Daniel Schmid

Freddy Buache

Né en 1941 dans le Canton des Grisons (où l’on parle le romanche), Daniel Schmid suit, en 1962, les cours de l’Université libre de Berlin. Puis il voyage, revient à Berlin, entre à la télévision pour se familiariser avec le métier de cinéaste, joue les assistants et réalise en 1970 un premier moyen métrage : Thut alles im Finstern, Eurem Herrn das licht zu ersparen (Faites tout dans le noir afin d’épargner les chandelles de votre maître), phrase de Swift extraite de ses “Instructions aux domestiques” (1745). Le thème suscitera, de manière indirecte, l’argument qu’il choisit de traiter dans un long métrage qu’il tourne, sans moyens, dans l’hôtel de ses parents : Heute Nacht oder Nie (1972).

Pour fêter la Saint-Jean de Nepomucène, les aristocrates, en Bohême, occupent dès le début de la soirée, et jusqu’à minuit, la place de leurs servantes et serviteurs : valets et filles de maison, palefreniers et femmes de chambre, sont priés de s’asseoir à la table d’honneur. Les maîtres, cérémonieusement, déposent devant eux boissons et nourritures, puis leur offrent des divertissements : chansons du répertoire, agonie et mort de Madame Bovary, danseuse vêtue en Salomé, comédien italien qui prêche la révolution, bal. Après un véritable opéra de regards la fête s’achève, l’ordre social se remet à l’endroit, la soubrette époussète le tapis, le laquais plie le genou devant son autoritaire patronne. Cette chorégraphie au ralenti se déploie sous la direction de Schmid avec l’inventive sûreté d’un artiste-magicien amoureux du baroque, des peintures de Klimt, d’une imagerie populaire chargée de dorures et de “morbidezza”.

Avec La Paloma (1974), le cinéaste disposant d’un pauvre budget (mais légèrement supérieur au premier) conduit son génie visionnaire beaucoup plus loin. Il se réfère encore de manière explicite à une culture magnétisée par l’amour du kitsch ou par le souvenir de tableaux symbolistes de la fin du XIXème siècle. Schmid adore le cinéma de la surcharge esthétique (Sternberg, Stroheim) et jubile à l’écoute des opérettes viennoises, des mélodrames, à la lecture des romans de gare: Viola, dite “La Paloma”, chanteuse dans un cabaret de luxe, reçoit chaque soir l’hommage fleuri (un bouquet de roses jaunes) du comte Isidor qui en est follement épris. Elle refuse toutes ses avances. Mais un soir, persuadée de n’avoir plus que quelques mois à vivre, elle accepte de suivre son admirateur. Il l’emmène dans les hôtels rococo de la Riviera. Bénéficiant de soins attentifs et de repos, elle guérit. Il lui demande alors de le suivre en son château, puis l’épouse. Viola ne refuse pas, car elle se considère comme morte. Mais un drame éclate à la suite de la visite de Raoul, puis du testament laissé par Viola, dont les clauses, qui demandent son exhumation, font lever un vent de folie. Mais toute cette suite de voluptés et de tortures mentales (dont l’une des origines est le narcissisme pathologique d’Isidor) n’est qu’un fantasme né de “la force de l’imagination” (titre de l’une des scènes, projetées sur un écran, au cabaret où se produit La Paloma). Tout ne dure que le temps d’un regard. Donc ce film, en définitive, ne développe pas un récit : il énumère, pièce après pièce, les rouages intervenant dans la fabrication d’une machine à faire rêver, qui fonctionne admirablement. Schmid utilise les clichés, mais les subvertit au point que la complaisance pour la nostalgie, chez lui, se transforme superbement en contestation fondamentale de la civilisation contemporaine, qui pourrit par le cœur.

Il reprend ce thème à partir d’un scénario de Fassbinder, qu’il tourne à Vienne en 1975 : L’Ombre des anges. Ce film, participant à la compétition officielle du Festival de Cannes en 1976, fut accusé d’antisémitisme, critique à fleur de peau, totalement infondée, ainsi que le démontrèrent des intellectuels, Gilles Deleuze en tête, qui l’analysèrent pour en prendre la défense. Le Juif n’y est désigné comme tel que parce qu’il tient, par le pouvoir de l’argent, une ville du miracle économique allemand, où quelques années auparavant, il était assimilé à la vermine.

