Vittorio De Sica

Jean A. Gili

Parmi les cinéastes qui ont le plus marqué l’époque néo-réaliste, Vittorio De Sica constitue un repère absolu au même titre que Roberto Rossellini ou Luchino Visconti. Pourtant, peut-être parce que sa carrière à partir des années cinquante prit un tour un peu décevant, le cinéaste est aujourd’hui un peu occulté ; son nom n’est plus associé qu’à deux ou trois films comme le Voleur de bicyclette, Miracle à Milan ou Umberto D… Pourtant, son oeuvre abondante et diverse, mérite d’être parcourue dans sa totalité tant elle recèle, avant et après l’époque néo-réaliste, des richesses oubliées et des réussites insoupçonnées.
Grâce à une carrière particulièrement féconde, une trentaine de films comme metteur en scène, plus d’une centaine comme acteur, De Sica peut être considéré comme l’un des hommes les plus représentatifs de l’évolution du spectacle cinématographique italien des années trente aux années soixante-dix : sa carrière a épousé son temps avec les contradictions, les enthousiasmes, les abandons et les sursauts de courage qui ont caractérisé une époque tourmentée. C’est en pensant à la trajectoire difficile de l’homme et du créateur qu’Ettore Scola a dédié à Vittorio De Sica son film Nous nous sommes tant aimés.
Né en 1901 à Sora dans la province de Frosinone, De Sica passe son enfance à Naples. En 1912, il suit sa famille à Rome et très tôt, parallèlement à ses études de comptable, il s’intéresse au théâtre. En 1922, il réussit à se faire engager comme figurant dans la compagnie de Tatiana Pavlova. En 1927, après s’être produit dans les revues Za-Bum que met en scène Mario Mattoli, il obtient ses premiers succès et s’impose rapidement comme l’un des jeunes premiers les plus appréciés du public. Dans ces années, De Sica commence également à faire du cinéma ; c’est toutefois à partir du début des années trente avec l’arrivée du parlant et sans pour autant abandonner les planches auxquelles l’acteur restera longtemps fidèle que De Sica devient un des phares de la période : surtout à l’aise dans des comédies sentimentales qui permettent à ses dons de sympathie de s’exprimer pleinement, De Sica est dirigé par de nombreux metteurs en scène (Mattoli, Genina, Gallone, Matarazzo, Cottafavi, Palermi) ; c’est toutefois Mario Camerini qui lui donne ses meilleurs rôles dans des films où se mêlent harmonieusement le sens du divertissement et une satire sans complaisance de la petite bourgeoisie italienne (Les hommes quels mufles, Darò un milione, Il signor Max, Grandi magazzini).
Adulé du public, De Sica aurait pu continuer longtemps une heureuse carrière de comédien ; pourtant, il y avait en lui des exigences qui allaient le porter à passer de l’autre côté de la caméra : en 1939, il tourne son premier film comme metteur en scène, Roses écarlates où il est également acteur aux côtés de Renée Saint-Cyr. Commence alors une période de progressive maturation qui le voit passer de la comédie sophistiquée, sur le modèle de films qu’il interprétait dans les années trente, à la comédie dramatique annonciatrice du mouvement néo-réaliste. Il tourne ainsi successivement Maddalena zero in condotta (1941), Teresa Venerdi (1941), Un garibaldo al convento (1942) et surtout Les enfants nous regardent (1944). En pleine guerre à partir d’un scénario auquel a collaboré Cesare Zavattini – le film constitue le point de départ d’une collaboration exceptionnellement féconde -, De Sica réalise avec les enfants nous regardent une oeuvre amère et désenchantée : son portrait de femme que lacèrent des aspirations contradictoires et que condamne l’ordre moral ambiant s’inscrit dans les prémices de ce que sera le cinéma italien d’après-guerre.
Après une oeuvre de circonstance tournée pendant l’hiver 1943-1944 pour ne pas partir en Allemagne (La porte du ciel), De Sica vit la Libération de la péninsule avec le profond désir de participer à la reconstruction du cinéma italien. Il met alors en scène successivement Sciuscià (1946), le Voleur de bicyclette (1948), Miracle à Milan (1950), Umberto D. (1952), quatre films où toujours avec la collaboration de Zavattini, la figure dominante du scénario néo-réaliste, l’homme qui a le plus marqué le panorama culturel de l’Italie d’après-guerre, il dresse un des constats les plus justes et les plus complets du drame qui affecte un pays après vingt ans de fascisme et cinq ans d’un conflit meurtrier, un constat où le sentimentalisme n’altère pas la précision du trait et où un choix idéologique qui relève de l’humanisme ne masque pas une puissante revendication sociale. Les enfants abandonnés de Sciuscià, le chômeur privé de son outil de travail du Voleur de bicyclette, les va-nu-pieds chassés de leur bidonville de Miracle à Milan, le retraité famélique poussé au bord du suicide de Umberto D. portent en eux la recherche d’un monde où l’injustice et l’exploitation seraient abolies et où – comme il est dit dans Miracle à Milan – « Bonjour voudrait vraiment dire bonjour ».
