prince d’un pays imaginaire des complots ourdis par un régent louche voulant s’emparer du trône. Campogalliani se réserva le rôle du deus ex machina, celui qui intervient à la fin de chaque épisode: dans le dernier, Maciste, tombé dans une embuscade, est condamné à être exécuté quand l’horloge du château sonnera trois heures ; l’ami Campogalliano escalade la tour et, se pendant dangereusement aux aiguilles de l’énorme pendule, retarde l’heure et l’exécution jusqu’à l’arrivée des troupes fidèles au prince.

Pagano se fâcha à mort avec le metteur en scène-acteur quand les critiques louèrent plus Campogalliano que lui-même, mais cette expérience lui fut bénéfique. Quand, l’année suivante, Jakob Karol lui proposa un script pour une série de films qu’il allait réaliser en Allemagne, Maciste accepta à condition d’amener avec lui sa bande de fidèles, comme le metteur en scène Borgnetto qui l’avait découvert, et quelques athlètes, parmi lesquels Umberto Guarracino, dit « Cimaste », un petit chauve simiesque souvent utilisé comme comparse.

Pagano resta à Berlin quinze mois, y tourna quatre films, et ce fut pour lui un calvaire. C’était l’époque de l’inflation et les marks se volatilisaient entre ses mains (heureusement un acompte lui avait été versé en lires, en Italie, avant son départ). Et puis la nourriture ne lui convenait pas, et les règlements des studios, si différents de ceux de chez lui, non plus. Et surtout, il ne parlait pas un seul mot d’allemand.

Les films qu’il tourna à Berlin furent les pires de la série, paresseux, mal photographiés, sans ironie. Il préféra alors renoncer au cinquième film qui était déjà prêt et s’en retourna en Italie. ”Die närrische Wette der Lord Maciste” (le pari fou de Lord Maciste), titre du film abandonné, devint “Die närrische Wette der Lord Aldini”, parce que Karol l’avait confié à Carlo Aldini (Ajax), à peine arrivé en Allemagne à la recherche de travail.

Revenu en Italie, Maciste trouva une situation désastreuse: l’Itala, comme du reste tous les autres studios turinois, l’Ambrosio, la Pasquali, l’ Aquila, etc… avaient cessé toute activité. Le cinéma italien avait disparu, renversé et remplacé par la vague des films américains. Dans la capitale du Piémont, seule la Fert résistait, avec deux ou trois films par an sous la poigne de fer du gênois Stefano Pittaluga. Et c’est ce dernier qui trouva à Pagano un travail de tout repos : un beau voyage sur le Duilio, un paquebot transatlantique qui allait faire sa croisière inaugurale vers les États-Unis, avec, pendant les temps morts, le tournage à bord et à toute vitesse d’un petit film, plus quelques extérieurs à New-York. Ce fut une magnifique traversée. Pendant le court transit dans la métropole nord-américaine, où fut terminé ce film pas du tout négligeable intitulé Maciste e il nipote d’America, on put assister, comme en Europe, aux mêmes déferlantes de fanatisme à chaque fois que les gens reconnaissaient le héros. La popularité que le “bon géant” avait acquise était telle qu’en France, Louis Delluc l’avait surnommé le “Guitry du biceps”, que de célèbres acteurs comme Douglas Fairbanks ou Aurele Sydney (ce dernier devenu populaire en Grande Bretagne dans le rôle d’”Ultus”) étaient appelés respectivement le “Maciste américain” et le “Maciste anglais”. Au Mexique, le réalisateur Urueta avait réalisé Maciste turista (1918), interprété par Enrique Ugartechea, un champion de lutte libre : on y racontait les péripéties d’un quidam qui, pris pour Maciste pendant des vacances au pays de Pancho Villa, perdait sa tranquillité et devait la reconquérir à coups de poing.

Il y eut un paquet d’imitations: un distributeur italien acheta deux films allemands interprétés par Michael Bohnen, Deportiert (1920) et Der Abenteurer (1921) et les resssortit sous de nouveaux titres, Maciste forzato generoso et Maciste cow-boy. D’où une plainte pour concurrence déloyale (l’appellation contrôlée Maciste avait été entre temps déposée), aboutissant au retrait de ces deux derniers films.

Après l’œuvre tournée sur le « Duilio », Maciste resta d’une manière stable sous contrat avec Pittaluga et tourna encore plusieurs films pour ce producteur avisé, parmi lesquels un amusant Maciste Imperatore (Maciste empereur) (1924), film malheureusement aujourd’hui introuvable, mais dont il reste une série de photographies qui semblent prouver ce qui est souvent supposé : que beaucoup des attitudes hardies de Benito Mussolini, admirateur déclaré du bon colosse, viennent en droite ligne des poses de cet acteur.

Dans les films qui suivirent, même si les sujets sont plus soignés, même si les fanfaronnades sont plus contenues et le paradigme moins approximatif, les réalisateurs – il y eut même Camerini à ses débuts – plus compétents, le résultat sera un peu limite. Dans les années 1920, les films italiens souffrent de dépression et la production nationale a de la peine à trouver un espace dans un marché submergé par les films américains et allemands, de très loin supérieurs à nos modestes exploits*.

Pagano et son personnage auront encore un moment de vie fulgurant dans une diablerie amusante intitulée Maciste all’inferno (Maciste aux enfers), avec à la réalisation un Guido Brignone en état de grâce, et des effets spéciaux de Segundo de Chomon. Le film, récemment restauré, est un extravagant mélange de grotesque et de sentimental, de comique et de fantastique, où l’on perçoit des échos de Méliès et de Fritz Lang, où l’on entrevoit comme des dessins de Gustave Doré et de Jérome Bosch, un savoureux pastiche de l’expressionisme et de l’illustration populaire de l’époque, sensualité méditerranéenne et gothique luciférien mêlés. Et, au milieu de tout cela, un Maciste à la rigueur un peu “décalé”, mais très présent entre un Barbariccia de type docteur Caligari, quelques furies libidineuses et diaboliques, un Pluton qui rappelle le Mangiafuoco de Pinocchio et une troupe de sautillants sujets des enfers, qui semblent sortir tout droit d’une gravure médiévale.

Pagano se retira quelques années après, pendant l’été 1928, dans la “Villa Maciste” qu’il s’était fait construire à Sant’Ilario Ligure. Une succession de maladies lui brisèrent le physique, un typhus le rendit d’une maigreur hallucinante, et l’arthrite le cloua sur une chaise spéciale.

Peut-être que ce ne fut pas un acteur au sens propre, mais plutôt, comme le décrit son biographe “la personnification vivante d’un héros mythique”. Quand il mourut, en 1947, c’était monsieur Bartolomeo Pagano qui en finissait avec son existence terrestre. Maciste, en revanche, dans le souvenir et dans le langage de tous les jours, est devenu synonyme de force et de courage.

Traduction J.B. Pouy

*) En français dans le texte.