Puis, d’une sombre légende montagnarde signée de l’écrivain suisse-allemand C.-F. Meyer (1825-1898), Schmid tire, en l’adaptant à sa sensibilité personnelle: Violanta (1977). Venu de Venise pour les noces de sa sœur dans le hameau d’une haute vallée, un jeune homme, en ravivant les souvenirs, fait se lever les morts, qui se mêlent aux vivants. Sa calèche sort du brouillard ; il en descend pour se restaurer à l’auberge, puis il reprend son chemin dans un paysage idyllique… où les fantômes viennent à sa rencontre. Dès lors, les événements se dispersent. Les personnages se frôlent, se narguent de loin, glanent, au hasard d’un miroir, le reflet de leur identité perdue ou d’un reflux de leur mémoire. Violanta, qui les juge et sait que son autorité, indiscutée, s’appuie sur le crime, n’est pas dupe de la situation. Alma, son double vagabond, hagard et dément, ne tardera pas à la livrer à l’insupportable vérité.

Notre-Dame de la Croisette est une pochade amusante que Schmid tourna dans l’improvisation en utilisant l’atmosphère et les imprévisibles rencontres au Festival de Cannes en 1981 : de sa chambre d’hôtel, son héroïne s’acharne à tenter d’obtenir, par téléphone, des billets ou des cartons d’invitation pour assister aux projections. Devant l’impossibilité de pouvoir pénétrer au cœur de ces cérémonies réservées aux seuls initiés, elle dirige évidemment son regard du côté du téléviseur. Or, ce que la réalité lui propose sur le petit écran dépasse les plus extravagantes fictions : on assassine le Pape ; quelque part, en Espagne, un hold-up ridiculise les exploits de Bonnie and Clyde ; les monstres du cinéma débarquent sur la Croisette ; ils s’y pavanent, tandis que dans son musée de Chaillot, Henri Langlois, sorti d’un vieux reportage, continue de gambader comme un elfe-éléphant. La description de la bureaucratie qui sélectionne, accepte ou refuse les entrées, s’éclaire de croquis charmants captés à la plage, dans les coulisses du Palais, à la conférence de presse de la fille de Nijinski parlant du génie de son père. Emu par cette volubile excentrique femme polyglotte, Schmid la baptise tout de suite : Notre-Dame de la Croisette.

Etabli à Paris, Schmid a dû lutter avec opiniâtreté pour inventer les bases lui donnant, grâce à la co-production, la possibilité d’entreprendre un nouveau long métrage. Il y parvint en présentant le projet de l’adaptation d’un mince roman de Paul Morand, “Hécate et ses chiens”.

A l’occasion de la rencontre fortuite de Clothilde, à Berne, vers la fin de la deuxième guerre mondiale, Julien se souvient de sa jeunesse de diplomate débutant en Afrique du Nord : les carnages de 14-18 s’estompaient dans les mémoires, l’Europe et l’Amérique vivaient les “années folles”, le Maroc semblait être un paradis, mais derrière l’insouciance, pointait la fin prochaine du colonialisme et, à l’horizon, des orages menaçaient.

A cette époque Julien connaît avec Clothilde une relation charnelle qui, de l’exaspération des sens, les emporte vers une inattendue folie destructrice. Hécate, séduisante déesse des voluptés, ensorcelle, et lorsque ses victimes comprennent son pouvoir : elle lâche les chiens. Julien, après les dérèglements de l’euphorie, succombe à la contagion du vice. La fable, dont le cinéaste n’indique la signification qu’en filigrane, se déroule comme une aventure exotique; le charme qui s’en dégage est vénéneux, absolument non moralisateur. Pourtant, malgré son art de privilégier l’insolite afin dévacuer le naturalisme, le cinéaste, dans ce film qu’il intitule simplement Hécate (1982), s’affranchit mal d’une élégance froide, un peu vaine.