A partir de Station Terminus (1953), De Sica entre dans une période de déclin au cours de laquelle vont alterner travaux personnels et oeuvres de commande. Cela dit, le point de vue de l’historiographie traditionnelle qui n’a souvent vu dans De Sica à partir de 1953 qu’un cinéaste de seconde zone doit être remis en question. Si l’on peut passer rapidement sur plusieurs films – au demeurant jamais indifférents – quelques oeuvres témoignent encore d’une volonté créatrice constamment en butte aux résistances d’une profession qui n’envisage le cinéma que dans une perspective mercantile : à titre d’exemple, il suffit de songer aux réalisations de De Sica avec le producteur Carlo Ponti.
L’Or de Naples en 1954 donne à De Sica la possibilité de réaliser une comédie pleine de saveur populaire : la cité parthénopéenne offre le spectacle de sa misère et de son entrain dans une série de sketchs qui font alterner avec bonheur le goût de la farce et le sens du tragique.
Avec Le Toit (1956), le cinéaste essaye de revenir, toujours soutenu par Zavattini, aux principes du néoréalisme. Le film, mal accueilli au festival de Cannes, montre bien que les temps ont changé et que les revendications d’après-guerre ne suscitent plus d’échos. Enfermé dans une sorte d’impasse créatrice, De Sica ne brille plus désormais que par intermittence.
Dans une production en dents de scie se détachent des titres comme La Ciociara (1960) d’après le roman d’Alberto Moravia, Le Jugement (1961), le sketch « La Riffa » dans Boccace 70 (1962), Il Boom (1963), Hier, aujourd’hui, demain (1963), Un monde nouveau (1966), Les Fleurs du soleil (1970), Le Jardin des Finzi-Contini (1971) d’après le roman de Giorgio Bassani, Lo Chiameremo Andrea (1972), Una breve vacanza (1973), autant de films qui témoignent que, malgré les doutes qui l’assaillent, De Sica peut encore être digne de sa réputation. Le Jugement dernier par exemple, scandaleusement maltraité par la critique lors de sa présentation au festival de Venise est une oeuvre essentielle vis à vis de la double démarche du cinéaste et de son scénariste Zavattini : dans une perspective unanimiste, c’est toute une société qui est radiographiée dans l’hypocrisie et l’inhumanité de ses comportements.
Autre exemple, Il Boom est la description grotesque de rapports humains fondés sur la puissance de l’argent : pour faire vivre sa famille dans le confort matériel, un esclave du « boom économique » n’a d’autre possibilité que de vendre un de ses yeux à un riche entrepreneur menacé de cécité…
Una breve vacanza décrit la parenthèse heureuse que constitue pour une ouvrière le temps de séjour dans une maison de soin : aliénation et usure redeviendront très vite le lot quotidien d’une existence brisée.
Lorsqu’il s’éteint en 1974 en France après avoir dirigé un dernier film, Le Voyage, représentation prémonitoire d’une agonie, Vittorio De Sica n’est plus pour beaucoup de cinéphiles qu’une figure aux contours imprécis, un homme vis à vis duquel se fait mal le partage entre les réalisations du cinéaste et les prestations du comédien (dont il faut au moins rappeler les rôles de protagonistes tenus dans Madame de… de Max Ophüls en 1953 et dans le Général della Rovere de Roberto Rossellini en 1959). Avec le recul, il devient sans doute possible de procéder à une relecture de l’oeuvre et de rendre à De Sica la place qui lui revient dans le cinéma italien. L’auteur du Voleur de bicyclette n’a sans doute pas réalisé le deuxième plus beau film de toute l’histoire du cinéma selon le verdict du référendum organisé à l’occasion de l’Exposition Universelle de Bruxelles en 1958, il ne peut pas non plus, comme on a pu le lire récemment, être « suspecté de misérabilisme et de chantage au sentiment ». Entre le génie et le toc, le cinéaste doit être perçu dans sa juste perspective. Art conditionné par excellence, le cinéma a permis à De Sica de réaliser quelques chefs d’oeuvre, une dizaine de films mémorables et aussi quelques bandes sans grand intérêt. Il est grand temps de réévaluer sereinement la trajectoire filmique d’une des figures essentielles du cinéma italien.