Peter Weir

Alain Garel

Le succès, sans précédent dans la carrière de son auteur, du Cercle des poètes disparus a révélé à un très large public, un cinéaste qui avait déjà retenu l’attention d’un grand nombre de spectateurs avec L’Année de tous les dangers et, surtout, Witness. Ces trois films cependant ne représentent qu’à peine le tiers d’une oeuvre qui compte à ce jour onze longs métrages de fiction et presqu’autant de courts et moyens métrages documentaires et de fiction, issues de la nouvelle vague australienne qui émergea à la charnière des années soixante et soixante-dix. L’oeuvre de Peter Weir se caractérise par une cohérence rare, son premier film contenant déjà les éléments développés dans ses films ultérieurs, ses films américains ne diffèrant en rien de ses films australiens.

UN CINEMA DE LA DISSOLUTION
De même qu’il existe des peintres de l’eau et des peintres du feu, des peintres de l’air et des peintres de la terre, il y a des cinéastes de l’eau, du feu, de l’air et de la terre. A n’en pas douter, l’élément attaché au cinéma de Peter Weir est l’eau, omniprésente dans La Dernière vague, dans L’Année de tous les dangers et dans Mosquito Coast, normalement présente dans Pique nique à Hanging Rock, Witness, Le Cercle des poètes disparus et Green Card et quasiment absente dans Les Voitures qui ont mangé Paris et Gallipoli, l’eau qui apparait sous toutes ses formes : océan et mer, fleuve, rivière et ruisseau, lagune, lac, étang et mare, pluies et brouillards, neige, grêle et glace, et dans tous ses états : stagnante, vive, calme, déchaînée ou domestiquée.
Toutefois, les trois autres éléments jouent aussi, et souvent, un rôle non négligeable. A commencer par le feu qui s’incarne essentiellement dans l’astre solaire qui brûle les déserts des films australiens Les Voitures qui ont mangé Paris, La Dernière vague, Gallipoli où le thème de l’eau s’impose de nouveau, par antithèse, en raison de sa cruelle absence. L’air est, quant à lui, visible, frémissant dans, Pique nique?., Gallipoli, L’Année de tous…, Witness et Le Cercle?, et agité dans La Dernière vague et Mosquito Coast, alors que la terre est sentie, tactilement parlant, pieds nus, dans Pique Nique? et Gallipoli, pénétrée dans La Dernière vague et Le Cercle?, dans lesquels une grotte secrète sert de lieu de culte tribal, voire dans Green Gard par le truchement d’un métro qui s’enfonce dans un tunnel de la même façon que le héros de La Dernière vague le faisait dans un collecteur, et cultivée dans L’Année de tous les dangers, Witness, Mosquito Coast et Green Card. Aussi est-ce moins dans la représentation concrète de l’élément liquide que l’?uvre de Weir s’y assimile que par sa forme même, caractérisée par la fluidité de la mise en scène, à l’apparent mais trompeur académisme, par le traitement impressionniste de la lumière, qui confère aux images une si grande beauté qu’elles finissent par en être inquiétantes, et, surtout, par la singularité de la structure dramatique, faussement linéaire, construite sur une succession de scènes et de tableaux dont le choix et l’ordonnancement apparaissent arbitraires tant elles paraissent ne pas avoir de liens entre elles, sur de « longues plages d’attente, de vide dramatique », sur l’empilement d’une multitude d’incidents, de rencontres et de notations qui semblent autant de greffons inutiles qui obligent à la dispersion de l’attention du spectateur. Il en résulte des récits distendus, apparemment informes, qui évoluent lentement, si lentement qu’ils donnent la trompeuse impression d’être immobiles, à l’instar des innombrables images d’eaux « stagnantes » et « miroitantes » (étang de Pique-Nique?, baignoire de La Dernière vague, piscines et rizières de L’Année de tous les dangers et lagune de Mosquito Coast) ; il en résulte des récits qui, à la manière d’un fleuve aux nombreux méandres, serpentent paresseusement et s’orientent vers un même but mais en suivant des axes différents comme les bras d’un delta, des récits dont le sens se dissout à mesure qu’ils progressent comme les eaux s’évaporent. Il y a chez Peter Weir du Corot et du Turner. Du Corot, qui, en l’eau, « ne cherche pas seulement la fluidité, la mobilité miroitante; il la porte toujours au point extrême où elle va s’évaporer, où elle devient brume légère, où elle aspire à franchir un degré de plus dans la matérialisation et à se confondre avec l’air ». (René uygue in « Les Puissances de l’image », Flammarion, 1965). Du Turner, chez qui « ce qui restait de fraîcheur courante de ruisselets argentins, d’ondes appelant les baigneuses dans Corot a fait place à une évaporation totale. Il fuit le solide, il cherche refuge dans la brume du nuage, docile à tous les courants de l’atmosphère, scintillant dans ses goutelettes de toutes les diaprures de la lumière. Les forces latentes éparses dans l’?uvre de Corot s’animent ici et parfois se déchaînent, brassant la mer, éveillant les tempêtes et leurs tourbillons. Tout bouge et s’estompe ; les objets solides ont abandonné leur consistance ; il n’y a plus que des mirages et des chatoiements apparus dans des évaporations » (R. Huygue, Opus Cité).