Il signe, pour la TV, un montage anthologique en hommage à Douglas Sirk (Le Mirage de la vie (1983), monte Barbe-Bleue d’Offenbach à l’Opéra de Genève (1984), filmant, la même année, une émouvante visite aux pensionnaires de la Casa Verdi, à Milan : Il bacio di Tosca (1984). Ce sujet tendait au réalisateur plusieurs pièges, de l’attendrissement doucereux au voyeurisme complaisant. Il a su les éviter naturellement parce qu’il n’est pas entré par effraction dans ces espaces baignés de tristesse, de regrets, de joies aussi, et dans ces mémoires parfois jonchées de ruines grandioses : à la tête d’une très petite équipe amicale, un immense amour l’a conduit parmi ces anciennes vedettes et parmi ces anonymes choristes finissant leurs jours dans cette institution fondée par le glorieux Guiseppe Verdi. Le constat, chez Schmid, se transforme en poème. Ces gens parlent de leur carrière, l’embellissent, exhibent la pièce à conviction, regardent les photos jaunies collées sur les pages d’un gros album, égrènent des confidences, fouillent dans la malle où dorment les costumes d’autrefois qui rutilaient sous les projecteurs. La pudeur préside à la capture de ces gestes, de ces réminiscences de mélodies fameuses. Et la musique répond, envahit l’anecdote, la fait éclater ; ne demeure qu’une évidence : la quête de la Beauté, quête unique de ces artistes au bord de la mort ; elle ressemble au feu : elle consume et, simultanément, illumine.

Sa vision du monde, et de l’art, Daniel Schmid l’a précisée dans un superbe livre, sans aucune théorie, mais significativement illustré : “L’invention du paradis” (1983). Il ouvre un rideau de velours devant l’opéra des rocs, des lacs, des architectures de palaces en altitude que fréquentent les derniers aristocrates et les grands bourgeois de l’ère industrielle.

Ensuite, il explore avec un nouveau film, Jenatsch (1987), l’étrange destin d’un personnage public dont les historiens, curieusement, ignorent à peu près tout de la vie et des actions : ce Jürg Jenatsch vécut au XVIIème siècle, dans les Grisons. Pasteur protestant converti au catholicisme, il semble n’avoir pas été bien apprécié par les coreligionnaires qu’il s’était choisis. Politicien, il aima nouer et dénouer les intrigues, semant derrière lui des sentiments de haine ou de respect terrorisé. Devenu chef de guerre, il passa tantôt pour un défenseur de l’indépendance, tantôt pour un tyran local, ou même pour un simple meurtrier puisqu’il tua de plusieurs coups de hache le représentant de l’une des deux plus puissantes familles du pays : Pompeius von Planta. Finalement, dans une situation européenne confuse, il fut, à son tour, en 1639, assassiné pendant un bal masqué, peut-être avec la hache même qu’il avait auparavant levée sur Pompeius. Au moment de s’effondrer, mourant, il s’accrocha, dit-on, à son adversaire, arrachant à son habit de carnaval un bouton en forme de grelot. Schmid se souvient, d’abord, de la place que tenait ce héros dans les légendes régionales de son enfance : Jenatsch les animait comme un redresseur de torts (un Robin des Bois des Grisons), mais parfois comme une croquemitaine effrayant. En vue d’en préciser les traits principaux, le cinéaste part d’un reporter qui doit écrire une série d’articles sur “le rail suisse”. Mais les circonstances l’amènent à traiter, en même temps, un autre sujet : il interviewe un anthropologue qui participa à l’ouverture de la tombe du célèbre assassin assassiné, puis se livra à l’étude criminologique du squelette. Il en conserva le grelot, tenu dans le cercueil par les os de la main, objet devenu relique et que, par caprice plutôt que par défi, le reporter glisse dans sa poche. Ce vol perturbe la narration et l’entraîne dans d’imprévisibles dérives. Des profondeurs d’un Temps en sommeil que l’anthropologue, puis le journaliste, viennent de réveiller au son ténu d’un grelot, émergent d’ensorcelantes turbulences qui se mêlent au présent : réminiscences et prémonitions se confondent ou s’échangent, d’où l’irruption, pour les protagonistes, de ces instants hantés par le “déjà vu”. Les trains qui roulent dans le paysage de 1987 devant des châteaux médiévaux transposent dans l’espace de jeu cette mêlée des époques. Les gens, vêtus de costumes anciens, qui célèbrent pendant une fête d’aujourd’hui les mœurs de jadis, marchent à la lueur de torches tandis que pétaradent les motos et que les lueurs éclairent des maisons du XVIè siècle. La distance qui sépare simulacre et réalité s’abolit.

