Salah Abou Seif, artiste du peuple et conscience du cinéma

Salah Hashem

Pour parler de Salah Abou Seif et de son cinéma, il faut le situer dans le contexte de l’histoire de l’Egypte, et de l’histoire du cinéma égyptien. L’Egypte est le seul pays du continent africain à avoir eu, dès les années 30, une véritable industrie cinématographique. Mais la connaissance du cinéma en Egypte, cet art nouveau, remonte à 1896, lors de la première des films des Frères Lumière dans le café « Zawani » à Alexandrie, dix jours exactement après la même projection à Paris !

Le cinéma en Egypte est né en même temps que l’invention du cinéma parlant dans le monde, car le premier long métrage muet égyptien Leila d’Istefan Rosti, produit et interprété par une femme, la comédienne de théâtre Aziza Amir, date en effet de 1927 ; mais le premier véritable film égyptien est celui de Mohamed Bayoumi Le Scribe en chef (Al Bache Kateb), court métrage muet de fiction réalisé en 1922. Aujourd’hui, grâce au documentaire Mohamed Bayoumi, réalisé récemment par le jeune réalisateur égyptien Mohamed Al Kalyoubi, nous découvrons la vie extraordinaire de cet homme qui fut condamné à la retraite anticipée pour son patriotisme et ses protestations contre l’armée de l’occupation anglaise ; cet officier de l’armée égyptienne est le véritable fondateur du septième art en Egypte.

Bayoumi fut le premier égyptien à construire un studio. Avec la caméra qu’il avait achetée en Autriche, il sut capter les premières actualités égyptiennes. Il a filmé le retour du leader Saad Zaghloul de son exil et la foule sortie dans la rue pour l’accueillir avec enthousiasme et chaleur, évènement significatif, car l’occupant anglais avait cédé, par cette libération, à la volonté populaire égyptienne. C’est ainsi que la première caméra qu’à connue l’Egypte s’était consacrée aux mouvements des foules dans la rue et aux expressions sur les visages, pour enregistrer un évènement historique et pour l’inscrire dans la mémoire collective du peuple.

Cette notion du cinéma comme moyen de traiter la réalité sociale et politique et de regarder la société en face a été implantée par Mohamed Bayoumi dans son film Maître Barsoum cherche un emploi, un court métrage muet de fiction réalisé dans les années vingt, touchant au problème du chômage. Mais la banque MISR, fondée par Talat Harb, acheta l’équipement de Bayoumi, et celui-ci se trouva sans contrat et son rêve de s’exprimer grâce à l’argent de la banque, son rêve de créer un cinéma national égyptien s’effondra ; il fallut attendre 1939 pour que les gens du peuple trouvent leur vie quotidienne dans les quartiers populaires du Caire portée à l’écran, dans le film La Volonté, de Kamal Selim.

Cette tendance qui voulait s’affirmer loin des films d’évasion, mélodrames, farces et théâtre filmés a trouvé dans la personnalité de Salah Abou Seif et ses oeuvres cinématographiques majeures, son incarnation la plus spectaculaire.

Abou Seif est le vrai bâtisseur du cinéma réaliste, non seulement en Egypte mais dans le monde arabe. C’est une sorte d’école à part, avec des films qui tracent et décrivent minutieusement l’évolution de la société égyptienne depuis un demi-siècle. Grâce à ce cinéma réaliste qui tend la main aux gens pauvres et démunis, la planète Egypte a trouvé un miroir qui reflète l’image de ces êtres qui grouillent dans les petites ruelles, dans les coins et les recoins de la ville même jusqu’aux ascenseurs. Dans ses films, défilent toutes les couches de la société égyptienne, arrêtées un moment pour nous montrer leurs visages.

Abou Seif, est l’incarnation de ce qu’on appelle en Egypte le cinéma d’auteur, non pas parce que ses films représentent le mieux le cinéma égyptien à l’étranger, mais parce que l’ensemble de ses oeuvres représente, avec ses caractéristiques cinématographiques, une entité où il est difficile de séparer le brillant du moins brillant, le trait de génie du défaut le plus simple.

Grâce à son acharnement, Salah Abou Seif a su s’imposer dans un milieu cinématographique réservé à l’aristocratie, aux fils des grands marchands et aux pachas amateurs de cinéma ; lui, le fils du peuple, né à Boulaq, un quartier pauvre à la périphérie du Caire, a su créer un cinéma populaire sans tomber dans le simplisme ou la médiocrité, un cinéma capable de représenter comme héros au centre de l’écran, les ouvriers et les gens ordinaires qui, pour un moment, ne sont plus de simples spectateurs de consommation. Dans un cinéma qui considérait le film américain comme un modèle à aduler et à imiter jusqu’au moindre détail, Salah Abou Seif, l’artiste du peuple, a fait basculer les normes établies et créé un véritable cinéma national égyptien, qui s’adresse d’abord aux égyptiens.

Son réalisme à lui ne consiste pas à décrire sincèrement la vie des pauvres et la vie des riches ; mais c’est un réalisme qui vise à ce que l’on prenne conscience et à ce que l’on prenne position à l’égard d’un problème donné.

Abou Seif a cassé de nombreux tabous ; le plus dur était celui qui interdisait de décrire la vie des pauvres et de montrer la misère des gens, ce qui finit par établir dans un vide cinématographique total, des noyaux de traditions réalistes qui plus tard feront partie intégrante de l’histoire du cinéma égyptien.

Petit à petit, Abou Seif a su s’adapter à tous les changements sociaux et politiques de son pays pour construire toute une cinémathèque à part.

Si nous nous trouvons maintenant au centre de l’écran, nous les gens qui habitons ces ruelles, avec leurs marchés, leurs mosquées, c’est grâce à Salah Abou Seif et ses films ; et si nous avons conscience maintenant de ce que c’est le cinéma qui est au centre de notre vie, puisque nous en sommes les héros, c’est surtout grâce aux films d’Abou Seif.

Nous nous sommes portés à l’écran grâce à ces films et depuis, nous tenons à nous y maintenir ; nos peines, nos labeurs s’auréolent d’une dimension de grâce et de magie. Cette grâce, cette magie nous permettent de prendre notre vie en main. Elles nous donnent l’espoir, avec tous les problèmes et les responsabilités d’aujourd’hui, d’avancer vers l’avenir.