Du fait, tout n’est pas ce qu’il semble être. Le monde dans lequel évoluent les personnages de Peter Weir est mouvant, impalpable, trouble, ambigu et trompeur. C’est un monde hostile, pas toujours menaçant mais tout au moins méfiant, dans lequel les protagonistes, sauf Arthur dans Les Voitures qui ont mangé Paris, échouent volontairement sans avoir conscience de sa vraie nature, et restent enfermés comme pris dans un piège qui s’est refermé sur eux. Il en résulte un fort sentiment de claustrophobie qui se concrétise par la notion de huis-clos à laquelle est soumise la narration, qu’elle le soit en totalité ou presque et qu’accuse la structure cyclique de la plupart des films.
De fait, le héros weirien, qui se débat dans un réseau inextricable de signes, gigantesque toile arachnéenne d’intrigues, un monde labyrinthique, « bourdonne dans le récit comme une mouche dans un bocal » (François Poulle in Jeune cinéma n°153, octobre 1983). Le malaise qu’éprouve celui-ci, consécutivement à cette situation particulière, est accusé du fait qu’il est, à l’exception de John Keating dans Le Cercle?, en territoire étranger et confronté à une culture différente de la sienne, (généralement) hors du temps et (presque toujours) de l’espace : Arthur est un citadin prisonnier d’une petite ville provinciale, perdue et isolée, dont les habitants vivent de la récupération de matériaux originaires de voitures victimes d’accidents dont les conditions ont été créées par eux (Les Voitures qui ont mangé Paris) ; Les jeunes filles et Michael (qui est venu en villégiature d’une autre région, de même qu’Irma, la rescapée, vient d’Angleterre) appartiennent à la bonne société britannique de l’ère victorienne et se perdent sur un mont vieux d’un million d’années, ancien repaire d’aborigènes et de brigands, et, semble t-il, possesseur d’une sagesse millénaire (Pique Nique à Hanging Rock) ; David est un avocat, membre de la bourgeoisie anglo-saxonne et fils de pasteur, qui est chargé d’assurer la défense d’aborigènes auteurs d’un crime (rituel), gardiens et dépositaires de secrets ancestraux (La Dernière vague) ; Archie est un vacher, fils d’éleveur, et Frank un cheminot, tous deux originaires du Sud-Ouest australien qui partent faire un voyage qui les mène à la découverte de l’Orient (Gallipoli) ; Guy est un journaliste ambitieux qui est parvenu à se faire nommer correspondant à Djakarta, pointe extrême de l’Orient et creuset des traditions millénaires hindouistes, boudhistes et musulmanes (L’Année de tous les dangers) ; Book est un policier, citadin, que son enquête mène à une communauté pacifique et rurale, vivant en autarcie et selon un code, réfutant tout modernisme, vieux de quatre siècles (Witness) ; Allie Fox est un américain doué pour le bricolage scientifique qui, écoeuré par la société de consommation, s’installe au coeur de la forêt vierge guatémaltèque pour y recréer un Paradis terrestre (Mosquito Coast); John Keating est un professeur de Lettres gagné aux méthodes pédagogiques modernes qui vient enseigner dans un internat régi par des règles strictes et une tradition séculaire (Le Cercle des poètes disparus) ; Georges Fauré est un compositeur français bohème qui, pour s’installer et travailler aux États-Unis, fait un mariage blanc avec une jeune bourgeoise nex-yorkaise (Green Card). Il se retrouve de fait décalé, excentré, y compris au sein du groupe socio-culturel auquel il appartient, comme Guy qui, dans L’Année de tous les dangers ne parvient jamais à s’intégrer à la communauté occidentale, ni à la corporation des journalistes, comme Keating qui, dans Le Cercle des poètes disparus ne se fond pas dans la confrérie professorale, ou, Book, qui dans Witness, devient la cible de ses collègues. Il est donc logique qu’il soit, comme corps étranger dans l’organisme social, expulsé. Et de fait, le héros weirien quitte toujours le film plus ou moins en catastrophe, « sans gloire ni regret », soit dans la mort absurde et inutile, soit dans l’échappée, plus ou moins honteuse, conséquente d’une fuite en avant ou d’une éviction pure et simple comme s’il ne pouvait s’accomplir, à l’instar des jeunes filles de Pique-Nique à Hanging Rock, que dans l’anéantissement de son image et de son moi, dans son évanouissement, sa dissolution.