Daniel Schmid est donc né dans le palace à l’architecture imposante que dirigeaient (et que dirigent encore) les membres de sa famille, un lien singulier qui hante sa mémoire, car il a découvert le monde au travers de la nature alpestre environnante, mais aussi par l’image en contraste, que lui renvoyaient les clients de l’hôtel et la domesticité stylée, respectueuse d’une tradition dont les formes se renouvelèrent à la fin du XIXè siècle : à l’aristocratie qui devine que ses privilèges, devenus fragiles, risquent de ne plus durer très longtemps, se mêlent, imbus de leur pouvoir financier, des chevaliers d’industrie, fiers de porter le smoking pour côtoyer d’élégantes duchesses en robe du soir après le dîner, ou vêtues d’organdi pâle pendant l’heure douce du thé-dansant, bercée de slows, parfois agitée d’un frétillant fox-trot.

Cette société, dans une ambiance de luxe et de monotone désœuvrement (on y vivait toujours ensemble, mais chacun pour soi) cultive une vague nostalgie qu’elle s’efforce de combattre par le recours à des rituels hérités des salons, où s’introduisent certaines activités d’allure moderne (la partie de tennis) ou l’expédition montagnarde afin de contempler, en se pâmant, le spectacle des rochers, des torrents, des neiges éternelles, des choucas à flanc d’abîme, imagerie que l’on retrouve dans son livre “L’invention du paradis”.

Marchant sur les tapis moelleux, il glissait en silence autour des groupes d’adultes, ne comprenant pas grand’chose aux conversations brusquement poursuivies à voix basse, aux gestes suspendus, aux regards ; mais, néanmoins, il soupçonnait des réalités cachées en marge des cérémonieux échanges de politesse. L’un des endroits qui l’attirait particulièrement était le kiosque à journaux du hall d’entrée, parce que la vendeuse, femme au corps épanoui, l’accueillait avec une gentillesse attentionnée qui le changeait de celle, strictement superficielle, témoignée par les autres : elle se faisait un plaisir de lui remettre un numéro du magazine “Mickey”, bandes dessinées qu’il déchiffrait, solitaire, persuadé qu’elle avait préparé ces histoires en secret après avoir quitté son travail, et spécialement pour lui ! C’est tout à coup, en pensant à ces instants d’autrefois, qu’en imagination, il la rencontre, bonne fée qui l’invite à retrouver le bonheur perdu : quinquagénaire, il s’approche de l’hôtel, y pénètre et constate que cette architecture en ruine est promise au pic des équipes de démolisseurs, à l’horreur de la spéculation immobilière qui remplacera par des clapiers rentables, d’inhumaine géométrie, les espaces à plafonds moulurés, les chambres aux fenêtres ouvertes sur un paysage que, par le déclic d’un élan du sentiment, du désir, la puissante lumière de la mer, porteuse d’infini, comblera.

Remettant ses pas sur la trace de ceux du petit Valentin qu’il fut, cet arpenteur, traqué par l’oubli, ressuscite le passé par bribes ; des silhouettes sortent de l’ombre : le magicien, la coquette qui séduit le garçon de l’ascenseur ; la chanteuse et son pianiste (merveilleuses figures d’ingrid Caven et Dieter Meier) créent l’ambiance ; elle entonne “Caprifischer”, mélodie indissociable des beautés affectives et plastiques de Cette nuit ou jamais, ce qui ne renvoie donc pas Hors Saison seulement à la biographie de Daniel Schmid, mais également aux échos qu’en rapportent ses autres œuvres. Valentin, par exemple, quittant l’anecdote pour essayer de saisir mieux les atmosphères, signale en voix off, que le groupe des propriétaires émigrait souvent d’un étage à l’autre en fonction de l’occupation de l’hôtel par la clientèle, déménagements effectués à l’aide de valises, transports qui, par conséquent, ne se distinguaient pas du mouvement des bagages des arrivants, d’où ces étranges déplacements, d’identique présence onirique, pareils à ceux des pensionnaires de la Casa verdi du Baccio di Tosca.

Sur fond de chronique ordonnée au gré d
s rencontres que suscite la logique de la remémoration, Valentin bute sur un objet, un mot, une intonation qui, dans son parcours, opèrent un décrochement : il remonte, d’une génération, d’une époque vers la précédente : son père apprenant le métier chez Ritz et préparant la table de Sarah Bernhardt, ou le rappel d’une anarchiste russe qui tire en se trompant de victime, événements qui jalonnent, par envoûtements successifs, un récit de tendresse et d’humour délicat qu’il faut lire avec l’intelligence du cœur, comme tous ceux de Daniel Schmid.